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© Mr.Fish
Traduction SOTT

Chris Hedges a prononcé ce discours dimanche soir à New York lors d'une manifestation dénonçant le 11e anniversaire de la guerre en Afghanistan. L'événement, qui se tenait au Vietnam Veterans Memorial [Mémorial des vétérans du Vietnam - Ndt], était mené par l'association Veterans for Peace [Vétérans pour la Paix - NdT].


Nous sommes nombreux, ici, à porter la mort en nous. L'odeur des corps boursouflés en décomposition. Les cris des blessés. Les hurlements des enfants. Le bruit des coups de feu. Les explosions assourdissantes. La peur. La puanteur de la cordite. L'humiliation qui survient quand vous cédez à la panique et priez pour survivre. La perte des camarades et des amis. Et puis le contrecoup. La longue aliénation. La torpeur. Les cauchemars. Le manque de sommeil. L'incapacité à se connecter à tous les êtres vivants, même ceux que nous aimons le plus. Le regret. Les mensonges répugnants proférés autour de nous à propos de l'honneur, de l'héroïsme et de la gloire. L'absurdité. Le gâchis. La futilité.

Seuls les estropiés connaissent la guerre finalement. Et nous sommes les estropiés. Nous sommes les brisés et les éclopés. Nous demandons le pardon. Nous cherchons la rédemption. Nous portons sur nos épaules cette horrible croix de la mort, car l'essence de la guerre c'est la mort, et son poids s'enfonce dans nos épaules et ronge nos âmes. Nous la traînons dans la vie, dans les montées et les descentes, le long des routes, dans les recoins les plus intimes de nos vies. Elle ne nous quitte jamais. Ceux qui nous connaissent le mieux savent que nous sommes nombreux à porter en nous quelque chose d'indicible et de mauvais. Ce mal est intime. Il est personnel. Nous ne disons pas son nom. C'est le mal des choses accomplies et des choses inachevées. C'est le mal de la guerre.

Nous ne parlons pas de la guerre. On ne la saisit que dans les longs regards vides, les silences, les doigts qui tremblent, les souvenirs que la plupart d'entre nous gardons enfouis au plus profond de nous, les larmes.

Il est impossible de dépeindre la guerre. Les récits, même anti-guerre, rendent l'irrationnel rationnel. Ils rendent l'incompréhensible compréhensible. Ils rendent l'illogique logique. Ils rendent beau le méprisable. Tous les mots et toutes les images, toutes les discussions, tous les films, toutes les évocations de la guerre, bonnes ou mauvaises, sont une obscénité. Il n'y a rien à dire. Il n'y a que les cicatrices et les plaies. Celles que nous portons en nous. Celles que l'on ne peut exprimer. L'horreur. L'horreur.

La guerre donne à ses tueurs le pouvoir divin de prendre la vie. Et certains ici ce soir ont ressenti et exercé ce pouvoir. Ils ont transformé d'autres êtres humains en objets. Et en tuant, ils sont devenus des objets, des machines, des instruments de mort, des persécuteurs de guerre et des victimes de guerre. Et ils ne veulent plus être des machines.

Nous errons dans la vie avec en nous le marasme de la guerre. Il n'y a pas d'échappatoire. Il n'y a pas de paix. Nous connaissons une terrible vérité, une vérité existentielle. La guerre a révélé les mensonges du patriotisme et de la vertu collective de la nation, que nos églises, nos écoles, nos médias, nos films, nos livres, notre gouvernement nous racontent à propos de nous-mêmes, à propos de qui nous étions. Et nous voyons à travers ces illusions. Mais ceux qui disent cette vérité sont rejetés. Des fantômes. Des étrangers sur une terre étrange.

