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Thomas Cole : « Le cours de l’Empire – la destruction » - 1836
Au cours d'une discussion en interne, le Président Eisenhower, fit remarquer à son personnel, et là je le cite, qu'« Il y a une campagne haineuse à notre encontre au Moyen-Orient, non pas du fait des gouvernements, mais des peuples. » Le Conseil de sécurité nationale a débattu de cette question et déclaré, « Oui, et la raison est que dans cette région, l'opinion est que les États-Unis soutiennent le statu quo des gouvernements qui empêchent la démocratie et le développement, et que nous faisons cela en raison de nos intérêts pour le pétrole du Moyen-Orient. En outre, il est difficile de contrer cette perception car elle est juste. » 1
Tandis que ces 13 dernières années l'Occident menait une guerre contre le terrorisme, les musulmans ordinaires des pays du Moyen-Orient étaient les premiers à subir les effets dévastateurs de celle-ci. La guerre contre le terrorisme a impliqué l'invasion, l'occupation et le bombardement uniquement des nations du Moyen-Orient. Les pays en question - Irak, Afghanistan, Libye, Syrie et Palestine - ne disposaient d'aucune armée permanente importante pour parer une quelconque offensive, et les attaques occidentales étaient, par définition, des attaques contre les civils de ces nations, dont certains prirent les armes dans une tentative futile de résister. Rien qu'en Irak, 2,7 millions de musulmans irakiens, des civils pour la plupart, ont été massacrés par conséquence directe ou indirecte de la « guerre contre le terrorisme ».2

Un trait commun à la plupart des guerres impériales de conquête est que les peuples des nations ou des régions visées sont dépeints comme des sous-humains par la puissance impériale et ses médias. Par le passé, ceci a par ailleurs amené des personnes décentes « sur le sol national » à fermer les yeux sur les morts de civils innocents dans les pays lointains (ou pas si lointains). Par exemple, l'image suivante était une représentation, parmi tant d'autres, du peuple irlandais qui parut dans le populaire Punch magazine durant la colonisation britannique de l'Irlande :
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Le Guy Fawkes fénien - Punch magazine, 1867
À la suite des attentats récents à Paris, le propriétaire du second plus grand conglomérat médiatique au monde, Rupert Murdoch, a exprimé le point de vue qui est apparu dans la plupart des journaux mondiaux (qu'il détient, par coïncidence), lorsqu'il a tweeté :

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« Peut-être que la majorité des Musulmans sont pacifiques, mais tant qu'ils ne reconnaîtront pas et ne détruiront pas leur cancer djihadiste croissant, ils doivent être tenus pour responsables. »
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« Grand danger de djihadistes surgissant de partout, des Philippines à l'Afrique, de l'Europe aux É.-U. Le politiquement correct mène au déni et à l'hypocrisie. »
Les sondages européens réalisés ces dernières années suggèrent qu'une majorité de populations non-musulmanes dans la plupart des nations d'Europe occidentale ont une vision négative des musulmans. Ceci contraste avec un niveau bien plus faible de préjugés envers les Juifs dans ces mêmes pays européens. De manière intéressante, les pays européens dotés des plus grandes populations musulmanes (la France et le R.-U.) avaient les niveaux de sentiment anti-musulman les plus bas - respectivement 27 % et 36 %. Par conséquent, l'explication la plus probable à un préjugé anti-musulman aussi fort dans les pays européens (particulièrement les pays avec de faibles populations musulmanes) est que l'attention négative que les musulmans ont reçu de la part des médias, en conséquence de la « guerre contre le terrorisme », est responsable de l'islamophobie.

Bref, le sentiment anti-musulman ne semble pas refléter objectivement la réalité sur le terrain des relations entre musulmans et non-musulmans en Europe. Mais, comme on l'a remarqué, les musulmans, et les musulmans du Moyen-Orient en particulier, semblent être devenus des cibles indirectes, ou des dommages collatéraux, de la guerre contre le terrorisme. L'augmentation des attaques contre les Musulmans à la suite des attentats parisiens rend ceci évident :
Le retour de bâton contre les Musulmans français commence

Les craintes d'une violente réaction anti-islamique en France augmentent à la suite du massacre de Charlie Hebdo du fait qu'une recrudescence d'attentats contre des mosquées ont été rapportées à travers le pays.

Des coups ont été tirés contre un centre de prière musulman à Digne-les-Bains, en Provence, et contre une mosquée à Soissons.

Jeudi, une bombe artisanale a explosé à l'extérieur d'une mosquée dans le centre de Villefranche-sur-Saône, tandis que vendredi, la tête d'un cochon sauvage a été déposée à l'extérieur d'une salle de prière musulmane en Corse.

