« Oui, Kadhafi a financé la campagne électorale de Nicolas Sarkozy et a continué à le financer encore après 2007 », écrit le premier chef de l'État libyen après la chute de Kadhafi, Mohamed el-Megarief, dans le manuscrit original d'un livre publié en janvier. « 50 millions ont donc été versés pendant la campagne électorale », affirme-t-il, révélant même « un dernier versement » intervenu en 2009. Mediapart s'est procuré le manuscrit non caviardé par l'éditeur.

Pour la première fois, c'est un représentant de la Libye post-Kadhafi - et non des moindres - qui l'affirme. Dans le manuscrit original d'un livre publié en janvier, Mohamed el-Megarief, chef de l'État libyen d'août 2012 à mai 2013, détaille le dispositif de financement mis en place par le régime Kadhafi en faveur de Nicolas Sarkozy au moment de sa campagne présidentielle de 2007. Le livre, Mon combat pour la liberté, publié au Cherche Midi, a été expurgé par l'éditeur des passages mettant directement en cause l'ancien président français.

Mohamed el-Megarief
© inconnuMohamed el-Megarief à la tribune de l'ONU.
« Il n'est pas question de blâmer Nicolas Sarkozy, son engagement pour la libération de la Libye a été exemplaire et le peuple libyen lui en est reconnaissant. Mais pourquoi mentir ou nier ? Oui, Kadhafi a financé la campagne électorale de Nicolas Sarkozy et a continué à le financer encore après 2007 », écrit M. el-Megarief dans le manuscrit original du livre, dont Mediapart a obtenu la copie en français et en arabe.

« La lettre signée validée par Mohamed el-Megarief ne nous couvre pas d'un procès », a déploré en septembre dernier dans un courrier le P-DG du Cherche Midi, Philippe Héraclès, avant de prendre la décision de ne pas publier les pages les plus explosives du manuscrit. Contactée, la direction de la maison d'édition a confirmé ne pas avoir voulu faire face à une plainte de Nicolas Sarkozy.

Dans les cinq pages retirées du livre, l'ex-plus haut responsable politique libyen, opposant historique à Kadhafi, affirme que « 50 millions ont donc été versés pendant la campagne électorale » 2007 de l'ancien président français. Mais il signale aussi la poursuite du financement après l'élection et l'existence « d'un dernier versement » intervenu en 2009, un fait qui n'avait jamais été évoqué jusqu'à présent.

Dans son manuscrit, M. el-Megarief assure qu'un proche d'Abdallah Senoussi, l'ancien chef des services spéciaux libyens, aurait participé à l'acheminement des fonds. Ce témoignage, qui trouve son origine dans les archives du nouvel appareil d'État, vient confirmer le montant du financement évoqué dans la note révélée par Mediapart en avril 2012.

Il subsiste dans l'ouvrage actuellement en librairie certaines allusions, et notamment l'affirmation que « les financements libyens évoqués par la presse française (...) sont réels », page 165. L'ancien chef d'État appelle aussi à une restitution des fonds: « J'aimerais enfin que tout ce qui a été pris au peuple libyen soit rendu au peuple libyen, écrit M. el-Megarief, ancien ambassadeur en Inde qui a rejoint l'opposition libyenne en exil dès le début des années 1980. L'argent qui a pu financer les campagnes de dirigeants occidentaux a été volé aux travailleurs libyens, a été dérobé au sous-sol libyen. Ces histoires sont derrière nous (en tous cas en Libye), mais (...) pour repartir sur des bases saines, tout doit être restitué. La presse française fait mine de découvrir les financements libyens. Ils sont réels et n'auront plus jamais lieu. Du moins je l'espère. »

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La couverture du livre de Mohamed el-Megarief expurgé de ses passages les plus explosifs.
Dans l'édition publiée, Mohamed el-Megarief déplore un « vol » de l'argent des Libyens à des fins de corruption politique. Ainsi, pages 74 et 75 du livre :
« [Kadhafi] considérait que tout homme pouvait s'acheter et se vendre. Il suffisait de discuter un prix. Ainsi, il confia à Bachir Saleh l'estimation des uns et des autres. Saleh tenait les comptes. Il disposait de 6,5 milliards de dollars, parfois en partie placés dans des containers. Sa mission consistait à financer des organisations, des groupuscules et des campagnes électorales. Officiellement, il s'agissait du LAP (ndlr, Libya Africa Investment Portfolio), mais nul n'avait de droit de regard sur la façon dont l'argent était dilapidé. Car il n'était pas dépensé ou investi. L'argent volé au peuple libyen partait en fumée. »
Plus subliminale, page 65, l'allusion au peu de sincérité des relations franco-libyennes : « Mai 2007 représente selon moi l'apogée de ce qui s'est fait de pire en matière de cynisme politique. »

Le manuscrit original expurgé par l'éditeur livre des informations autrement plus sensibles, qui sont susceptibles d'enrichir l'enquête judiciaire ouverte à Paris sur les financements libyens. « La seule campagne électorale dont je puisse parler ici est celle de Nicolas Sarkozy en 2007 », avertit M. el-Megarief. « De nombreux médias français et étrangers ont tenté de refaire le scénario, de remonter à tous les protagonistes... La vérité est semée dans diverses enquêtes. Je vais dire ce que je sais. »

