Hospital
© Albert Facelly pour «Libération»Emmanuelle, chef de clinique au CHU du Kremlin-Bicêtre, le 10 juin 2015.
Les conditions de travail ne cessent de se dégrader dans les établissements publics. Un mouvement social est prévu mardi.

C'est un vent lourd qui souffle sur l'hôpital. Et pour la première fois, on peut avoir le sentiment que l'on n'est pas loin d'une cassure. Ce mardi en tout cas, une journée de mobilisation avec grève aura lieu (à l'initiative de la Coordination nationale infirmière, rejointe par les fédérations FO, CGT et SUD des secteurs de la santé). Elle ne devrait certes pas bloquer les établissements, mais les autorités auraient tort de n'y voir qu'une classique poussée de fièvre, comme nous y a habitué le monde hospitalier depuis plus de quinze ans. De fait, le ton est grave, inquiétant même. «La dégradation des conditions de travail et d'études entraîne un mal-être et une souffrance profonde de la profession dans son ensemble, associée dans les établissements à une gestion des ressources humaines déplorable, sans aucun respect des soignant(e)s,explique la Coordination infirmière. Ces conditions ont, hélas, poussé au suicide certain(e)s de nos consœurs-confrères, et cela dans le mépris et l'indifférence générale du gouvernement tandis qu'en libéral, le ministère restait silencieux sur les agressions subies par les infirmières-infirmiers.»

L'été dernier, cinq d'entre eux s'étaient suicidés, certains sur leur lieu de travail, d'autres à leur domicile, tous évoquant des tensions dans l'exercice de leur métier (Libération du 14 septembre). «Bien sûr, les suicides ont des causes multiples, mais on ne peut nier qu'il se passe quelque chose de nouveau», nous disait alors un ancien directeur d'hôpital.

Tarification à l'activité

Depuis le début des années 2000, les quelque 1 000 établissements de santé en France connaissent un changement continu. Il y a eu la mise en place délicate des 35 heures, puis la rigueur budgétaire s'est peu à peu installée. Et enfin, l'installation de la T2A (la tarification à l'activité, axe majeur du plan «hôpital 2007») qui, au-delà de son aspect comptable, a changé profondément la vie des hôpitaux, mais aussi les priorités de santé, et parfois même le sens du travail. La T2A trace une limite entre des activités de soin rentables, qui rapportent à l'hôpital, et celles qui le sont moins. «Le gros changement, enfin, ce fut le niveau [particulièrement bas pour 2016] de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie [Ondam]», détaille l'ancien député PS Olivier Véran, neurologue et auteur d'un rapport sur la tarification à l'activité. Aujourd'hui, la progression des dépenses de l'hôpital est fixée par l'Etat et ce taux est volontairement bas pour réduire les coûts. «Se créent des situations très difficiles à vivre, avec le sentiment que, quoi que fassent les personnels de santé, cela ne sera jamais suffisant», remarque Olivier Veran. Et pour cet homme proche aujourd'hui d'Emmanuel Macron, «l'autre élément de tension, c'est le poids des tâches administratives». «C'est vraiment pénible, poursuit le professeur André Grimaldi, figure emblématique de la défense de l'hôpital public. Un jour, un établissement va être en équilibre, un autre jour, c'est le déficit. Le tout dépendant des variations de la T2A, qui va privilégier telle activité plutôt que telle autre. Les acteurs n'ont jamais le sentiment que cela marche.»

A cela s'ajoute une mauvaise gestion des métiers dans le domaine médical, aujourd'hui symbolisée par les cadres de santé, que l'on appelait hier les «surveillants». Ils occupent une position centrale à l'hôpital, «mais en devenant la courroie de transmission de la direction, ils sont piégés. Soit ils défendent la direction, soit ils soutiennent leur équipe. Leur rôle est impossible», note Grimaldi.

