Une production industrielle qui repart de l'avant.
Le premier point qu'il faut aujourd'hui relever est que l'on assiste, depuis le début du mois de février, à une reprise de la production industrielle. Ce point est d'autant plus important - et pour certains surprenant - que l'une des idées préconçues à propos de la Russie consiste à penser que le pays se désindustrialiserait sous l'influence d'un « syndrome hollandais » lié aux exportations de matières premières. Or, l'industrie manufacturière russe se développe et elle est compétitive. On le constate dans l'automobile mais aussi au-delà dans l'aéronautique et la spatial. Il est clair qu'il y a il y a un fort potentiel. Les constructeurs installés en Russie, comme Toyota ou Renault Nissan, soulignent que d'ici 5 à 6 ans la production automobile russe devrait atteindre 2,5 à 3,5 millions de voitures par an contre 1,7 million aujourd'hui. Cette reprise vient après quasiment un an de stagnation. La concomitance de ce phénomène avec la situation actuelle doit donc être expliquée.
La Russie a bien connue, après la reprise consécutive à la sortie de crise en 2010 une stagnation de la production industrielle, et en particulier de la production manufacturière, à partir de la fin de 2012. C'est cette stagnation qui a engendrée la forte baisse de la croissance que l'on a enregistrée en 2013. La sortie aujourd'hui de cette période de stagnation peut s'expliquer par plusieurs phénomènes :
- (1) La dépréciation du rouble enregistrée depuis le début de l'année 2014, et consécutive à la nouvelle stratégie de la Banque Centrale a redonné de la compétitivité à l'industrie manufacturière.
- (2) L'arrêt de la production industrielle dans une bonne partie de l'Ukraine à la suite des événements politiques dans ce pays peut aussi expliquer le surcroît de production en Russie, dans la mesure ou sur un certain nombre de produits l'Ukraine et la Russie sont en concurrence.
- (3) Le redémarrage de la production de l'industrie manufacturière s'explique aussi par la nécessité pour les ménages et pour des acteurs de l'économie de recommencer à consommer et à investir. Le revenu réel moyen a augmenté d'environ 1,8% et le revenu médian autour de 3,5%
Mais l'investissement continue à stagner.
Par contre, l'investissement, calculé comme croissance du capital fixe, et donc à l'exclusion de l'investissement purement financier, continue pour sa part à stagner.
Ici encore, on constate une stagnation de l'investissement (à prix constant) à partir de l'automne 2012. Les raisons en sont multiples :
- (1) Il y a tout d'abord l'accomplissement du plan d'investissements publics lié aux « grands travaux », eux-mêmes liés aux Jeux Olympiques de Sotchi.
- (2) I y a eu ensuite la volonté du gouvernement d'équilibrer le budget sans sacrifier les dépenses sociales. L'effort d'ajustement budgétaire s'est donc réalisé essentiellement sur les investissements publics.
De ce point de vue, il est patent que cette situation ne pourra pas durer. Le gouvernement devra relancer les investissements publics, dont l'effet d'entraînement sur les investissements privés est très important. Or, va se poser la question de l'équilibre budgétaire. C'est ici que vient s'inscrire la dépréciation importante du rouble depuis le début du mois de janvier.
Chaque dépréciation de l'ordre d'un rouble par rapport au cours du Dollar dégage des revenus supplémentaires pour l'état de l'ordre de 200 à 300 millions de roubles d'après les calculs des économistes russes. On voit donc que la dépréciation du rouble, loin d'être une catastrophe, s'avère relativement intéressante qu'il s'agisse pour la compétitivité de l'industrie manufacturière ou pour l'équilibre des finances publiques.
Les mouvements de capitaux et la croissance.
C'est dans ce contexte qu'il convient de regarder les mouvements de capitaux qui se sont produits à la suite de la crise politique engendrée par les événements d'Ukraine. Les sorties de capitaux, mesurées par la balance des paiements, peuvent avoir de nombreuses raisons :
- Ils peuvent résulter de l'achat d'entreprises étrangères par des entreprises russes.
- Ils peuvent provenir du remboursement d'emprunts contractés à l'étranger par des entreprises russes.
- Ils peuvent, enfin, traduire la méfiance des non-résidents qui ont placé leur argent à la Bourse de Moscou et qui décident de le rapatrier.
De ce point de vue, les Investissements Directs Etrangers dans le domaine productif ont un impact bien plus important sur la croissance, à la fois directement et indirectement car ils sont un des moteurs de la modernisation de l'industrie russe. Il est clair qu'avec un Rouble moins cher, que cela soit par rapport au Dollar ou par rapport à l'Euro, les opportunités d'investissement direct pour des non-résidents deviendront plus importantes. L'inconnue ici réside dans de possibles sanctions affectant les circuits financiers internationaux. C'est là que se situe la véritable interrogation pour l'avenir de la croissance en Russie à moyen terme.
Quel modèle de développement pour la Russie ?
