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Au nom de la lutte antiterroriste, le gouvernement canadien de Stephen Harper utilise depuis des années l'appareil policier pour museler le mouvement écologiste. Il tente en ce moment de faire passer un projet de loi, dit C-51, visant notamment les écologistes qui critiquent l'industrie pétrolière. La méthode inspire discrètement les gouvernements européens.

Les écologistes en bonnets qui tendent des banderoles pour protester contre des oléoducs pourraient bientôt rejoindre les groupes terroristes assassins dans le radar des agences de renseignements canadiennes. Sous l'appellation de Loi C-51, un nouveau texte présenté par le Premier ministre Stephen Harper étend les pouvoirs des organisations de sécurité du pays en matière d'information, notamment à tout ceux qui entraveraient "le fonctionnement d'infrastructures essentielles".

Face à cette définition floue des menaces qui feront désormais l'objet de surveillance, les mouvements environnementalistes craignent de devenir des cibles de la police en raison de leur opposition à l'industrie pétrolière. Une crainte justifiée à la lecture d'un mémo de la Gendarmerie royale détaillant, sur 44 pages, comment le "mouvement anti-pétrole canadien" serait un foyer de violence et de troubles.

L'assimilation des mouvements écologistes aux mouvements terroristes est une tendance continue dans un Canada qui est à l'origine, avec les sables bitumineux de l'Alberta, d'une des pires catastrophes environnementales de la planète. Car depuis plusieurs années, le gouvernement d'Ottawa cherche à réprimer les opposants à ses projets industriels par tous les moyens disponibles.
"Nous, on a choisi des manières pacifiques de contester. Ce n'est pas parce qu'on s'assoit au milieu du chemin pour bloquer un camion qu'on est des criminels. Il faut faire la différence entre un terroriste qui va faire sauter un puits et quelqu'un qui s'asseoit pour défendre ses droits."
Ainsi se justifiait avec son accent du nord de Québec, Serge Fortier du Regroupement inter-régional sur le gaz de schiste de la Vallée du Saint-Laurent. En 2013, ce militant associatif a découvert qu'il avait été mis sur écoute par les services de renseignement de son pays pour avoir manifesté contre l'exploitation de ces hydrocarbures dans sa région.

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Aucun attentat n'a justifié une telle radicalisation de la surveillance des groupes environnementalistes canadiens. Tout part d'un projet économique érigé en dogme politique par le gouvernement libéral de Stephen Harper. Même si, indirectement, Serge Fortier a été la victime d'un arsenal anti-terroriste laissé à l'abandon au lendemain du 11 septembre 2001.

Étape 1 : requalifier l'ennemi

L'évolution de la définition du terrorisme qui mènera à espionner des militants anti-gaz de schiste débute au lendemain des attentats du World Trade Center. Une remise en cause s'opère alors dans les structures de surveillance nationales, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni mais aussi au Canada : comment avons-nous pu laisser passer ça ? Une doctrine émerge alors autour de la "fusion" des responsabilités des différentes agences et de l'élargissement de leurs prérogatives.

Deux événements d'ampleur mondiale se déroulant au Canada en 2010 vont servir de laboratoires à cette nouvelle politique sécuritaire : le sommet du G20 à Toronto et les Jeux Olympiques de Vancouver. En vue de ces deux rassemblements pouvant constituer des "cibles" aussi bien pour des menaces intérieures qu'extérieures, une nouvelle structure est créée : l'Unité de sécurité intégrée (ISU) de Vancouver, disposant des services de 15 500 policiers de 120 agences de sécurité gouvernementales.

Sur le modèle des "fusions centers" américains, cette "super-administration" dispose d'un accès étendu à toutes les données des forces de police. Cette extension tentaculaire va l'amener à inclure dans son "schéma de menace" des organisations sans grand rapport avec le terrorisme.

