Un homme dessine
© Inconnu

Avoir la faculté de mémoriser des masses considérables d'informations et pouvoir y accéder en une fraction de seconde à la manière d'un puissant calculateur : nombre d'entre nous aimeraient pouvoir disposer de cet outil physiologique hors du commun ; mais rares sont nos semblables qui en sont dotés...

Généralement appelée « mémoire eidétique » par les spécialistes, la « mémoire absolue » ne manque pas de surprendre ceux qui sont les témoins de ses performances. Les capacités mémorielles des personnes qui en bénéficient sont en effet étonnantes, voire prodigieuses dans les cas les plus spectaculaires. Mais contrairement à une idée reçue, elle n'est pas l'apanage des seuls autistes surdoués, des Rain Man inconnus que nous croisons sans les connaître. Il semble toutefois établi que ce soit dans leurs rangs que l'on rencontre la plus grande proportion d'« hypermnésiques ».

Nul ne peut aujourd'hui affirmer avec certitude que Mozart, outre le fait qu'il était sans doute doté de l'« oreille absolue* » possédait une mémoire eidétique**, mais c'est pourtant lui qui est spontanément pris en exemple lorsqu'on évoque cette forme particulièrement performante de la mémoire. Á l'appui de cette hypothèse est fréquemment citée la restitution fidèle qu'il fit du Miserere d'Allegri, une œuvre complexe d'une douzaine de minutes conservée dans le secret de la chapelle Sixtine. Á la stupéfaction des témoins, le jeune Wolfgang - alors âgé de 14 ans - aurait entièrement mémorisé la partition en une seule écoute avant de la retranscrire le soir même sans la moindre faute.

Réalité ou légende ? Peu importe. Mais si la chose est vraie, alors on peut effectivement penser que Mozart possédait cette fameuse mémoire eidétique, autrement dit qu'il était hypermnésique. Une mémoire qui repose dans de nombreux cas sur l'aptitude à fixer en quelques instants une information pourtant complexe, qu'il s'agisse d'une œuvre entendue, comme pour Mozart, ou d'un document lu.

Á cet égard, on connaît la fascination de certains autistes, notamment atteints du syndrome d'Asperger***, pour un thème donné, et leur formidable capacité à restituer sans erreur le contenu d'ouvrages spécialisés dans ce domaine, qu'il s'agisse de traités sur la mécanique ondulatoire, de mémoires sur l'entomologie ou, plus prosaïquement, d'indicateurs de bus ou de chemins de fer, alors que ces documents peuvent avoir été parcourus à une vitesse qui en interdit la lecture classique. C'est pourquoi l'on parle souvent de mémoire photographique.

Nul n'illustre mieux cette référence à la photographie que l'artiste britannique Stephen Wiltshire. Surnommé « Human camera », cet homme est en effet capable de reproduire très fidèlement le plan d'une ville (Hong-Kong, Madrid, Rome, Tokyo, Jérusalem, et quelques autres) après l'avoir survolée durant quelques minutes en hélicoptère. Différentes vidéos, telle celle qui a été réalisée à Rome, montrent sa stupéfiante aptitude à restituer le tissu urbain et l'aspect des monuments dans leurs moindres détails.

Autre personnage aux capacités spectaculaires, le Japonais Akira Haraguchi : en octobre 2006, il a énuméré, durant 16 heures d'affilée, l00 000 décimales du nombre Pi alors que le commun des mortels, confronté au même défi, cale au bout de quelques dizaines de décimales.

Tout aussi étonnant, l'Américain Kim Peek. Atteint, à sa naissance, de microcéphalie et autres anomalies du cerveau, cet homme, décédé en 2009, a servi de modèle au personnage de Rain Man. À raison de 10 secondes par page, il lui fallait en moyenne une heure pour mémoriser un livre entier. Au terme de sa vie, Kim Peek aurait mémorisé près de... 12 000 livres ! À comparer avec les difficultés que nous éprouvions, durant notre enfance, à apprendre par cœur des poèmes courts comme Oceano Nox de Victor Hugo (« Ô combien de marins, combiens de capitaines... ») ou Les Conquérants de José Maria de Heredia (« Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal... »).

Si les ex-grands champions d'échecs Bobby Fischer et Gary Kasparov sont eux aussi fréquemment cités lorsqu'on parle de mémoire eidétique, on fait également souvent référence, pour illustrer le sujet, à des personnages de fiction dotés de capacités exceptionnelles. Parmi eux, Sherlock Holmes et, plus près de nous, Jean-Baptiste Grenouille, héros du remarquable roman Le Parfum de Patrick Süsskind, ou bien encore Lisbeth Salander, héroïne atypique de la trilogie Millenium de Sieg Larsson.

Il est toutefois des êtres que l'on évoque nettement moins souvent, sans doute pour ne pas affecter notre ego : nos amis les...chimpanzés. À tort, car si « le gorille est supérieur à l'homme dans l'étreinte », comme le chantait naguère le regretté Georges Brassens, le chimpanzé est, quant à lui, nettement supérieur à l'homme dans la mémorisation. Ayumu, un jeune chimpanzé, en a fait brillamment la démonstration dans un laboratoire japonais du Primate Research Institute de Kyoto, imité par la plupart de ses congénères confrontés à la même expérience. Par chance, nos sympathiques quadrumanes ne parlent pas. Si tel était le cas, ils ne manqueraient pas, du haut de leur supériorité, de se moquer de nos médiocres capacités. Et, qui sait, peut-être iraient-ils jusqu'à transposer à leur profit l'expression « faire le singe ». En langage simiesque, les chimpanzés parleraient alors de « faire l'homme » !

Notes

* L'« oreille absolue » est la capacité d'une personne à identifier une note ou un accord sans référence de hauteur préalable. Les bébés sont réputés posséder cette oreille absolue, une faculté qu'ils perdent rapidement en prenant de l'âge. Sans doute faut-il voir dans l'accès très précoce à l'éducation musicale la capacité à garder en grandissant cette oreille absolue qui fait défaut à la presque totalité des adultes.

** Le mot « eidétique » vient de l'allemand « eidetisch », lui-même tiré du grec « eidêtikós », relatif à la connaissance.

*** Cf. mon article du 17 septembre 2010 intitulé « Mary, Max et le syndrome d'Asperger ».