Le pays, c'est certain, a toujours un énorme besoin de rattrapage par rapport aux grands pays développés. Il paye toujours au prix fort la décennie perdue lors de la transition, de 1991 à 1998, quand l'économie fut littéralement pillée. Le pays est donc toujours une économie en développement et en reconstruction. A t-il trouvé un point d'équilibre entre industrie extractive et industrie manufacturière dans son modèle de développement ? La question reste posée. Sur les 150 dernières années, la Russie a toujours été à la fois exportatrice de matières premières, comme le beurre, le lait, ou le blé avant 1914, et a développé une industrie moderne. On oublie trop souvent que l'équivalent du PIB de l'empire russe en 1914 était égal à celui de la France[1], une situation qu'elle a retrouvée aujourd'hui. Les exportations concernent désormais les hydrocarbures, le bois, et les métaux. Dans le même temps la Russie développe, avec l'aide d'industriels étrangers, une industrie extrêmement dynamique pour servir essentiellement son marché intérieur. Il y a donc de ce point de vue une grande similitude entre le modèle de développement d'avant la première guerre mondiale et celui mis en place dès 2004-2005 à la suite du rétablissement post crise financière de 1998. Mais, ce modèle n'est pas équilibré. En 1914, cela se traduisait par des tensions sociales très fortes dans les campagnes, et au sein de la bourgeoisie par un affrontement sans merci entre le grand capital lié aux entreprises étrangères et appuyé sur l'appareil d'état, et une bourgeoisie que l'on peut qualifier de « nationale », dominant le secteur des PME-PMI.
L'opposition entre ces deux groupes tourna au conflit ouvert dans les années qui précédèrent immédiatement le premier conflit mondial, à tel point que l'on peut pratiquement parler d'une insurrection larvée d'une partie de la bourgeoisie russe contre le système politico-économique du tsarisme. Ceci traduit un second déséquilibre, le fait que la croissance économique n'arrive pas à trouver des facteurs endogènes d'alimentation. Pour spectaculaire qu'ait été la croissance de 1885 à 1905, elle n'a pas induit un processus où l'enrichissement de certains groupes sociaux permettrait de fournir à l'économie son propre aliment. Ainsi, après la dépression entamée en 1903 et prolongée par la guerre de 1904-1905, la reprise de la croissance est très largement tirée par les commandes de matériel issues du budget militaire[2], ce qui conduit à relativiser les thèses sur le développement autonome du capitalisme en Russie[3]. À l'exception de la pression fiscale, les relations monétaires et marchandes mordent peu sur le monde rural[4]. C'est une différence notable avec le schéma de développement de l'Europe occidentale au XIXème siècle. Le monde rural reste assez largement à l'écart d'une croissance portée soit par l'exportation (pour les matières premières) soit par les dépenses publiques. La domination du système monétaire sous contrôle des autorités centrales, et plus largement la persistance d'une division en deux systèmes monétaires et financiers, renvoient à cette fragmentation des logiques économiques et aux oppositions sociales et politiques qu'elles sous-tendent.
De ce point de vue, il est patent que depuis 2000, une bonne partie de la croissance russe a été alimentée par la croissance de demande intérieure russe. Mais, tant dans la structure de l'industrie que dans celle de la finance, on retrouve ce déséquilibre entre un capital oligarchique, lié largement à l'étranger et le sous-développement d'un capital national. De ce point de vue, la récente dépréciation du rouble depuis le début de l'année 2014 constitue en réalité une excellente nouvelle. Mais, cette dépréciation ne suffira pas. Le besoin du pays en technologie et en organisation reste important, et ceci en dépit des gains de productivité du travail considérable qui ont été fait depuis 2004. Autant certaines entreprises se sont modernisées beaucoup d'autres restent dans des formes d'organisations industrielles, certes privées, mais qui datent des années 1960 ou 1970.
Aujourd'hui, la Russie souffre de deux problèmes. Tout d'abord, l'investissement en capital fixe, qui représente près de 20% du PIB, soit un chiffre supérieur à la moyenne européenne, est insuffisant par rapport aux besoins du pays et surtout compte tenu de la destruction de capital fixe des années 1990. La politique d'équilibre des dépenses budgétaires, que l'on peut comprendre par ailleurs, pèse comme on l'a vu sur l'investissement. Mais surtout, l'investissement reste très dépendant de la dépense publique et des « grands projets ». Dans les représentations de l'élite russe on continue à opposer investissements publics et investissements privés. Il y a en réalité synergie. Ici encore, la dépréciation du rouble va probablement aider le gouvernement. Mais il faudrait faire plus et le faire autrement. C'est ici que se situe le principal défi de la Russie et, paradoxalement, tout le discours assez primaire sur les « sanctions » économiques pourrait conduire à une prise de conscience sur la nécessité de trouver un modèle de développement et d'innovation qui soit réellement centré sur les besoins du pays.
Notes :
[1] Voir, P.R. Gregory, Russian National Income 1885-1913, Cambridge University Press, Cambridge, 1982.
[2] Voir K.F. Chatsillo, "O disproportsij v razvitij vooruzhennyh sil Rossii nakanunie pervoij mitovoj vojny (1906-1914), in Istoritcheskie Zapiski, vol. 83, 1969, pp. 123-136.
[3] R. Portal, "The industrialization of Russia" in J. Habakkuk et M. Postan (edits.), The Cambridge Economic History of Europe, vol. VI, part. II, Cambridge University Press, Cambridge, 1966.
[4] D. Atkinson, The end of the Russian land commune : 1905-1930, Stanford University Press, Stanford, 1983.
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