Fuku­shima
© JPDSLa radioactivité n’a plus de secret pour bon nombre d’habitants qui traquent les concentrations de particules dans les quartiers de leur ville, leur jardin et jusque dans leur assiette
Le gouvernement japonais pousse les habitants évacués en 2011 à rentrer chez eux, sur des terres fortement contaminées. Le début d'une catastrophe humanitaire et sanitaire.

Le compteur Geiger reste en bonne place dans le « kit de survie » des Japonais, entre la bouteille d'eau et le chargeur de secours pour le téléphone portable. Cinq ans après la catastrophe nucléaire de Fuku­shima, une partie de la population ne baisse toujours pas la garde face à la radioactivité. A commencer par les mères et les étrangers. « Je me rends régulièrement dans les villes de la Préfecture de Fuku­shima pour mesurer les taux avec mon compteur afin d'informer les gens sur internet », confie Janick Magne.

Ce professeur de français dans une université de Tokyo, également conseillère consulaire élue par les Français du Japon en 2014, a relevé récemment des niveaux de radioactivité élevés dans la ville de Fukushima, située à 60 kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi méchamment endommagée le 11 mars 2011 par un séisme de magnitude 9 qui a entraîné un tsunami meurtrier. Bilan de la réaction en chaîne : plus de 15 890 morts et près de 2570 disparus. « Il y a encore par endroits 2 microsieverts par heure (μSv/h), dix fois plus que ce qui est admissible. »

Moins de radioactivité

Dans l'archipel, s'il y a bien une chose qui a contaminé la population, c'est l'insécurité sanitaire. La radioactivité n'a plus de secret pour bon nombre d'habitants qui traquent les concentrations de particules dans les quartiers de leur ville, leur jardin et jusque dans leur assiette. Ils savent qu'une dose ambiante de 0,23 μSv/h entraîne une exposition annuelle à la radioactivité de 1 millisievert (mSv). Ce qui équivaut à la limite maximale autorisée pour la population au niveau mondial. Au-delà, les risques de cancers et d'attaques du système immunitaire augmentent.

La décroissance naturelle de la radioactivité, l'opération de décontamination des sols menée depuis 2012 - plus de 9 millions de sacs en plastique de terre polluée - et l'érosion ont pourtant produit leurs effets. « De récentes mesures prises à 80 km de la centrale ont montré une baisse de près de 65% de la radioactivité depuis mars 2011 », apprécie Azby Brown, chercheur chez Safecast, l'ONG qui produit la carte de référence en la matière. « Mais les chiffres sont trompeurs et les niveaux restent élevés. »

Menace insidieuse

C'est que des zones fortement irradiées impossibles à décontaminer comme les forêts et les montagnes (70% du territoire de Fukushima) côtoient des poches nettoyées... jusqu'à ce que le vent, la pluie, le ruissellement y ramènent les particules de césium 137 ou de plutonium, des radionucléides très résistants dans la nature.
La décontamination, c'est Sisyphe, version japonaise.
« Aux abords d'une maison décontaminée à Iitate, à une trentaine de kilomètres de la centrale, les niveaux de radioactivité dépassaient 20 mSv par an », chiffre Florian Kasser, responsable du dossier nucléaire chez Greenpeace Suisse, qui revient de trois semaines de mesures.
La menace est encore plus insidieuse qu'il n'y paraît. L'ONG a recensé de fortes pollutions là où elle redoutait en trouver : dans des zones épargnées en 2011 par le nuage radioactif et aujourd'hui contaminées indirectement.
« Les gens ne sont pas conscients des risques qu'ils courent dans les régions qui paraissaient peu touchées », déplore Florian Kasser.
« Retour à l'anormale »

Et que dire alors de la contamination dans la zone d'exclusion nucléaire, cette région évacuée après le Tchernobyl japonais et qui ceinture sur 20 kilomètres la centrale accidentée ? Le gouvernement y pousse au retour une bonne partie des 100 000 réfugiés de l'atome. Plus précisément dans les localités où le niveau d'exposition à la radioactivité est redescendu sous la barre des 20 mSv/an, la limite maximale que les travailleurs du nucléaire au Japon sont autorisés à encaisser.
Les enfants déplacés sont ainsi soumis aux mêmes normes de radioprotection que les employés des centrales... Alors qu'« une dose annuelle de 5 mSv est suffisante aux travailleurs du nucléaire au Japon pour faire une demande de reconnaissance en maladie professionnelle », s'indigne Paul Jobin, maître de conférences à l'Université Paris-Diderot, sociologue spécialiste du Japon.
Seuls 20% de retours

