Le plus insupportable pour Ali Benamara, 38 ans, n'est pas tant d'être assigné à résidence dans sa commune de Montauban jusqu'au 12 décembre - lendemain de la fin de la conférence sur le climat (COP21) qui se tient à Paris -, que d'être condamné à se demander une seule chose: pourquoi? Car jamais il n'a pu prendre connaissance de l'arrêté émis par le ministre de l'intérieur.

Alors, pourquoi? Est-ce pour son militantisme au sein de la Confédération nationale du travail (CNT), un syndicat d'inspiration anarchiste? Il ne s'en est jamais caché et il n'y a rien d'illégal là-dedans à ce qu'il sache. Est-ce parce qu'il a été condamné pour des violences commises lors d'une manifestation interdite à Toulouse, en novembre 2014, après la mort de Rémi Fraisse? Il avait alors jeté trois pierres sur les forces de l'ordre. Mais il a déjà été jugé et a "payé": "J'ai porté mon bracelet électronique du 29 juin au 3 novembre dernier et tout s'est bien passé", assure-t-il. Ali Benamara tentait depuis de retrouver une vie "normale", en travaillant comme agent d'entretien pour une société de nettoyage la semaine, en voyant ses amis le week-end. Et en se tenant loin des militants les plus agités lors des manifestations.

La normalité aura été de courte durée. Dans la nuit de vendredi 27 à samedi 28 novembre, à 3 h 30, trois policiers sont venus toquer à sa porte pour lui demander de les suivre au commissariat de Montauban, où lui serait remis un procès-verbal. Ali Benamara s'est habillé à la hâte et a suivi les fonctionnaires, sans bien savoir pourquoi. "Dans la fourgonnette je flippais. Je leur ai demandé de m'expliquer. Ils ont dit qu'ils ne pouvaient rien me dire mais que je serais sûrement sorti dans les 10 minutes." Il tient à souligner que les trois policiers ont été courtois et calmes et ne l'ont pas menotté - contrairement à plusieurs cas que nous avons déjà évoqué sur ce blog. "Il n'y a pas eu de perquisition, ils ne sont même pas rentrés dans l'appartement."

"Rien, aucune explication ne m'a été donnée"


Dans le bureau du brigadier, Ali Benamara s'est vu notifier une assignation à résidence durant toute la durée de la COP21, à la suite d'un arrêté du ministère de l'intérieur émis le 25 novembre, comme plus d'une vingtaine de personnes en France. Ali, pourtant, n'avait aucunement l'intention de se rendre sur Paris pour cet évènement, ce qu'il a déclaré au policier. "Et quand bien même j'en aurais eu envie, je n'aurais pas pu me le permettre, tant financièrement que professionnellement", ajoute-t-il aujourd'hui. Ali a cherché à connaître les raisons exactes ayant conduit à son assignation, en vain. Il n'en saurait pas plus. Pas d'évocation de son délit passé, ni de son engagement syndical... "Rien, aucune explication ne m'a été donnée", assure-t-il, le ton las. Rien, donc, pour justifier qu'il existe "des raisons sérieuses de penser que le comportement" d'Ali Benamara "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics" - selon les termes de la loi du 20 novembre sur l'état d'urgence.

Ali Benamara est ressorti du commissariat vers 4 h 30, avec pour seul justificatif un exemplaire du procès-verbal valant arrêté. Contrairement aux autres cas d'assignations à résidence dans le cadre de la COP21 dont Le Monde a eu connaissance, Ali n'a pas pu consulter directement le texte de l'arrêté émis par le ministère de l'intérieur. Sur l'exemplaire de son PV, Ali a lu et relu les six articles énumérant les mesures qu'il doit respecter. Mais il n'a jamais trouvé les motifs de son assignation - ils n'y figurent pas.

"Ils pensaient que les assignations ne visaient que les islamistes radicalisés"

Assigné à résidence, Ali est donc aussi condamné à se poser des questions. Jours et nuits. "On en vient à refaire le film de tout ce qu'on a pu faire ou dire. Je suis dans le flou complet, ça me rend fou." Est-ce ses posts Facebook engagés qui ont été remarqués? Ou bien ses quelques passages sur la ZAD de Sivens? Il en vient même à se dire que son nom à consonance arabe, n'a "pas dû arranger [s]on cas". Maintenant ses amis le charrient en le traitant de terroriste. "Jusque-là, ils pensaient que les assignations ne visaient que les islamistes radicalisés. Avec moi, ils ont découvert que ça pouvait aussi viser le militantisme", raconte-t-il. Lui pensait qu'il fallait "quelque chose de vraiment solide" pour assigner quelqu'un à résidence.


A la préfecture de Montauban où Ali s'est rendu dès le lundi suivant sa notification, on lui a signifié, affirme-t-il, qu'on ne pouvait rien pour lui "parce que ça venait d'en haut, du ministère de l'intérieur". Contactée par Le Monde, la préfecture n'a pas souhaité communiquer sur le sujet. Seule option restante pour Ali, comme pour la plupart des assignés à résidence : prendre un avocat et déposer un recours devant le tribunal administratif de Toulouse. Sans trop d'illusions : "Quand je vois que celui de Rennes a rejeté les requêtes [en référé-liberté] des militants écologistes assignés à résidence, j'ai peu d'espoir". Ces derniers ont saisi le Conseil d'Etat des ordonnances du juge des référés. L'audience est prévu le 11 décembre, soit la veille de la fin de leur assignation.

Pire que le bracelet électronique

Pour Ali comme pour d'autres assignés à résidence, la mesure ressemble à une peine : "Avoir ses journées découpées par le pointage trois fois par jour à horaires fixes, ne pas pouvoir sortir de chez soit passé 20 heures et ne pas pouvoir quitter sa commune c'est encore plus contraignant que de porter un bracelet électronique." Il a préféré dire à son entreprise qu'il ne pourrait pas reprendre le travail avant le 12, car impossible d'assurer les déplacements à l'extérieur de Montauban. "Ca va parce que je ne suis pas salarié, sinon je risquais la porte. Mais, en attendant, je ne suis pas payé", grince-t-il. Encore heureux, le commissariat n'est qu'à dix minutes à pied de son domicile. Pas comme cet assigné à résidence ariégeois, qui, dans une lettre ouverte publiée notamment sur le site de l'hebdomadaire Politis, souligne, non sans ironie, le lourd bilan carbone de cette mesure qui l'oblige à aller pointer trois fois par jour à la gendarmerie distante de 18 kilomètres de son domicile : soit 1728 km.

Même si Ali sait qu'il n'a presque aucune chance que son arrêté soit annulé d'ici au 12, dans moins d'une semaine, il assure qu'il poursuivra sa bataille une fois la mesure terminée. "Je veux des explications. Je ferai tout pour comprendre." Il a contacté la Ligue des droits de l'homme et a créé un groupe Facebook où il espère fédérer quelques assignés. "Avec cet état d'urgence on commence à frôler l'état totalitaire. On serait plus forts en se regroupant, avec plusieurs avocats, pour dénoncer ces dérives et ces abus", estime-t-il.