fly drosophila
© André Karwath.Mouche drosophile
Chercheur au CNRS, Eric Le Bourg pourrait vous parler de ses mouches du vinaigre, ses chères drosophiles, pendant des heures. Pour le spécialiste du vieillissement qu'il est, ces insectes ayant la bonne idée de ne vivre que deux mois lorsqu'ils sont à 25°C, ils constituent un modèle animal idéal : avec une longévité si faible, il est possible de faire de nombreuses expériences. Lors de tests effectués il y a quelques années, Eric Le Bourg s'était ainsi aperçu que des mouches exposées jeunes au froid vivaient plus longtemps et résistaient mieux à des stress importants - froid, chaleur, infection fongique - quatre semaines plus tard, c'est-à-dire non loin de la fin de leur existence. Ce résultat posait une question cruciale : la protection conférée par cette exposition précoce à un stress modéré avait-elle une durée fixe, en l'occurrence quatre semaines, ou bien durait-elle toute la vie ? Encore fallait-il, pour le déterminer, être capable d'allonger sur demande la longévité des mouches... Par chance, c'est chose aisée avec les drosophiles, qui vivent sensiblement plus longtemps lorsque la température ambiante s'abaisse.

C'est précisément ce qu'a fait le chercheur français dans une étude qu'a publiée, le 24 décembre dernier, la revue Biogerontology. Eric Le Bourg a pris trois groupes de mouches, vivant à 25°C. A partir de 5 jours d'âge, les insectes ont été soumis au froid une heure par jour et pendant deux périodes de cinq jours séparées par un week-end, les fioles dans lesquelles ils se trouvaient étant plongées dans de la glace pilée. Le premier groupe a ensuite vécu à 19°C, le deuxième à 22°C, le troisième restant à 25°C. Puis il a fallu les laisser devenir des papys et des mamies mouches, c'est-à-dire patienter quelques semaines - jusqu'à huit semaines dans le cas des drosophiles à 19°C, soit un intervalle de temps deux fois supérieur à celui testé auparavant.

Enfin venait l'heure du trépas, les mouches étant soumises à un bain-marie à 37°C qui les tuait toutes... mais pas à la même vitesse. Les femelles résistaient mieux - un effet déjà connu pour lequel on n'a guère d'explication - que les mâles mais, chez ces derniers, se produisait quelque chose de curieux : ceux qui, dans leur prime jeunesse, avaient connu le grand froid, mouraient plus tard que ceux n'ayant pas suivi le régime glaçons, et ce quelle que fût la température à laquelle ils avaient vécu. Pour Eric Le Bourg, c'est la démonstration que, dans le cas des mouches, "un stress modéré subi pendant la jeunesse peut avoir un effet protecteur toute la vie, quelle que soit la durée de celle-ci, un peu comme un vaccin".

Ce n'est pas la première fois qu'est mise en évidence cette intrigante protection conférée par un stress dit modéré. Eric Le Bourg, que j'ai interrogé, cite plusieurs exemples. Chez l'humain, les personnes souffrant d'angine de poitrine - laquelle n'a rien à voir avec une angine mais est le signe d'une insuffisance coronarienne - ont ainsi plus de chances de survivre à un infarctus que des personnes saines, comme si leur maladie leur donnait une résistance supérieure. Comme si, ayant appris à lutter, l'organisme surcompensait. Le chercheur français cite également les travaux du gérontologue américain Valter Longo concernant les effets du jeûne sur l'efficacité des chimiothérapies chez des souris porteuses de tumeurs. "Quand la souris n'a rien à manger, schématise Eric Le Bourg, ses cellules normales "se disent" qu'il va leur arriver une catastrophe. Du coup, elles entrent dans une sorte de mode "protection" et sont prêtes à résister à la toxicité de la chimiothérapie. En revanche, les cellules cancéreuses n'intègrent pas bien le signal envoyé par le jeûne. Affaiblies par celui-ci, elles résistent mal à la chimiothérapie et meurent. On a ainsi pu obtenir de longues périodes de survie pour ces souris."

Pour expliquer cette notion de protection apportée par un stress modéré, Eric Le Bourg prend l'exemple de votre voiture. Quelqu'un vous est rentré dedans et a plié votre aile. La voiture peut toujours rouler mais, évidemment, vous l'emmenez chez le garagiste. Et ce dernier, pendant qu'il aura votre auto dans son atelier, va aussi regarder l'état de vos pneus, qu'il changera s'ils sont trop abîmés. "Au bout du compte, explique le chercheur, votre garagiste va faire plus que réparer votre aile et votre voiture sera en meilleur état qu'avant votre accident." Résultat : en cas de freinage d'urgence, avec vos pneus neufs vous ne finirez pas dans le mur, ce qui vous serait arrivé si on n'avait pas enfoncé votre aile...

Vous ne ferez pas franchir facilement à Eric Le Bourg le gouffre qui existe entre ses mouches - ou les souris de Valter Longo - et l'humain. Les stratégies de vie de ces animaux à longévité réduite sont en effet bien différentes de celle d'Homo sapiens. Néanmoins, le biologiste se dit que "si on trouvait chez l'homme un stress modéré qui, appliqué relativement jeune, serait capable de vous protéger toute votre vie, on toucherait le jackpot". Peut-être faut-il d'ailleurs revisiter avec cette grille de lecture les bienfaits de l'activité physique modérée ou ceux du sauna. "Je ne suis pas médecin, conclut Eric Le Bourg. Mais je voudrais que des cliniciens se demandent s'ils ne peuvent pas faire appel à cette notion de stress modéré, s'ils ne peuvent pas trouver une idée de "manip'" pour rendre plus efficace un traitement en lui ajoutant un stress modéré."