statue de la liberté
Caricature de la Statue de la Liberté, à New York, dans un état désespéré
Oui, en effet, nous aimions l'Amérique. Je me rappelle très bien que nous aimions l'Amérique. Quand, au début des années 1990, nous sommes entrés dans la vie adulte, la plupart de mes amis du même âge, nous ne nous posions même pas la question de savoir quelle attitude adopter envers la civilisation occidentale. Nous l'acceptions bien. Mais comment voulez-vous que nous nous comportions désormais ?

À la différence de nos grands-pères et même de nos pères, nous n'avons pas considéré le plus grand accident géopolitique du XXe siècle [la fin de l'URSS, NdT] comme si c'était un accident. Pour nous, c'était le début d'une nouvelle et grande voie. Enfin, nous sortions de notre coquille soviétique, pour aller vers le grand monde, le monde fort et vrai. Enfin nous allions apaiser notre faim sensorielle. Nous pensions que si nous n'étions peut-être pas nés à l'endroit le plus juste, au moins nous étions nés au moment le plus juste. Aujourd'hui, il devient difficile de croire à cela. À l'époque, même l'Église, libérée de la surveillance communiste, était perçue dans la même lignée sémantique de la fête des valeurs occidentales. La célébration du 1000ème anniversaire du Baptême de la Russie et le premier concert des Scorpions [1] avec leur Wind of Change, étaient pour nous des événements d'une même nature.

La guerre en Irak, et même celle en Yougoslavie, sont passées quelque peu inaperçues. Et l'affaire n'est même pas que nous étions encore trop jeunes et insouciants. Moi, par exemple, je faisais alors un stage au journal Komsomolskaya Pravda, et en outre dans le service international. J'étais devant la bande anglophone de Reuters, laquelle papillotait des Izetbegovic, Mladic et Karadzic, mais je n'accordais pas de signification sérieuse à tous ces événements. Ça se déroulait quelque part, dans des lieux éloignés, et pas dans notre région. Et certes, la guerre dans les Balkans ne s'associait pas pour moi à une quelconque logique antioccidentale. Quelle Amérique dans tout ça ?

En 1990 nous avons voté pour Iabloko, le Parti démocratique russe, nous avons marché vers la Maison Blanche à Moscou (le bâtiment qui abrite le gouvernement russe, NdT) à côté des forces démocratiques, nous regardions la télévision nouvellement née NTV et nous écoutions la radio l'Écho de Moscou. Dans nos premières notes journalistiques, nous commémorions à tout propos un certain monde civilisé et croyions que lui, ce monde, il est civilisé pour de vrai. Vers le milieu des années 1990, ont commencé à apparaître dans nos rangs les premiers eurosceptiques, mais ils étaient plutôt catalogués comme des Paganels [2]. Moi-même, j'ai vécu l'année entière dans un foyer d'étudiants avec le communiste Petya et le monarchiste Arseniï. Mes amis des autres chambres m'accompagnaient chaque soir avec des expressions de regret : « Eh bien, vas-y alors dans ta maison de fous ».

Le premier coup sérieux pour notre orientation pro-occidentale fut le Kosovo. Ça a été un choc, les lunettes roses ont volé en éclats. Les bombardements de Belgrade sont devenus, pour ma génération, la même chose que l'attaque contre les tours-jumelles, pour les Américains. Notre conscience collective a fait un virage à 180 degrés, quand [le 24 mars 1999, NdT], le Premier ministre russe, Ievgeni Primakov, qui se trouvait en avion au-dessus de l'Atlantique, sur le chemin entre l'Irlande et Washington, apprenant le début de l'agression américaine [officiellement l'Otan, contre le Kosovo, NdT] donna l'ordre au pilote de revenir en Russie.

À cette époque, il n'y avait aucune propagande de la part de Sourkov (le principal idéologue du Kremlin, NdT). La chaine NTV nous expliquait chaque jour que larguer les bombes sur une grande ville européenne est, certes, un peu trop, mais que, à vrai dire, Milosevic est un salaud que le monde n'a pas encore découvert, c'est pourquoi, ce n'est pas grave, il le supportera. Le programme satirique Koukly (les Poupées, équivalent des Guignols français, NdT) présentait tout cela comme une bonne querelle dans un appartement commun, où le voisin ivre tourmente la citoyenne Kosovo, et où personne n'a le pouvoir d'exercer la justice contre lui, excepté son visiteur-amant, représenté par un torse puissant et le visage de Bill Clinton. Nous regardions cela, mais nous n'y croyions plus. Ce n'était déjà plus rigolo pour nous. Nous avons compris alors que la Yougoslavie était une version de démonstration de ce qui, dans un avenir proche, pourrait nous arriver.

Le deuxième Irak, l'Afghanistan, la séparation définitive du Kosovo, le printemps arabe, la Libye, la Syrie, tout cela nous étonnait, mais ne nous choquait pas. Les illusions étaient perdues : avec qui vivions-nous sur la planète, ça devenait de moins en moins clair. Mais, quand même, durant tout ce temps, nous continuions à rester dans l'orbite occidentale. Le mythe d'une Amérique méchante et d'une Europe gentille continuait à dominer, la peur kosovare s'est émoussée graduellement, un compromis s'était établi : oui, certes, être ami-ami avec ces gars-là, on ne peut pas, mais jouer à des jeux ensemble, on peut. Finalement, avec qui encore voulez-vous qu'on joue ?