Qui sont nos frères et sœurs ? Qui est notre famille ? Qui sommes-nous devenus ? Nous sommes devenus ceux qu'autrefois nous méprisions et tuions. Nous sommes devenus l'ennemi. Notre mère est la mère qui pleure son enfant massacré, et nous avons massacré cet enfant, dans un village de maisons en terre d'Afghanistan ou un cimetière rempli de sable à Falloujah. Notre père est le père couché sur un grabat dans une cabane, paralysé par l'explosion d'une bombe à fragmentation en fer. Notre sœur vit dans la pauvreté dans un camp de réfugiés à l'extérieur de Kaboul, veuve, désespérément pauvre, elle élève ses enfants seule. Notre frère, oui, notre frère, est chez les Talibans et dans l'insurrection irakienne et membre d'Al-Qaïda. Et il a un fusil automatique. Et il tue. Et il devient nous. La guerre est toujours le même fléau. Elle transmet le même virus mortel. Elle nous apprend à renier l'humanité, la valeur et l'être d'autrui, et à tuer et à être tué.

Il y a des jours où nous souhaiterions être entiers. Nous souhaiterions pouvoir poser cette croix. Nous envions ceux qui, dans leur innocence, croient en la bonté innée de l'Amérique et en la vertu de la guerre, et célèbrent ce que nous savons méprisable. Et parfois, nous voudrions être mort, pour la paix que la mort apporte. Mais nous connaissons aussi la terrible vérité, ainsi que James Baldwin l'a écrit : « ceux qui refusent de regarder la réalité appellent leur propre destruction, tout simplement, et quiconque insiste pour rester dans un état d'innocence longtemps après que celle-ci est morte, se transforment en monstre. » Et nous préférerions être estropiés et brisés et souffrir plutôt que d'être un monstre, et certains d'entre nous, autrefois, étaient des monstres.

Je ne peux pas vous guérir. Vous ne serez jamais guéris. Je ne peux pas enlever vos blessures, visibles et invisibles. Je ne peux pas vous promettre que ça ira mieux. Je ne peux pas vous communiquer l'optimisme joyeux et enfantin qui est la malédiction de l'Amérique. Je ne peux que vous dire de vous lever, de prendre votre croix, et d'aller de l'avant. Je ne peux que vous dire que vous devez toujours défier les forces qui vous rongent, qui rongent la nation - ce fléau de la guerre.

Parfois je me sens comme un orphelin
Loin de chez moi
Loin de chez moi
*

Les banques et autres institutions financières qui profitent de la guerre nous dominent. Pour certains, la guerre est un commerce. Et à travers ce pays, se trouve un dédale d'industries militaires qui ne produisent que des instruments de mort. Et certains d'entre nous ont autrefois servi ces forces. C'est la mort que nous défions, non pas notre propre mort, mais la vaste entreprise de la mort. Les sombres désirs primitifs de puissance et de richesse personnelles, le langage hyper-masculin de la guerre et du patriotisme sont utilisés pour justifier le massacre des faibles et des innocents et pour railler la justice... Et nous n'utiliserons pas ce vocabulaire de la guerre.

Nous ne pouvons pas fuir le mal. Certains d'entre nous ont essayé, à travers l'alcool, les drogues et l'autodestruction. Le mal est toujours avec nous. C'est parce que nous connaissons le mal, notre propre mal, que nous ne lâchons pas, que nous n'abandonnons pas. C'est parce que nous connaissons le mal que nous résistons. C'est parce que nous connaissons la violence que nous sommes non-violents. Et nous savons qu'il ne s'agit pas de nous ; la guerre nous a appris cela. Il s'agit de l'autre, qui gît au bord de la route. Il s'agit de tendre la main pour aider notre ennemi à se relever, au mépris des croyances et des serments, au mépris de la religion et de la nationalité. Tous les actes de guérison et d'amour - et le mépris de la guerre est une affirmation de l'amour - nous permettent de crier aux vastes pouvoirs de l'univers que, même si nous sommes brisés, nous ne sommes pourtant pas impuissants, même si nous sommes désespérés, nous ne sommes pourtant pas sans espoir, et même si nous nous sentons faibles, nous résisterons toujours, toujours et toujours. Et c'est dans cet acte de résistance que nous trouvons notre salut.

*Référence à Sometimes I Feel Like a Motherless Child, negro spiritual composé aux États-Unis avant l'abolition de l'esclavage (1865) - NdT