Traduit par Daniel pour vineyardsaker.fr

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Abu Bakr al-Baghdadi et sa rollex.
Le calife est dorénavant une superstar internationale. Depuis qu'il est monté en chaire (de pierre) dans une mosquée de Mossoul au début du Ramadan, le Dr Ibrahim al-Badri de Samarra, un petit religieux sunnite qui personnifie le calife néo-médiéval Abou Bakr al-Baghdadi, a le vent en poupe.

Il a dévoilé à qui voulait l'entendre son actif immobilier transnational, qui s'étend des banlieues d'Alep jusqu'à Mossoul (avec promesse d'agrandissement). Il a créé sa propre vidéo, où on le voit faire un rap monotone, vêtu de son plus bel apparat digne d'un film des « Hommes en noir ». Il a éliminé ses concurrents, essentiellement en les tuant tous. Il a galvanisé les moudjahidines, les exhortant à le suivre dans son djihad au nom d'Allah. Il a condamné les mécréants et les hypocrites, en proclamant la « victoire des Musulmans d'Ouest en Est ».

Portant modestement une montre à 7 000 $US (ou une réplique chinoise) et demandant à chacun de bien vouloir « corriger » son comportement, le calife a annoncé que son État islamique (EI), l'ancien État islamique en Irak et au Levant, allait au-delà du Levant. Vous voulez un passeport de l'EI ? Demandez-le au calife.

Il s'est mis en tête de conquérir Rome (les Sarrasins ont saccagé la basilique de Saint-Pierre en 846) : « Vous allez conquérir Rome et être les maîtres du monde ». Cela ne devrait cependant pas se faire avant dimanche, ce qui permettra au pape François de regarder l'Argentine jouer contre l'Allemagne en toute quiétude, sans crainte de se faire décapiter.

Mais d'abord, le calife semble déterminé à monter sur son saint chameau en criant « Allahu Akbar ! » jusqu'à Bagdad, puis jusqu'à La Mecque. Après tout, il a aussi proclamé que l'escroquerie coloniale de 1916, pardon, les accords Sykes-Picot, conclus entre la France et la Grande-Bretagne, étaient dorénavant nuls et non avenus. Pas étonnant que la Maison des Saoud, ce puits de courage limpide, ait déjà massé 30 000 mercenaires, pardon, soldats, à sa frontière avec l'Irak (dire qu'il y a six mois encore, les Saoudiens alimentaient le djihad par avion et par autobus jusqu'en Syrie et en Irak ; maintenant, ils craignent l'effet boomerang).

L'orientaliste français réputé Olivier Roy n'est pas impressionné par tout ce vacarme. Il qualifie le calife de « délirant », tout en reconnaissant sa finesse : « (...) aussi prudent et invisible que le mollah Omar, aussi ambitieux et mégalomane qu'Oussama ben Laden ». La table est mise pour la question inévitable : Pourquoi donc ne figure-t-il pas sur la liste des hommes à abattre de Double O Bama et pourquoi un drone n'a-t-il pas réglé son compte dans les sables de la Mésopotamie ?

Le calife demeure silencieux sur l'Opération protégeons les sionistes, pardon, « Protective Edge », la toute dernière superproduction israélienne de nettoyage ethnique et de punition collective au ralenti tournée à Gaza, avec plus de 400 cibles et plein de scènes de « dommages collatéraux » substantiels. Un beau coup de relations publiques ratées par le calife, qui se couvre doublement de ridicule dans la population arabe par sa légitimité religieuse douteuse et par son mépris absolu de la souffrance du peuple palestinien.

Les djihadistes gentils, c'est fini

Pourtant, le calife est partout. Sa déclaration d'indépendance salafo-djihadiste, qui prend ses distances non seulement d'al-Qaïda, mais aussi des monarchies arabes cyniques et corrompues et des services du renseignement occidentaux qui alimentent le djihad international depuis des décennies, est en effet révolutionnaire. D'où la perplexité dans l'Empire du Chaos. C'est que la bonne vieille « stratégie » de donner plus de pouvoir à l'Empire et à l'OTAN par procuration - en louant les services de djihadistes - a semé la pagaille. Le calife est devenu un Frankenstein djihadiste.

Pas étonnant que l'équipe de canards boiteux, pardon, l'administration d'Obama, songe à adopter l'habituel plan A, en Syrie du moins, soit d'armer les deux côtés (laissons les Arabes s'entretuer). En Irak, le plan faisant toujours l'objet de discussions dans les bureaux de Washington est d'attaquer les convois de l'EI à l'aide de drones. Ce ne sera pas de tout repos, car le commandement militaire de l'EI est formé d'anciens membres de la guérilla irakienne qui ont l'expérience du combat. Et ils ne sont pas assez écervelés pour parader de nouveau dans leurs flamboyantes Toyota blanches au beau milieu du désert, maintenant qu'ils sont devenus instantanément des célébrités.

Sur la scène politique, des rumeurs persistantes laissent présager un coup d'État militaire imminent à Bagdad, planifié par le commandant militaire de la ville, Abdulamir al-Shumanni. Les leaders de ce coup en coulisse prétendent avoir à la fois l'appui de Washington et de Téhéran (beau travail ; on devrait les convoquer aux négociations sur le nucléaire iranien avec le P5+1). Aux États-Unis, la brigade néoconservatrice prônant le retour des morts-vivants mise sur le seul cheval vil qu'elle connaît : Ahmed Chalabi.

