Le mot est lancé et il a le mérite de la clarté. Manuel Valls qui avait réfuté l'expression très connotée de « guerre de civilisation » face au « terrorisme » à propos des attentats de Charlie Hebdo, vient de sauter le pas après celui de Saint-Quentin-Fallavier. « Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c'est au fond une guerre de civilisation. C'est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons », a déclaré le Premier ministre lors de l'émission Le Grand Rendez-vous d'Europe 1-Le Monde-iTELE.

Ce choix sémantique, dans lequel la droite a lu la validation de ses thèses, fait référence au modèle néoconservateur qui fut celui de l'administration Bush dans ses heures les plus sombres. Il justifie la guerre contre le terrorisme à l'extérieur de nos frontières, les lois liberticides et discriminatoires à l'intérieur, alimente au passage le mythe d'une cinquième colonne tout en confortant les préjugés islamophobe d'une part (grandissante) de la population. Et, hasard de calendrier, le tout au moment même où l'oligarchie européenne porte le coup de grâce à la Grèce coupable de vouloir choisir démocratiquement son destin. Le loup solitaire ne pouvait pas mieux tomber pour, une nouvelle fois, faire diversion.

Le scénario est désormais rodé : des jeunes radicalisés, en contact direct ou indirect avec la filière djihadiste syrienne, commettent un attentat. L'évènement est repris en boucle par les médias qui jouent habilement sur les peurs et les émotions, relaient les discours alarmistes des politiques et préparent l'opinion à un énième tour de vis pénal et policier. Comme les agressions de Bruxelles, de Créteil, de Toulouse ou de Charlie Hebdo, celle de l'Isère ne fait pas exception. Les détails sordides de l'affaire (envoi d'un selfie avec la tête de la victime décapitée) de peu d'intérêt pour en comprendre les enjeux, ont fait la une des journaux. Dans ce climat anxiogène, les propos de Bernard Cazeneuve jugeant que la menace terroriste était « extrêmement élevée » ou ceux de Manuel Valls estimant que la France n'avait « jamais fait face à une telle menace » ont reçu l'assentiment de l'opinion des français interrogés qui sont à 85 % à avoir le même avis. Nulle difficulté pour justifier ensuite le coût financier des guerres menées au Mali ou en Irak, et celui des mesures antiterroristes mises en place après les attentats de janvier dernier qui atteint près d'un milliard d'euros. Cette nouvelle agression tombe aussi à pic pour faire taire les voix critiques à l'égard de la très liberticide loi sur le renseignement et pourquoi pas prendre de nouvelles mesures comme le préconise la droite. Mais rien de surprenant, la quasi-totalité des lois antiterroristes ont été votées en réaction à des attentats, démontrant a posteriori l'inanité de cette fuite en avant.

Le Choc des civilisations, idéologie des élites mondialistes

Inutiles pour contenir le risque terroriste, les mesures prises par les gouvernements sont en revanche efficaces pour renforcer le système de domination en réduisant les libertés publiques et durcir la surveillance ou le contrôle des citoyens. Efficaces aussi pour faire diversion aux vrais problèmes économiques et sociaux en agitant la menace de l'ennemi intérieur socio-ethnique. Effet d'une accélération de l'histoire, Manuel Valls a sauté le pas en parlant pour la première fois de guerre de civilisation, faisant référence à la fameuse théorie britannique remise au goût du jour par Samuel Huntington au début des années 1990. Prenant acte de la décomposition de l'Union Soviétique, celle-ci considère que le conflit civilisationnel fondé sur le substrat religieux s'est substitué aux clivages idéologiques qui organisaient les rapports géopolitiques entre l'Est et l'Ouest. Conséquence de la chute du communisme, la civilisation occidentale serait désormais menacée le réveil d'un Islam radical et conquérant. Nouvelle idéologie dominante des élites mondialistes, cette théorie néoconservatrice a servi de justificatif idéologique aux guerres menées par l'Empire contre les peuples d'Orient catastrophiques pour les populations des parties en présence mais hautement bénéfiques pour l'oligarchie. Prophétie autocréatrice, elle a alimenté la menace même qu'elle prétendait combattre, la destruction militaire de pays comme l'Irak ou la Lybie, la déstabilisation en sous-main de la Syrie provoquant une montée en force du fondamentalisme djihadiste et justifiant en retour de nouvelles interventions militarisées et mesures antiterroristes.

Montée en force de l'islamophobie

Sur le front intérieur, le modèle néoconservateur fait du musulman un opposant de fait aux valeurs de la civilisation judéo-chrétienne. Le mythe de la « cinquième colonne islamiste » ou de l'ennemi intérieur socio-ethnique, repris en boucle par les médias, est partagé par l'essentiel de la classe politique à quelques voix dissidentes près. Il alimente un rejet de l'Islam de plus en plus sensible dans les sondages d'opinion et favorise les agressions contre les musulmans et leurs institutions en croissance continue. Avec près de 800 actes islamophobes déclarés en 2014 (en progression de 10 % par rapport à 2013) selon le dernier rapport du CCIF, la communauté musulmane est particulièrement ostracisée, surtout si l'on considère que 80 % des victimes renoncent à porter plainte. Ce rejet est alimenté par la médiatisation du terrorisme : dans le mois qui a suivi produit les attentats de Charlie Hebdo, plus de 150 actes islamophobes ont été enregistrés, soit 70 % de plus que l'année précédente à la même période. Signe d'un enracinement de l'islamophobie, on assiste à une véritable xénophobie d'État, plus de 70 % des discriminations anti-musulmanes recensées étant le fait d'institutions comme l'école, l'université ou les administrations, selon le rapport.

Guerre des civilisations ou réconciliation nationale

Comme toutes les idéologies, la guerre des civilisations présente une image schématique et falsifiée du réel qui masque les enjeux fondamentaux. La vision binaire qu'elle propose (civilisation judéo-chrétienne contre Islam barbare et conquérant ou « civilisation humaine » contre « barbarie » comme dit Bernard Cazeneuve) est trompeuse car les premières victimes du terrorisme islamiste sont les musulmans eux-mêmes comme le montre l'exemple syrien. Faisant de l'Islam une menace par essence, elle empêche de comprendre les racines sociales, économiques et géopolitiques du terrorisme, pourtant le seul moyen de le faire reculer efficacement en évitant une fuite en avant aux coûts faramineux pour toutes les parties en présence. La mécanique du bouc émissaire sert avant tout les intérêts des dominants qui cherchent à diviser pour mieux régner. Cette évidence rappelle que la fonction même de l'idéologie est de protéger le système de domination : l'oligarchie a évidemment tout à perdre d'une lecture des événements qui mettrait en cause la domination occidentale, les prédations néo-coloniales et les effets déstabilisateurs de la mondialisation financière dont elle est partie prenante.