Ci-dessous, le texte en arabe du chapitre non expurgé sur le financement de Nicolas Sarkozy :
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© MediaprtP1 du document fourni par Mediapart. Document complet sur le site de Mediapart

« Le premier versement était de 50 millions d'euros »


Mohamed el-Megarief
© ReutersMohamed el-Megarief
« Pendant la campagne, poursuit-il, Bachir Saleh rencontra des proches de Nicolas Sarkozy. Kadhafi voulait "aider son ami", comprendre se racheter une virginité en France. Les circonstances ont fait que son crédit a toujours été déficitaire auprès de Mitterrand ou de Chirac. Une ère nouvelle se levait et le Fou (ndlr, surnom donné à Kadhafi par M. el-Megarief) n'allait pas laisser filer l'occasion. Saleh proposa l'aide de la Libye pour l'élection de Nicolas Sarkozy. La propagande aurait été contre-productive. C'est avec de l'argent que l'on est efficace. 50 millions ont donc été versés pendant la campagne électorale. Cela paraît énorme pour un pays où les comptes de campagne sont limités et scrutés. Mais le Fou avait beaucoup d'argent. »

Le dispositif avait beau être hautement confidentiel, le risque d'une fuite restait majeur, selon l'ancien chef d'État, du fait de la personnalité de Kadhafi. « Les hommes de main des deux dirigeants faisaient le "sale boulot" discrètement. Les rencontres étaient planifiées et organisées dans le plus grand secret, expose M. el-Megarief. Peu de gens, de part et d'autre, étaient dans la confidence. Enfin... C'était la base du contrat tacite passé entre les deux parties. Mais croire Kadhafi est sinon de la folie au moins la preuve d'une grande naïveté. Kadhafi s'en vantait auprès de ses invités. Il finançait un homme respectable, il voulait que tout le monde le sache... mais cela Nicolas Sarkozy aurait dû s'y attendre. Kadhafi aimait se mettre en avant et Sarkozy n'a pas suffisamment cerné le personnage avant de lui accorder sa confiance. »

Tout semble s'être noué en 2006, quelques mois après la première visite effectuée par Nicolas Sarkozy à Tripoli, début octobre 2005. « En confiance, Claude Guéant confie l'ambition de son mentor à Saleh qui évidemment en parle à son patron. L'élection présidentielle approchant à grands pas, Kadhafi propose une aide financière à Sarkozy. Aucun montant n'a été négocié à l'amiable au préalable. Nous sommes alors en 2006. Kadhafi a réussi à convaincre un homme ambitieux et déterminé à remporter cette élection majeure que la qualité d'une campagne dépendait des sommes que l'on était prêt à y investir. Ce qui doit être sans doute vrai... »

La mécanique du financement mise en place à partir des fonds détenus par le LAP, présidé par Bachir Saleh, fait intervenir selon l'ex-chef d'État un autre dignitaire, Abdallah Senoussi, et l'un de ses proches. « En fin 2006, Abdallah Senoussi, chef des services secrets libyens, participait aux réunions de financement avec Kadhafi et Saleh. Il proposa la solution des comptes offshore. »

D'après un ancien responsable des comités révolutionnaires libyens, Taher Dahec, qui a tenu une conférence de presse à Paris la semaine dernière, des négociations décisives ont effectivement eu lieu en octobre 2006 à l'hôtel Corinthia de Tripoli, en présence de Bachir Saleh et Abdallah Senoussi.

La solution d'un paiement intégral en espèces ayant été écartée, selon l'ex-chef d'État libyen, Abdallah Senoussi aurait fait intervenir un membre de sa famille résidant à Paris. Ce dernier « récupérait l'argent dont le compte ne correspondait à personne », explique M. el-Megarief. « Un quelconque proche de Sarkozy aurait été reconnu. Aucun risque inutile ne devait être pris. Le premier versement était, comme je l'ai déjà dit, de 50 millions d'euros. »

M. el-Megarief dit qu'il « ignore la manière dont cette somme a été utilisée », mais se dit « certain (...) que Sarkozy ne l'a pas utilisée à des fins personnelles ». « D'autres versements ont été effectués après la campagne. Il y a de nombreuses suppositions concernant les montants. Ils étaient très élevés. Le dernier versement date, à ma connaissance, de 2009. Kadhafi, après la victoire de Nicolas Sarkozy a clairement dit au Président fraîchement élu que l'intermédiaire exclusif était Bachir Saleh. Bachir Saleh savait tout et parlait parfaitement le français. »

L'ancien marchand d'armes Ziad Takieddine, qui a servi d'introducteur à Nicolas Sarkozy en Libye, ne serait pas intervenu directement dans ces paiements, selon M. el-Megarief : « Kadhafi ne faisait pas confiance et aimait traiter avec les mêmes personnes. »

L'ancien chef d'État revient au passage sur les démentis de Nicolas Sarkozy. « L'information a été révélée par Kadhafi avant sa mort, puis confirmée par Saïf al-Islam qui répondra de ses actes devant la Justice. Il est vrai qu'une affirmation de cette teneur dans la bouche d'un monstre sanguinaire et de son fils machiavélique, nul n'a envie d'y croire. Il me semble que cela a été la ligne de défense de l'ancien Président. Et c'était intelligent. »

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