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Jean-Claude Michéa
Pour Jean-Claude Michéa, la crise de l'école participe d'une crise plus large, celle de notre société. Il faut donc l'analyser dans le cadre de la dynamique sociale générale. Petite note de lecture, pour ceux qui ne connaîtrait pas la thèse, imparable, de « L'enseignement de l'ignorance ».

Michéa commence par rappeler que la dynamique sociale contemporaine est caractérisée par le primat de l'économie politique, qui énonce que pour construire la paix entre les hommes, il faut dissiper tous les obstacles devant le libre jeu du marché. Ceci suppose évidemment qu'on détruise aussi les obstacles existant à l'intérieur des individus, pour fabriquer des hommes purement rationnels, ne s'inscrivant plus que dans les catégories de l'économie politique. Le problème est qu'un tel individu, étant dépourvu de toute valeur transcendante (puisque la raison économique l'amène à ne suivre que son intérêt bien compris), ne peut s'inscrire pas s'inscrire dans une chaîne de transmission du savoir (qui suppose que l'on suive un intérêt autre qu'individuel).

L'histoire des trente dernières années est donc, pour Michéa, l'histoire d'un pari impossible : construire une société qui transmette, alors qu'elle est faite d'individus enfermés dans les catégories de l'économie politique. Pendant des siècles, la « société capitaliste » n'a pu fonctionner qu'en s'appuyant sur des types anthropologiques (l'enseignant, en particulier) qui précisément n'avaient pas de place dans la logique intrinsèque de cette société. A présent, on prétend faire fonctionner cette société uniquement sur ses propres principes, et donc l'on nie les fonctions qui, jusque là, lui était apportées en quelque sorte de l'extérieur (l'école, en particulier). On a donc rompu un compromis entre le capitalisme et les conditions antérieures à son existence, qui étaient, de manière invisible, ses garde-fous et ses auxiliaires.

Une fois qu'on a compris cela, la crise de l'école prend sa vraie signification. Elle est en réalité une bataille menée par le capitalisme mondialisé pour instituer, vaille que vaille, une des bases logistiques de son emprise absolue. Il s'agit de préparer un monde où, dixit notre classe dirigeante, 20 % de la population mondiale suffira à faire tourner l'outil de production. Et un monde, donc, où 80 % de l'humanité, déclarée surnuméraire, devrait être gouvernée sans qu'on l'encadre par le travail.

La méthode choisie pour encadrer cette humanité en trop sera, toujours si l'on en croit les milieux dirigeants, le tittytainment (Z. Brzezinski) - comprendre « un cocktail de divertissement abrutissant et d'alimentation suffisante », ou si l'on préfère « du pain et des jeux ». Si l'on réfléchit à l'école qu'il faudra mettre en place pour préparer les masses à cette société, on voit qu'elle combinera des filières d'excellence chargées de former les élites et une formation à caractère purement technique destinée aux 20 % « utilisables », mais n'appartenant pas à l'élite. Cette formation technique pourra d'ailleurs être donnée « à distance », via les réseaux électroniques, ce qui ouvrira un marché aux grandes firmes tout en permettant d'économiser les salaires des enseignants. Quant aux 80 % de « surnuméraires », il s'agira de les préparer au tittytainment en leur apprenant l'ignorance bienheureuse.

Pour conduire à bien cette réforme de l'enseignement, devenu enseignement de l'ignorance, il faudra évidemment former d'abord les enseignants. On les rééduquera donc en les soumettant à la tutelle d'une armée de spécialistes en « sciences de l'éducation », chargés pour dire les choses simplement de créer des profs pas très malins mais très soumis, tout juste capables d'apprendre à leurs élèves à se comporter en crétins dociles, manipulables puisque esclaves de leurs pulsions (ce qui, soit dit en passant, constitue une excellente définition des IUFM français).

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Pour conduire cette mutation en toute quiétude, on veillera à changer non le contenu, mais la méthode de l'enseignement, tant il est vrai qu'en l'occurrence, la forme conditionne le fond. Le prof deviendra donc un animateur, et l'école sera promue « lieu de vie » (et non plus lieu de transmission du savoir). Et pour achever de faire passer la pilule, on profitera du bougisme un peu cul-cul de la « gauche », devenue purement sociétale, et on confiera à la droite le rôle de bad cop - rôle dont elle s'acquittera avec beaucoup de mesure, étant donné qu'en réalité, c'est son programme que la gauche applique pour son compte, utilisant l'imbécilité des crétins « de gôche » pour faire passer des réformes/sabotages qui déplairaient à l'électorat « de drouète », lequel, également constitué en grande partie d'ahuris incohérent, ne veut pas des conséquences de ce qu'il souhaite...

Où en est-on de ce programme ? Michéa laisse le lecteur juge. Mais il semble bien qu'à ses yeux, la messe soit dite. Le tittytainment a réussi, et la question que nous devons nous poser n'est plus « quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? », mais bien « à quels enfants allons-nous laisser le monde ? »