"Extrêmistes à motivation multiple"

Focalisé au départ sur al-Qaeda, l'ISU va progressivement surveiller toutes les organisations exprimant une opposition politique aux Jeux olympiques : écologistes préoccupés par la destruction d'espaces naturels pour les installations, syndicalistes protestant contre les conditions de travail, Indiens de Colombie britannique dont les terres furent rognées par les sites... Les chercheurs Kevin Walby et Jeffrey Monagham, qui ont étudié des rapports des services de renseignements rendus publics via la loi de libre accès à l'information, décrivent cette dérive :
"Alors que les Jeux de Vancouver approchaient, l'ISU a réalisé que l'opposition intérieure était la source de trouble la plus probable et a mis en place une série d'opérations d'étouffement des mouvements anti-Jeux. [...] Par exemple, des officiers de l'ISU ont donné de nombreux coups de fil au domicile d'activistes ou critiques avant les JO. Entre le 3 et le 5 juin 2009, environ 15 activistes anti-Jeux ont été visité par huit agents de l'ISU. L'ISU disposait également d'agents infiltrés qui ont passé plusieurs années au sein des groupes de Colombie Britannique et d'Ontario."
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Pour qualifier ces nouvelles cibles, l'ISU et les agences gouvernementales ne disposaient pas d'outils "théoriques". Il leur fallu donc inventer un terme assez large et imprécis pour rassembler sous une même bannière préoccupations environnementale, sociale et indiennes. Le vocable forgé au début des années 2000 par ces organisations fut "multi issue extremists", soit "extrêmistes à motivation multiple".

Entre mai 2005 et janvier 2010, Walby et Monagham prennent connaissance de 25 rapports de renseignement mentionnant ce terme tandis qu'Al-Qaeda et les organisations terroristes reconnues en disparaissent progressivement. Plus préoccupant, cette terminologie finit de lever les barrières entre terroriste, extrêmiste et activiste pour les tisser en une matrice de menaces indéfinies, comme nous l'expliquait Kevin Walby :
"Au départ, le terme MIE avait été fabriqué pour les JO mais il leur a survécu et a muté en un terme "attrape-tout", qui recouvre désormais les activistes natifs de "Iddle no more" comme les activistes anti-pipelines."
Le mode d'action violent n'étant plus le critère pour juger des terroristes et des non-terroristes, la surveillance peut cibler n'importe quel opposant. Non content de redéfinir les personnes, les services de sécurité canadiens vont jusqu'à redéfinir les actes de terrorisme. Selon d'autres documents du CSIS (les services de renseignement canadiens), le blocage de route ou de l'accès à des immeubles apparaît désormais comme "des formes d'attaque" aux yeux des forces de l'ordre.

Etape 2 : frapper au porte-feuille

Le deuxième volet de cette criminalisation des écologistes n'est pas le fruit d'un projet sécuritaire mais économique : celui du gouvernement libéral de Stephen Harper. Ancien démocrate, le Premier ministre fédéral arrivé au pouvoir en 2006 est originaire de la province pétrolière de l'Alberta et, à ce titre, au coeur de la pétrodémocratie canadienne et de ses enjeux.

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© Remy Steinegger/CCStephen Harper
Décidé depuis le début de son premier mandat à tout faire pour développer l'industrie des sables bitumineux (sorte de pétrole lourd non mature à l'extraction ultra polluante), Harper a sorti son arme fatale avec son deuxième mandat en proposant une grande loi générale "pour l'emploi, la croissance et la prospérité durable". Nommé "loi C-38", ce texte proposé en mars 2012 fut bien vite surnommé "loi Omnibus" car elle emportait tout sur son passage. De nombreuses dispositions dont chacune mériterait une loi, mais entassés dans un texte fourre-tout pour éviter les débats au Parlement - une méthode qu'a reprise en France la loi Macron.

Législation sur la pêche, l'énergie, les voies navigables, les parcs naturels, les espèces protégées... l'intégralité de la législation environnementale fut révisée au nom de la priorité donnée au développement de l'économie. A commencer par l'économie minière : au nom du développement des ressources, les procédures d'attribution de permis se voient allégées, le budget des agences de contrôle environnemental réduits, les consultations des ONG limitées et le pouvoir donné au ministre d'annuler toute recommandation.