Peu importe son ambition brute, le calife devra mettre de l'ordre dans ses affaires. Bon nombre de groupes djihadistes syriens se sont retournés contre l'EI. La même chose se produit en Irak avec les milices sunnites dans la province de Ninive.

C'est ici qu'entrent en scène les cheiks sunnites, les fantômes de cette machine infernale. Le calife a sûrement suffisamment de taupes dignes de confiance qui lui diront qu'une fois que les cheiks auront cessé d'utiliser l'EI comme outil pour « déstabiliser » le gouvernement d'al-Maliki à Bagdad, ils voudront invariablement écraser le califat. Leur alliance d'intérêts est extrêmement limitée dans le temps - une sorte de réminiscence de l'État islamique d'Irak, dont l'émirat a été démoli par le « réveil d'al-Anbar », propulsé à coups de billets verts américains.

Le calife sera aussi confronté à Athel al-Nujaifi, le gouverneur de la province de Ninive, qui veut un Sunnistan différent avec un haut degré d'autonomie (et beaucoup de pétrole au potentiel non encore exploré), mais à l'intérieur des limites de l'Irak. Athel Al-Nujaifi est le politicien sunnite le plus influent d'Irak et le chef du plus important parti politique sunnite. Pour le moment, le calife semble ne courir aucun risque. L'EI a arrêté un grand nombre d'anciens officiers de l'armée irakienne et de baathistes aux environs de Mossoul.

Donc, une fois de plus, que fera l'administration Obama ? Probablement un remix de Bush II : faire pleuvoir de l'argent liquide sur les cheiks pour qu'ils se retournent contre le calife au plus vite. L'Iran aussi s'active, par l'entremise de petits contingents d'équipes spéciales, comme celui qui a empêché l'EI de prendre le magnifique mausolée chiite de Samarra. Les Iraniens comptent répéter leur stratégie syrienne, soit créer une armée irakienne parallèle à partir des milices.

L'idée que le calife va bientôt attaquer « l'Occident » ou les États-Unis est farfelue. Les incursions terroristes de l'EI se sont produites jusqu'ici à Irbil (dans le Kurdistan irakien), à Bassora et à Damas. Toutes ces villes sont relativement proches du commandement opérationnel de l'EI. L'Occident n'est pas à sa portée. Même une attaque contre Bagdad représente un défi majeur. L'EI n'a pas la compétence requise pour s'en prendre à une ambassade américaine aux dimensions du Vatican. Il ne faut pas oublier non plus les miliciens sadristes de Sadr City, capables de réduire l'EI en miettes. Le maximum auquel il peut aspirer, c'est de continuer à détruire des mausolées sunnites, soufis et chiites.

Parallèlement, l'histoire vraiment juteuse à suivre est que l'EI pourrait se transformer par procuration en arme de choix idéale pour l'Empire du Chaos - et la Maison des Saoud - dans son combat contre ce qui pourrait être décrit comme l'alliance Iran-Hezbollah-Syrie-Irak. Exactement le contraire de ce qui est colporté par ce tissu de vœux pieux.

De façon plus réaliste, en termes géopolitiques, le périple hypothétique du calife à Rome est tout aussi farfelu. L'EI est encerclé par des puissances hostiles, comme l'Iran, la Turquie et l'Égypte. Si les hommes en noir décident de traverser 300 kilomètres de désert pour attaquer le domaine du roi Playstation, appelé aussi Jordanie, ils seront tous tués par des drones.

Maintenant qu'il s'est autoproclamé le nouvel Oussama, le calife ferait mieux de surveiller ses arrières. Il n'a probablement pas plus d'un tour dans son sac. Il pourrait se rendre compte qu'il a plus de chances de connaître la gloire en laissant sa marque en tant que seconde venue de Michael Jackson et en se mettant à faire le Moonwalk (le remix djihadiste). Mais ce qu'il réalisera très certainement, c'est que l'Armée arabe syrienne de Bashar al-Assad est le seul joueur qui compte du côté syrien et qu'elle est en mesure d'attaquer l'EI et de lui infliger de sérieux dommages. Du côté irakien, les options sont encore plus nombreuses.

En dépit des rumeurs de coup d'État, al-Maliki va probablement demeurer en poste à Bagdad. Il sera aussi fourbi en armes non seulement par Téhéran, mais aussi par Moscou. Le Corps des Gardiens de la révolution islamique contribue déjà à mettre sur pied ce qu'on pourrait nommer les brigades de la Garde nationale. Soyez assurés que l'EI les aura à ses trousses. En prenant l'EI en tenailles par leurs attaques, la Syrie et l'Irak pourraient détruire la majeure partie de ses effectifs dans les six mois.

Le calife, outre son impressionnante montre au poignet, a beau posséder maintenant beaucoup d'armes et remplir ses coffres en vendant du pétrole, son califat n'en demeure pas moins rien de plus qu'un mirage. Mais une chose est sûre. Avant qu'il soit enseveli dans les sables du temps, du sang sera versé. Beaucoup de sang.