Logique budgétaire

Symptôme de ce glissement généralisé, la Fédération hospitalière de France, qui regroupe tous les hôpitaux du pays, a rendu public le mois dernier un baromètre des perceptions et des attentes des professionnels des relations humaines à l'hôpital. Il en est ressorti des constats troublants. Non seulement 75 % des acteurs des ressources humaines interrogés déclarent «ne pas disposer des moyens adaptés», mais les préoccupations des DRH sont embolisées par la maîtrise de la «masse salariale» : il s'agit du premier sujet de mobilisation pour 80 % des sondés, taux bien supérieur à celui constaté dans le secteur privé. «Il y a un fort risque que l'impératif budgétaire ne laisse que peu de temps au déploiement des nécessaires démarches d'accompagnement, collectives ou individuelles», note la Fédération.

Ainsi va l'hôpital, même s'il n'y a pas un, mais des hôpitaux. Pour autant, alors qu'il reste souvent le lieu d'une prise en charge remarquable, il est désormais obnubilé dans son ensemble par une logique budgétaire qui a été un temps nécessaire, mais qui parasite aujourd'hui tout l'ensemble. Jusqu'au sens même du métier. Au ministère de la Santé, on se dit «vigilant», on insiste sur le fait que pendant ce quinquennat, Marisol Touraine s'est «battue» pour défendre l'hôpital public. Devant le «malaise» actuel, elle devrait annoncer fin novembre une «stratégie nationale pour améliorer la qualité de vie au travail à l'hôpital». Certes... Mais est-ce une stratégie nationale qu'attendent les acteurs de ces établissements ? «A quoi bon rester dans le public si c'est pour faire comme dans le privé ?» lâche André Grimaldi.

L'hôpital «cru 2016» apparaît blessé de l'intérieur comme de l'extérieur. On l'a vu récemment à Tourcoing, où une bagarre généralisée a éclaté aux urgences. On l'a vu aussi avec les suicides des infirmiers et infirmières. Orphelin d'une hospitalité perdue, le voilà, parfois, sans âme ni boussole.

Témoignages

Anne Gervais, infectiologue à l'hôpital Bichat (AP-HP) : «Le travail devient «à la chaîne», individuel»

«Le malaise des hôpitaux n'est pas, à mon sens, lié à des problèmes de rémunération. Même en augmentant le salaire, on va garder une insatisfaction délétère si on ne s'attaque pas aux problèmes de fond. Quels sont-ils ? Ils sont liés à un rythme de travail croissant, avec une impression ressentie de course à l'échalote dans des conditions de plus en plus acrobatiques et au final le sentiment d'un travail imparfait.

«A nombre constant, on fait de plus en plus de choses. La tension est permanente. Là où, hier, le travail s'effectuait en équipe, il devient «à la chaîne», individuel. Lorsque l'on devient concrètement interchangeable, il est difficile d'avoir l'impression d'agir sur son travail. Il faut retrouver des moments d'échanges entre nous et avec les paramédicaux et arrêter de croire qu'en normant tout, on réglera les problèmes. Il faut qu'on apprenne à travailler ensemble en réseau, pas dans une collaboration descendante dépassée.

«Alors que les rythmes de travail s'intensifient, il importe aussi de se préoccuper du bonheur au travail des soignants. Sinon, on perd le sens du travail, la motivation, les patients deviennent des choses. La performance n'est pas légitime si elle ne s'accompagne pas d'une action sur la qualité du travail. Evitons de soigner les indicateurs plutôt que les patients. N'inventons pas une bureaucratie de la qualité de vie au travail, avec ses indicateurs et ses processus.»

Pauline, 27 ans, ex-aide-soignante : «On nous pousse à la faute»

«J'ai posé ma blouse il y a huit mois, après un burn-out sévère. La nuit, dans mon service, nous n'étions que deux aides-soignantes pour plus de 110 résidents. Humainement, ce n'était pas possible. Un jour, une patiente est morte de déshydratation. Cela s'est fait sur trois jours et on ne s'en est pas rendu compte. Ça a été le fait de trop. J'ai craqué. On se sent responsable. Mais on manque tellement de temps...

«Quelque part, on nous pousse à la faute. Aujourd'hui, à l'hôpital, il y a un glissement des tâches. Des agents chargés de l'entretien des locaux sont recrutés pour faire le même travail que nous. Quant aux aides-soignantes, on nous demande parfois de faire le boulot des infirmières. C'est une véritable pression. Normalement, nous ne devons pas faire de gestes invasifs, comme retirer une perfusion. Mais quand il manque des infirmières, les cadres gèrent avec le personnel disponible. Après, quand il y a une erreur, on pointe du doigt les soignants.