Elle menace enfin le fonctionnement même des contre-pouvoirs démocratiques. En plus de limiter les dépenses des organisations caritatives en recours devant la justice à 10 % de leur budget, la loi C-38 renforce les pouvoirs du fisc. Interrogé à l'époque, le Canada Revenue Service nous avait répondu :
"Ces nouvelles mesures ont pour but d'aider les organisations à but caritatif à mieux comprendre les règles liées aux activités politiques, afin qu'elles utilisent leurs ressources de manière appropriée. [...] Le C-38 [propose] d'améliorer la transparence en exigeant des organisations à but caritatif qu'elles fournissent plus d'informations sur leurs activités politiques, notamment la proportion dans laquelle ces dernières sont subventionnées par des sources étrangères."
En réalité, la loi permet de retirer l'agrément fiscal des ONG écolos qui se montreraient trop critiques envers le gouvernement. Une menace mise à exécution avec l'ONG Physician for global survival réunissant des médecins anti-nucléaire. Une démonstration qui a forcé David Suzuki - l'équivalent au Canada de Nicolas Hulot en France - à se retirer de la présidence de sa propre fondation de peur de la priver de ses subsides.

Etape 3 : jouer la carte du "soutien étranger"

A l'origine de ces mesures, le gouvernement Harper n'a pas caché ses intentions. Au contraire : envoyés sur toutes les chaînes, les ministres ont justifié de ces mesures par des prétendus "soutiens étrangers". En première ligne, le ministre de l'Environnement Peter Kent allait même plus loin sur CBC en mai 2012 :
"En substance, ce que fait notre gouvernement à travers le comité des finances est d'enquêter sur des rumeurs de transferts irréguliers de fonds offshore - du blanchiment, si vous préférez, le mot est approprié - au travers des organisations canadiennes qui ont un statut caritatif pour être utilisés de manière inappropriée au regard de ce statut."
L'ennemi intérieur était ainsi progressivement remplacé par l'idée que les organisations opposées au projet économique du gouvernement fédéral étaient en fait "à la solde de l'étranger". De quoi justifier la fouille des comptes des ONG et les sanctions qui s'ensuivent.

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© Fight or flight tour Idle no more
La thèse est même entretenue par des groupes liés au parti conservateur canadien. Le lobby Ethical Oil, proche de l'industrie des sables bitumineux comme du gouvernement Harper, a ainsi lancé début 2012 une campagne pointant des dons de "milliardaires étrangers" aux ONG s'opposant aux projets de pipeline visant à "saboter l'intérêt national canadien". Coïncidence troublante, la campagne fut lancée quelques semaines avant le début des consultations publiques sur le projet d'oléoduc géant Northern Gateway de la société Enbridge.

Ne se nourrissant que de mots, le gouvernement canadien a étendu son arsenal sécuritaire jusqu'à pouvoir surveiller n'importe quel citoyen s'opposant à ses projets. Vidant de leur substance les termes de menace, terroriste ou attaque, la gendarmerie et les services de renseignement en viennent à espionner n'importe quoi, comme nous le rapportait Jeffrey Monagham :
"En février 2013 s'est tenu à Port Rupert, en Colombie Britannique, un championnat de basketball entre des équipes issues de plusieurs tribus indiennes de l'État : le All Native Tournament Championship. Or, Port Rupert est l'aboutissement de gazoduc vers les ports d'exportation du Pacifique et donc l'Asie. Le calcul des autorités a été simple : des Indiens près d'un pipeline, c'est louche. Malgré l'absurdité de la recommandation, le responsable de la sécurité de l'Office national de sécurité à l'énergie a demandé de maintenir la surveillance et l'évaluation de la menace. La menace consistant en un car d'ados venus jouer au basket."