Même le défilé des révolutions colorées, jusqu'à la dernière, a été perçu par nous comme de simples mesquineries. Ce n'est que l'Euromaïdan, et la guerre civile la plus cruelle qui a suivi, qui ont démontré avec toute leur évidence qu'un processus démocratique privé de toutes les procédures et règles, lancé sur le territoire de l'adversaire, ce n'est pas du tout un jouet géopolitique, mais une vraie arme de destruction massive. C'est le seul armement pouvant être employé contre un État possédant le bouclier nucléaire. Tout est très simple : quand tu appuies sur le bouton et tu que envoies ta fusée à l'autre bout de l'océan, en réponse à cela tu reçois une fusée, à 100 %. Mais quand tu déclenches sur le territoire de l'adversaire une réaction en chaîne de type chaos, on n'a rien à t'opposer. Une agression ? Quelle agression ? ! C'est le procès naturel démocratique ! L'aspiration des peuples à la liberté datant de belle lurette.

Nous voyons du sang et des crimes de guerre, nous voyons des cadavres de femmes et d'enfants, nous voyons comment un pays entier revient au stade des années quarante, et notre monde occidental, tant aimé depuis l'enfance, nous assure que tout cela n'est qu'un mirage. Les gens qui sont issus de Jim Morrison, et des Beatles multicolores, ne voient pas cela. Les descendants de ceux qui ont participé à Woodstock et ceux-là mêmes qui y étaient, les hippies âgés qui ont chanté mille fois All you need is love, ne veulent pas le voir. Les Allemands pensifs de la génération du baby-boom d'après-guerre ne voient pas cela, eux qui se sont cogné la tête en se confessant pour expier les actes de leurs pères.

Ce qui se passe en Ukraine, c'est un choc plus fort que le choc kosovar. Pour moi, et pour les milliers des presque-quarante qui sont entrés dans le monde avec le rêve américain dans leur boîte crânienne, le mythe du monde civilisé s'est écroulé définitivement. La terreur bourdonne dans nos oreilles. Il n'y a plus aucun monde civilisé. Et ce n'est pas une petite blessure, c'est un danger très sérieux. L'humanité, qui a perdu ses valeurs, se transforme en canaille des carnassiers, et la guerre immense, ce n'est plus qu'une question de temps.

Il y a vingt ans, on ne nous a pas vaincus. On nous a soumis. Nous avons perdu, non par la guerre, mais par la culture. Nous avons intensément voulu être tout simplement comme eux. Le rock-n-roll a fait pour cela plus que toutes les ogives nucléaires. Hollywood s'est trouvé plus fort que les menaces et les ultimatums. Pendant la Guerre froide, le grondement des Harley-Davidson a été plus efficace que le mugissement des avions de chasse et des avions de bombardement.

L'Amérique, quelle conne tu es, quand même ! Tu pouvais attendre encore vingt ans, et nous serions devenus irrévocablement les tiens. Vingt ans à végéter, et nos politiques eux-mêmes t'offraient notre armement nucléaire, et te serraient même la main de reconnaissance pour que tu le prennes. Quel bonheur que tu sois si conne, l'Amérique !

Tu ne t'imagines pas comment nous sommes ! Ces mots sont ceux, entre autres, qu'il y a seulement deux ans, nous hurlions à l'adresse du Kremlin. Mais entretemps, grâce à toi l'Amérique, le nombre des volontaires souhaitant manifester sur cette place contre le Kremlin a baissé considérablement. Tu dis sur nous des bêtises, tu penses sur nous des bêtises et finalement tu commets erreurs après erreurs. Autrefois tu étais un pays cool, l'Amérique. Tu t'es dressée moralement au-dessus de l'Europe après la Première mondiale, et tu t'es affermie après la Deuxième. Certes, comme n'importe quel empire, tu traines derrière toi toute une armoire pleine de squelettes : Hiroshima, le Viêtnam, le Ku Klux Klan.... Mais, jusqu'à il y a peu, toute cette saleté n'atteignait pas la masse critique qui transforme le vin en vinaigre. Tu as montré à tout le monde comment on peut vivre pour la création et la liberté créatrice. Tu as créé sur la planète beaucoup de miracles de développement : la République fédérale d'Allemagne, le Japon, la Corée du Sud, Singapour. Mais entretemps tu as changé fortement. Il y a longtemps que tu n'as pas écrit des chansons que toute la planète chante. Tu gaspilles ton capital principal, à savoir le capital moral. Et ce capital-là a une très mauvaise propriété : il ne peut pas se renouveler.

Tu commences tout doucement à mourir, l'Amérique ! Et si tu penses que je me réjouis du malheur d'autrui, tu te trompes. Ce grand changement d'époque s'accompagne d'un bain de sang et je n'aime pas le sang. Nous, les gens qui avons vu notre empire se coucher, nous pourrions même t'expliquer ce que tu ne fais pas comme il le faut. Mais nous ne le ferons pas. Devine tout par toi-même.

Traduit par Olka

Notes :

[1] Le festival Moscow Music Peace Festival s'est tenu à Moscou les 12 et 13 août 1989. Ce fut un rassemblement exceptionnel, avec les meilleurs groupes de Hard-rock de l'époque, dont les Scorpions. Ce concert avait pour but de promouvoir la paix mondiale et de mettre en place une coopération internationale de lutte contre la drogue en Russie. Cet événement a joué un grand rôle dans le mouvement de transformation de l'Union soviétique. (wikipedia, anglais)

[2] Ici l'auteur fait référence au personnage Jacques Eliacin François Marie Paganel, du roman de Jules Verne Les Enfants du capitaine Grant, connu pour sa distraction, sa spontanéité enfantine, sa mollesse et son altruisme exclusif. (fictionbis.com, français)