Une lettre posée à côté de la tête avertissait que « la prochaine fois, ce sera la tête de l'un des vôtres. »

Des slogans anti-islam ont été gribouillés sur les murs des mosquées dans les villes de Poitiers, Liéven et Béthune, tandis qu'à Bayonne, sur la côte Atlantique, les mots « sales Arabes » et « assassins » ont été tagués sur la façade d'une mosquée.

Un lycéen d'origine nord-africaine a été tabassé par des jeunes proférant des insultes racistes.

À Paris, l'expert en terrorisme Thomas Hegghammer a tweeté que son chauffeur de taxi lui avait dit que des clients refusaient de monter dans sa voiture car il était d'origine arabe.
Un événement catastrophique et catalyseur

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La « guerre contre le terrorisme » fut lancée en conséquence des attentats du 11 septembre, dont les Musulmans furent accusés, malgré des preuves pouvant pointer vers d'autres groupes. Sur la base des documents publiquement disponibles, les attentats du 11 septembre se produisirent dans le contexte d'une politique pré-planifiée du gouvernement des É.-U. pour envahir le Moyen-Orient. Le « choc et l'effroi » du 11 septembre fournit une justification à cette expansion .

Le Project for the New American Century (Projet pour le Nouveau Siècle Américain, PNAC - NdT) était un « think tank » étasunien. « Think tank » est un euphémisme étasunien désignant un groupe de personnes (généralement non-élues) qui définit les objectifs et stratégies de la politique étrangère des É.-U., qui seront ensuite envoyés à l'exécutif et au Congrès pour y être approuvés sans discussion avant d'être appliqués par une ou plusieurs des innombrables agences, aussi bien fédérales que privées. Plusieurs membres du PNAC occupaient également des postes de haut rang au sein de l'administration Bush.

En septembre 2000, le PNAC publia un rapport de 90 pages intitulé, Rebuilding America's Defenses : Strategies, Forces, and Resources For a New Century (Reconstruire les défenses américaines : les stratégies, les forces, et les ressources pour un nouveau siècle - NdT), qui constituait le plan directeur de la politique étrangère des É.-U. dans un avenir proche. En référence au Moyen-Orient, et en citant en particulier l'Irak et l'Iran, ce rapport déclarait :
« Bien que le conflit non-résolu en Irak fournisse la justification immédiate [de la présence militaire des É.-U.], le besoin d'établir des bases opérationnelles avancées dans le Golfe [Persique] dépasse la problématique du régime de Saddam Hussein, » et « Á long terme, l'Iran pourrait tout aussi bien s'avérer être une menace aussi grande pour les intérêts des É.-U. dans le Golfe [Persique] que l'Irak. Même si les relations irano-étasuniennes devraient s'améliorer, conserver des forces avancées dans la région sera toujours un élément essentiel de la stratégie de sécurité des É.-U. étant donné les intérêts étasuniens de longue date dans la région. »
Pour réaliser ce but de maintien de bases militaires étasuniennes au Moyen-Orient, le document souligne la nécessité fondamentale de « transformer l'armée des É.-U., » mais remarque que:
« Une stratégie de transformation qui rechercherait uniquement la capacité d'envoyer des forces depuis les États-Unis, par exemple, et sacrifierait les bases avancées et la présence sur place, serait en conflit avec les buts plus globaux de la politique étasunienne. »
Ainsi, le PNAC parvint à la conclusion que, dans le but de transformer l'armée des É.-U., il fallait :
  • « mener et indiscutablement gagner de multiples guerres d'envergure simultanées » et
  • « remplir les obligations « policières » associées au modelage de l'environnement sécuritaire dans les régions critiques ; »
Donc ces faiseurs de politique avaient un plan plutôt clair : envahir les « régions critiques », c.à.d. le Moyen-Orient, pour « protéger les intérêts des E.-U. » Mais ils reconnaissaient qu'ils avaient besoin d'une excuse plausible pour le faire :
« Le processus de transformation, même s'il amène un changement révolutionnaire, est susceptible d'être long, en l'absence d'un quelconque événement catastrophique et catalyseur - comme un nouveau Pearl Harbor. »
Moins d'un an plus tard, les néocons à Washington avaient leur « nouveau Pearl Harbor » sous la forme des attentats du 11 septembre menés par des « Musulmans du Moyen-Orient », et l'invasion déjà planifiée de l'Afghanistan et de l'Irak « reçut le feu vert ». Les Israéliens, représentés à l'époque comme aujourd'hui, par le Premier ministre Benyamin Netanyahou, semblaient voir le bénéfice pour Israël des attentas du 11 septembre, avec Netanyahou, tel que le relata le New York Times, qui déclara à propos des attentats : « C'est très bien. Eh bien, pas « très bien », mais cela générera une sympathie immédiate. » En 2008, Netanyahou dit à nouveau à un auditoire, cette fois à l'université de Bar Ilan, que les attentats terroristes du 11 septembre 2001 avaient été bénéfiques pour Israël :
« Nous bénéficions d'une chose, et c'est de l'attentat contre les tours jumelles et le Pentagone, et le conflit irako-étasunien, » et cela « a renversé l'opinion publique étasunienne en notre faveur. »
Quand il y a une raison raisonnable de douter de l'identité des responsables d'un « événement catastrophique et catalyseur », est-il raisonnable de tirer la conclusion, du moins provisoire, que ceux qui ont énormément bénéficié de cet événement sont plus susceptibles d'avoir été impliqués dans sa réalisation, plutôt que ceux qui en furent clairement les perdants nets (les Musulmans du Moyen-Orient) en conséquence de cet événement ?