«On tire sur la corde et les soignants finissent par se mettre en arrêt maladie. Bien souvent, ils ne sont pas remplacés et ce sont alors leurs collègues qui font deux fois plus d'heures. Jusqu'à ce qu'ils s'épuisent eux-mêmes. C'est un cercle vicieux. Le corps n'est pas fait pour supporter un tel rythme. A 27 ans, j'ai un souffle au cœur, des problèmes de tension et de circulation. En début de carrière, j'allais travailler avec le sourire, on était dans le système D, mais on était plus nombreuses, on arrivait à gérer. Aujourd'hui, après sept ans d'exercice, je suis soulagée de ne plus porter ma blouse. Partir, c'était une question de survie.»

Laurent*, 37 ans, infirmier : «L'hôpital est en train de se déshumaniser»

«Avant, en cardiologie au CHU de Strasbourg, on était trois infirmiers pour trente patients, maintenant on n'est plus que deux. Mais on n'a que deux bras et deux jambes chacun... Il y a quelques années, je pouvais encore prendre cinq minutes pour m'asseoir sur le lit d'une mamie, prendre sa main, l'écouter un moment. Là, je ne peux plus. Avant on répondait aux sonnettes en deux ou trois minutes, maintenant, l'attente peut monter à dix-sept minutes pour les patients. Cela crée des tensions. Les infirmiers sont les premiers à encaisser les mécontentements, ou pire, la violence des patients. L'hôpital est en train de se déshumaniser. Je tiens le coup, mais beaucoup de collègues rentrent chez eux le soir en pleurant. Ils ont le sentiment de ne pas faire leur métier correctement. Certains sont sous antidépresseurs, ils ne sont plus capables de bien travailler. Comme on n'est pas assez nombreux, il arrive que les plannings changent du jour au lendemain. On a l'impression d'être des pions, de simples numéros. Parfois, quand un infirmier est absent, les cadres demandent aux collègues en repos de revenir pour le remplacer. On les fait culpabiliser, ils disent oui. Mais pour la vie de famille, c'est vraiment pénible.

«On est malléable, on passe notre temps à courir dans les couloirs, à soulever les patients, on est en stress permanent, et tout cela sans aucune reconnaissance, avec un salaire inférieur à 2 000 euros par mois, tout en bossant parfois de nuit et en travaillant deux week-ends sur trois ! Si c'était à refaire, je choisirais un autre métier. Les conditions de travail sont trop dégradées à l'hôpital.»

*Le prénom a été modifié

Un directeur de CHU de province : «Le temps du travail est devenu plus stressant»

«Récemment, j'ai eu le sentiment qu'il se passait quelque chose de nouveau et que l'on n'était pas devant la énième plainte du monde de l'hôpital comme depuis des années. Comment l'expliquer ? Il y a des éléments extérieurs. L'hôpital ne protège plus. Ses murs ne protègent plus des secousses de la vie du dehors. Je le sens, quand on discute avec des médecins, ce n'est pas tant sur leur vie professionnelle qu'ils manifestent de l'anxiété - et pour cause, ils sont fonctionnaires -, mais c'est sur leur vie de famille, sur les inquiétudes pour leurs enfants, C'est nouveau. Même eux, médecins hospitaliers avec un statut social fort, sont inquiets pour l'avenir. De près ou de loin, ce sont près d'un million de personnes qui travaillent dans la santé. Beaucoup aident leurs proches, qui ont des difficultés sociales. C'est nouveau, et cela fragilise.

«Quant aux éléments internes à ce malaise, ce n'est pas tant que les soignants consacrent plus de temps à leur travail mais que le temps du travail est devenu plus stressant, plus rempli, plus contraignant. Je ne crois pas à ceux qui pointent une nouvelle génération de médecins, pour lesquels soigner serait un travail comme un autre. L'investissement reste aujourd'hui très fort, aussi bien chez les vieux que chez les jeunes. Ils aiment leur travail. Mais leur travail les épuise, et ils n'ont pas le sentiment de bien faire - et c'est inédit.»