« Irresponsable, criminel », s'égosillent les ONG, dont Greenpeace Suisse. Pour Florian Kasser, les autorités minimisent sciemment le danger. « C'est une politique de communication mensongère pour dire que tout est rentré dans l'ordre. Elles donnent l'illusion d'un retour à la normale. Alors que c'est un retour à l'anormale. » En guise de garantie sanitaire, le gouvernement de Shinzo Abe vante les mérites des travaux de décontamination et multiplie les messages rassurants. Et pour encourager les réfugiés à rentrer chez eux, il leur coupe les vivres.
Les autorités japonaises ont décidé de fermer dès mars 2017 les structures d'accueil des déplacés. Et 2018 signifiera la fin des indemnisations financières pour préjudice moral versées mensuellement aux personnes déplacées. Les réfugiés rentreront à la maison ou commenceront une nouvelle vie ailleurs sans les 100 000 yens mensuels (882 francs) de compensations. « Cette politique est inique, car elle vise surtout à limiter le montant des réparations versées aux réfugiés dont la vie a été complètement bouleversée par la catastrophe nucléaire et faire taire les opposants au redémarrage des autres centrales », fustige Paul Jobin.
Contamination, méfiance envers le gouvernement, infrastructures de base à terre, vie sociale et économique anémique, centrale nucléaire voisine mal en point: peu de réfugiés de l'atome prennent le chemin du retour, et encore en traînant les pieds, dans les trois localités où les ordres d'évacuation ont été levés depuis 2014. Moins de 20% des habitants sont revenus à Naraha, ville rouverte en septembre dernier. Ces déplacés ont le sens du sacrifice.

L'art de rassurer avant les JO 2020
La catastrophe nucléaire de Fukushima est d'abord une catastrophe humanitaire et sanitaire. Et elle ne fait que commencer. Les réfugiés ont perdu leur logement, le lien communautaire ou familial et même la garantie d'un avenir. Le nombre de suicides, de dépressions et de divorces a augmenté. Les habitants souffrent plus des effets secondaires du désastre que de la radioactivité elle-même. Chaque chose en son temps.
« De nombreux enfants ont déjà été diagnostiqués avec des tumeurs cancéreuses de la thyroïde », rappelle Paul Jobin, sociologue spécialiste du Japon. Les autorités nient tout lien avec l'accident nucléaire. Pour l'heure, un cas de leucémie a été officiellement reconnu chez un travailleur de la centrale en octobre 2015. Aux yeux du Gouvernement japonais très critiqué pour la gestion chaotique de la crise, « la catastrophe nucléaire de Fukushima est un simple incident industriel qu'il faut minimiser, afin de remettre le plus vite possible le programme nucléaire sur les rails », estime Florian Kasser, de Greenpeace Suisse. Pas trop quand même : hier un tribunal japonais a ordonné l'arrêt de deux réacteurs à peine relancés pour des raisons de sûreté. Un revers pour Shinzo Abe, un premier ministre conservateur arc-bouté sur sa politique pronucléaire. Car dans la perspective des Jeux olympiques 2020 à Tokyo, le gouvernement veut donner l'image d'un pays remis sur pied, qui va de l'avant et qui maîtrise l'après-Fukushima.

Le déni face à la radiation

« Les habitants de Fukushima parlent peu de la menace sanitaire. Ils n'ont souvent d'autre choix que de rester, donc ils préfèrent éviter le sujet. C'est une façon de se préserver, sinon ils deviennent fous », analyse Shin-ichi Matsushita. Le déni comme mécanisme d'auto-défense. La résilience est devenue un art de vivre au Japon. Aujourd'hui installé à Colombier, cet homme de 60 ans a tenu bon face à la psychose liée à la radioactivité dans sa ville de Fukushima. Si sa femme neuchâteloise Annerose est rentrée en Suisse dans la semaine qui a suivi la catastrophe, il a préféré rester. C'est qu'il avait la responsabilité de l'entreprise familiale de mécanique. Et la radioactivité ? « Ce n'était pas un souci pour moi. Je ne sentais pas ce sentiment d'insécurité dans mon entourage », assure cet homme qui a rejoint sa femme fin 2014.

Si la population est devenue moins vigilante depuis 2011, les mères et les étrangers restent sur le qui-vive. Même éloignée de la centrale, Janick Magne, professeur universitaire français à Tokyo, sélectionne sa nourriture. Elle zappe les informations officielles sur la contamination, préférant se rabattre sur les données livrées par les nombreuses ONG actives sur le terrain. « Les ONG n'ont pas intérêt à mentir », salue-t-elle. « La société civile remplace le gouvernement qui ne fait pas son travail. »