Les agences de renseignement

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Quand les gouvernements des É.-U. et de l'Europe ont désigné les groupes musulmans au Moyen-Orient comme leur ennemi dans la « guerre contre le terrorisme », les agences de renseignement étasuniennes et européennes ont entamé le processus standard de gestion de cette « menace ». Bien entendu, les agences de renseignement israéliennes, ayant vécu avec ce qu'elles appellent le « terrorisme musulman » depuis plusieurs décennies, avaient depuis longtemps entamé ce processus. Les méthodes employées par le renseignement britannique pour régler le problème de l'IRA durant les « Émeutes » en Irlande du Nord illustrent clairement le fonctionnement de ce processus.

Le premier point (et le plus important) est l'infiltration du groupe « terroriste ». Ceci est généralement accompli en capturant et en « retournant » des membres du groupe cible, de manière à ce qu'ils travaillent comme « agents double » pour l'agence de renseignement. C'est un procédé assez simple. Un membre est arrêté et confronté au choix entre un long emprisonnement (ou la torture et la mort), ou travailler pour l'agence de renseignement en tant qu'informateur. Parfois, des menaces envers des membres de la famille et d'autres formes de chantage sont utilisées. Á l'occasion, des membres se rangent d'eux même et proposent de travailler en échange d'argent et d'une immunité contre des poursuites judiciaires et la persécution. Un véritable membre de l'agence de renseignement peut aussi rejoindre le groupe en tant que nouveau membre, puis, avec l'aide de l'agence, gravir les échelons. De cette manière, l'agence commence à prendre le contrôle du groupe « terroriste » et à diriger ses actions. Ces types d'informateurs doivent, bien sûr, paraître authentiques aux yeux des autres membres du groupe, et ils sont encouragés par leurs responsables à perpétrer des assassinats et autres attentats afin de « gagner en crédibilité ». En Irlande du Nord, par exemple, un agent connu du MI5 au sein de l'IRA (du nom de code « Stake-knife ») assassina des douzaines de militaires et de civils britanniques. Dans de nombreux cas, les victimes avaient été choisies, et leurs assassinats facilités, directement par le MI5.3

Le but supposé de ces tactiques est en définitive de mettre en échec et neutraliser « l'organisation terroriste ». Cependant, lorsqu'on transpose ces méthodes connues à l'activité des agences de renseignement d'Israël, des É.-U., et de la France au Moyen-Orient, on rencontre un problème évident. On doit se rappeler que le vaste programme des gouvernements occidentaux n'est pas de simplement de « vaincre les groupes terroristes musulmans » au Moyen-Orient, mais de détruire toute résistance arabo-musulmane populaire envers le contrôle occidental continu sur les ressources des pays du Moyen-Orient (et protéger l'état d'Israël, bien sûr). Dans ce contexte, il est peut être possible que l'existence d'une menace terroriste musulmane soit un outil utile pour exercer ce contrôle continu, et empêcher l'émergence d'un statu quo plus équitable, un statu quo dans lequel les gouvernements occidentaux ne se taillent plus la part du lion des richesses des nations du Moyen-Orient.

Rien qu'un petit exemple, parmi tant d'autres, qui illustre ce procédé de gestion des terroristes musulmans par les agences de renseignement occidentales : on nous dit que le mentor des deux frères qui auraient attaqué les bureaux de Charlie Hebdo est Djamel Beghal, et que le propre mentor de Beghal est Abu Hamza. Abu Hamza est un agent du MI5, et il l'est depuis la fin des années 1990. (Deux jours après l'attentat de Paris, Hamza a été commodément condamné à la prison à vie aux É.-U.).

Ne pensez pas, contentez-vous de réagir

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Le sénateur U.S. John McCain rencontre des « rebelles musulmans modérés » en Syrie
Aujourd'hui (et par le passé), le but des impérialistes occidentaux est de sécuriser l'accès à autant de ressources mondiales que possible. Le Moyen-Orient est central pour cet objectif en raison de ses ressources abondantes et de sa localisation très stratégique - à la croisée des chemins entre l'Europe et l'Asie, un point qui, historiquement, a été vital pour les puissances occidentales qui cherchaient à contrôler toute l'Eurasie, avec en exergue le fait de « contenir la Russie ».

