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© aclu.org
Les émeutes de Ferguson ont repris avec l'annonce que le policier qui a tué Michael Brown ne serait pas poursuivi. L'affaire illustre la fuite en avant du pays dans une répression brutale... mais pas tout à fait aveugle quant au choix de ses victimes.

Le 9 août dernier, Michael Brown, un adolescent noir, était abattu à Ferguson dans le Missouri. Ce véritable assassinat, après tant d'autres, a suscité une immense vague de protestations et d'émeutes contre les méthodes brutales d'une police militarisée et raciste.

Lundi 24 novembre, le grand jury chargé de la question a tranché : le policier blanc qui a fait feu à douze reprises dans une histoire de vol présumé de cigarillos ne sera pas poursuivi. Cette décision a immédiatement suscité la colère de centaines de manifestants à Ferguson même, où le couvre feu a été décrété, et des manifestation ont eu lieu dans plusieurs grandes villes américaines.

Une police américaine brutale et militarisée

Il y a quelques jours seulement, le 22 novembre, un jeune afro-américain de douze ans qui s'amusait sur une aire de jeux à Cleveland avec un pistolet en plastique a été tué par deux policiers. Ces deux événements récents viennent allonger la longue liste des victimes de la police américaine, avec une constance : les forces de l'ordre ont la gâchette d'autant plus facile que le suspect est noir.

Les méthodes expéditives de la police aux États-Unis sont certes connues de longue date, elles n'en sont pas moins hallucinantes. Un des exemples les plus éclairants est sans doute cette vidéo qui date de 2012 mais qui vient juste d'être rendue publique sur Youtube. On y voit l'exécution pure et simple d'un SDF, déficient mental, par huit policiers. Ceux-ci, comme à l'exercice, vont tirer quarante-six balles en trois secondes et le touchent mortellement à quatorze reprises. Comble du sordide, dans une mare de sang, les forces de l'ordre tentent de menotter le cadavre. Faut-il préciser qu'une nouvelle fois la victime était noire ?

Le suréquipement des unités de maintien de l'ordre aux USA a pris de folles proportions. L'American Civil Liberties Union (ACLU) dénonce cette militarisation depuis de longues années. Sur son site, on peut notamment apercevoir un étonnant véhicule blindé, résistant aux mines, de dix-neuf tonnes, propriété de l'université de l'Ohio : un achat pédagogique réalisé dans le cadre d'un programme fédéral.

4,3 milliards d'équipements militaires pour la police

Plus généralement, dans un long rapport intitulé War comes home (La guerre arrive à la maison), l'ACLU estime que ce sont près de 4,3 milliards d'équipements militaires qui ont été transférés du ministère de la Défense à la police entre 1990 et 2013. Dans le cadre du programme dit 1033, ce sont non seulement des dizaines de milliers d'armes automatiques, mais aussi des centaines de véhicules blindés et d'hélicoptères qui ont été cédés aux différentes unités de police.

Le développement exponentiel des SWAT, les unités spéciales d'intervention, est tel que près de 80% des villes américaines de plus de 25.000 habitants en auraient une (lire ici). Initialement prévues pour gérer des situations à haut risque de type prise d'otage (un peu comme le GIGN en France), ces unités sont désormais essentiellement utilisées pour réaliser les mandats de perquisition : 79% des interventions des SWAT en 2011 et 2012 selon le rapport de l'ACLU.

À cette militarisation des activités de police vient s'ajouter un autre élément : une forte différenciation raciale dans l'utilisation de ces forces paramilitaires, qui touche de manière disproportionnée les minorités et en particulier les afro-américains. Une situation corrélée avec la composition des effectifs de police marquée par une sous-représentation des Noirs en son sein.

Explosion de la population carcérale

L'ampleur de la population carcérale aux États-Unis est phénoménale, 25% des prisonniers dans le monde. En 2012, avec 2,2 millions de personnes en prison, les USA ont le taux d'incarcération le plus élevé du monde. En valeur absolue, cela représente autant de détenus que la Chine (1,5 million) et la Russie (750.000) réunies. C'est dire la performance. Ramenée à la France, cette situation équivaudrait à 450.000 prisonniers au lieu des 69.000 actuellement détenus.

Mais au-delà même du chiffre, c'est la concordance entre l'envolée du nombre d'incarcérations et la mise en place de la contre-révolution libérale qui est saisissante. Entre 1980 et 2011, la population carcérale est passée de 500.000 à 2,3 millions (voir la courbe) avec notamment la mise en place de peines plancher concernant les stupéfiants.

Mais ces peines ont fait l'objet d'arbitrages "curieux". Ainsi, une personne en possession de cinq grammes de crack se voyait appliquer la même condamnation (cinq ans ferme) qu'une personne détenant 500 grammes de cocaïne. Une différenciation qui a introduit une très forte discrimination ethnique envers les Afro-américains puisque ceux-ci représentent 84,7% des condamnés pour possession de crack, mais seulement 27% pour possession de cocaïne.

Industrie pénitentiaire

En 2011, dans son livre The new Jim Crow, Michelle Alexander faisait le constat suivant :« Il y a aujourd'hui plus d'hommes africains-américains en prison ou en détention, en liberté surveillée ou liberté conditionnelle, que de Noirs qui furent soumis à l'esclavage en 1850 avant que la guerre civile ne commence. » 35,5% des prisonniers aux États-Unis sont des Noirs alors qu'ils ne représentent que 10% de la population totale. Selon les statistiques du Département de la justice, la probabilité d'emprisonnement des hommes nés en 2001 est de 1 sur 17 pour un Blanc, 1 sur 6 pour un Hispanique et 1 sur 3 pour un Noir.

Cette situation a de multiples conséquences, à commencer par la perte du droit de vote. On estime qu'un adule noir sur 13 est déchu du droit de vote à la suite d'une condamnation. La carte État par État fait apparaître des distorsions massives. Dans trois d'entre eux, la Floride, la Virginie, le Kentucky la part des Noirs déchus du droit de vote dépasse les 20%. Une manière brutale pour la fraction blanche de la population de s'assurer une surreprésentation électorale.

Il n'est pas impropre de parler d'industrie pénitentiaire aux États-Unis. Avec 500.000 travailleurs, ce secteur est un des principaux employeurs du pays. Pour le contribuable américain, la facture est estimée à 60 milliards de dollars par an. Mais au-delà de la folie sécuritaire, c'est bien le traitement de la question sociale et raciale par une répression sans cesse accrue que nous avons sous les yeux.