Nous faisons donc face à une situation où, ayant pris le contrôle des « groupes terroristes musulmans » du Moyen-Orient grâce à l'infiltration, la fusion et la réalisation d'attaques terroristes par leurs agents, les agences de renseignement occidentales se retrouvent aujourd'hui largement aux commandes de l'ennemi qu'elles avaient la charge de détruire. Cependant, étant donné le but global de « conserver des forces avancées dans la région » en réprimant la résistance arabe locale envers leur présence, quelle est la probabilité qu'ils choisiraient d'abandonner ce qui équivaut au contrôle de l'expression de la résistance arabe militante contre l'ingérence occidentale lucrative dans les affaires arabes ?

Comme on l'a déjà dit, il est vital de disposer d'un ennemi endurant pour justifier l'expansion impériale continue. Il est tout aussi important, pour assurer la réussite de la conquête impériale (dans son incarnation post-moderne), de contrôler cet ennemi pour réduire pratiquement à néant les risques d'échec. Comme l'exposait le rapport du PNAC en 2000, le but du gouvernement était de voir l'armée des É.-U. « mener et indiscutablement gagner de multiples guerres d'envergure simultanées [au Moyen-Orient] ». La logique et la connaissance de la méthodologie historique des empires occidentaux nous mènent par conséquent à la conclusion inévitable que le « terrorisme musulman » moderne est très probablement un outil des agences de renseignement occidentales, où il joue le rôle d'ennemi du Moyen-Orient contre lequel l'Occident « se bat » pour conserver l'hégémonie sur le Moyen-Orient riche en ressources, et ainsi, l'Eurasie.

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La couverture du Time Magazine du 15 janvier 1979. Plus ça change, plus c'est la même chose...
J'ai également indiqué que cette manipulation de la perception du public « sur le sol national » est un souci majeur pour les puissances impérialistes occidentales. Il est important de rappeler régulièrement au public la « menace terroriste », si l'on veut qu'il consente à une politique impériale qu'il aurait sinon rejetée. Dans le contexte de l'expansion impériale, le sentiment d'humanité commune que partagent les humains normaux est une entrave aux desseins impériaux qui, par nécessité, impliquent la mort d'un parfois grand nombre de civils. Par conséquent, ce sentiment d'humanité commune doit être sapé en diabolisant le groupe cible.

À cet égard, cependant, la propagande d'état a ses limites, et des attentats périodiques traumatisants de « l'ennemi » contre des citoyens occidentaux sont nécessaires pour faire passer le message et détourner l'analyse calme, critique, du contexte, en faveur de réactions émotionnelles à chaud comme l'indignation, la colère et la revanche. Considérez que si un gouvernement devait inciter publiquement sa population à « ne pas penser », « être effrayée », « seulement réagir », il serait vivement condamné. Pourtant, ces réactions précises sont soutirées au public au moyen d'attentats meurtriers à son encontre.

À un certain moment, vous vous êtes peut-être demandé où est la logique d'un groupe terroriste musulman réalisant des attentats contre les populations occidentales qui servent soi-disant à « protéger les Musulmans », quand bien même de tels attentats provoqueront à l'évidence un retour de bâton contre les Musulmans. Pourquoi tout « défenseur de l'Islam » choisirait de fournir une preuve aussi indiscutable à ceux qui, subtilement (ou pas si subtilement), accusent les Musulmans d'être des tueurs nihilistes qu'ils sont, en fait, des tueurs nihilistes ?

C'est une question sérieuse. La réponse - du moins, la réponse fournie par les grands médias - d'un autre côté, n'est pas si sérieuse. La vérité à propos du « terrorisme musulman » d'après les médias occidentaux, est que provoquer la marginalisation et l'oppression des Musulmans en Europe de la part de l'état et du peuple, et le bombardement par l'armée occidentale des pays musulmans au Moyen-Orient, est précisément le but des terroristes car cela engendrera plus de djihadistes pour la cause.

Pour une explication plausible, cette réponse a cependant ses défauts. Lorsqu'on entend parler les politiciens européens d'une « guerre de civilisations », il difficile de ne pas voir la convergence des projets des « dirigeants djihadistes » d'un côté, et des politiciens occidentaux de l'autre. Étranges compères en effet.

1 Interview de Noam Chomsky sur Canadian Broadcasting Corporation lors de l'émission Hot Type avec Evan Solomon, le 16 avril 2002,
2 Voir : justforeignpolicy.org/iraq
3 Stakeknife: Britain's Secret Agents in Ireland de Martin Ingram et Greg Harkin