Traduction : Michèle Mialane, édité par Fausto Giudice

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J'aurais aimé être bouleversée par l'attentat de Paris. Mais comment le pourrais-je, à la lecture de ce qui suit (par exemple) : « Effectivement personne ne peut s'étonner que de plus en plus de gens aient peur de l'Islam. En son nom et celui du Coran on répand la terreur et l'effroi. Les voix timides contestant que « l'État islamique » et autres organisations terroristes représentent le véritable visage de l'Islam, sont constamment couvertes par le bruit des bombes et les cris de ceux qu'on assassine de façon barbare » (Frankfurter Allgemeine Zeitung-FAZ)

Moi je formulerais cela autrement. Par exemple : « Effectivement personne ne peut s'étonner que de plus en plus de gens aient peur de l'Occident. En son nom et celui des droits humains on répand la terreur et l'effroi. Les voix timides contestant que l'OTAN et autres organisations terroristes représentent le véritable visage de l'Occident sont constamment couvertes par le bruit des bombes et les cris de ceux qu'on assassine de façon barbare ».

On peut remplacer « OTAN » par « Frontex », ou FMI, ou... la liste est longue si l'on cherche des organisations qui assassinent de façon barbare.

Ou encore : Effectivement personne ne peut s'étonner que de plus en plus de gens aient peur du capitalisme. En son nom et celui de l'économie de marché ... etc.

Oui, je m'aperçois que je perds mon humanité. Ma raison me dit que publier d'écœurantes caricatures racistes ne constitue pas un motif d'assassinat. Ma raison en appelle à mon empathie. Mais mon affect est trop occupé à combattre l'écœurement que provoque chez moi ce gigantesque déferlement d'hypocrisie.

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« Attentat contre la liberté d'opinion » ? Les véritables auteurs d'attentats contre la liberté d'opinion, commis effectivement chaque jour et avec un immense succès, sont les propriétaires des médias. Les quelques gros conglomérats médiatiques. Le politiquement correct, qu'on vous l'impose par pression ou qu'on s'y rallie par conviction. Que ces attentats ne fassent pas couler le sang ne leur ôte ni leur virulence ni leur réalité.

Je contemple tout ce déferlement d'empathie obligée et ne peux évacuer le racisme qui s'y exprime. Quelque chose ne va plus. Et je ne peux m'empêcher, devant cette émotion que déversent les rédactions des JT, de me poser une question : à quoi ressemblerait l'Europe aujourd'hui, si la réaction après le 2 mai - après Odessa - avait été la même?

Toute grandiloquence me donne le mal de mer.

Je sais que la ligne rouge est affaire de perception individuelle et que l'hypocrisie entretenue depuis des années autour de Frontex aurait dû me suffire depuis longtemps. Toutes ces simagrées de droits humains, quand tout le monde se fout que des êtres humains d'une autre couleur soient abattus, affamés, empoisonnés ou n'importe quoi d'autre pour garantir les profits du monde occidental blanc.

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Et pourtant je m'aperçois que mon seuil personnel aurait dû être franchi l'an dernier. Le 2
mai à Odessa. Peut-être parce que par hasard les évènements diffusés ce jour-là m'ont touchée de plus près que jamais d'autres auparavant.

Ou peut-être pas.

Car s'il est une chose (et il n'y en a jamais eu d'autre), une seule, qui en Europe avait une réalité, c'est bien « Plus jamais le fascisme ». Elle n'a pas produit grand-chose ; il n'a été en aucune façon mis fin à la barbarie coloniale, on a continué à percevoir le monde à travers les lunettes du racisme, et tous les droits sociaux sont restés tributaires des monstruosités du marché. En définitive, des luttes du XXème siècle, il n'est pas sorti grand-chose.

Cette seule phrase - au moins depuis la mort de Franco- restait une réalité en Europe : Plus jamais le fascisme. Elle a été réduite en cendres à Odessa, et ces cendres dispersées au vent.

J'ai envie de vomir, quand j'entends dire : « c'est un attentat contre nous tous ». Je regarde qui défile, et je n'ai pas envie de défiler à leurs côtés. Ma raison me dit que je ne suis pas meilleure qu'eux, que toutes les vies humaines ont la même valeur et que toute souffrance humaine mérite la même compassion.

Mais mon affect me dit : pleurez donc sur eux sans moi. Ce ne sont pas mes morts, mais les vôtres. Un automatisme gouverne mon affect, quand l'opinion dominante entonne des lamentations. Il se détourne.

Le niveau rationnel est toujours là. La raison porte un regard critique sur la « story », observe que, lorsque des Français commettent un attentat contre d'autres Français, il faut d'abord y voir un problème de rapports sociaux et non de conflits religieux, même s'ils portent le masque du religieux. Que rattacher cet attentat à l'Islam est une construction raciste. Ma raison fait son boulot et considère les divers plans permettant d'échafauder une analyse appropriée, note avec quelle absence de scrupules on saute sur l'occasion pour transformer la mort de douze êtres humains en propagande pour une communauté fictive de valeurs, où les contradictions de classe se résolvent dans une union populaire sacrée fondée sur des valeurs. La raison voudrait une analyse fouillée.

Mais l'affect reste sec et beaucoup trop occupé par son écœurement pour pouvoir prendre autre chose en compte, et refuse à la raison la patience nécessaire à une telle analyse. Pour mon affect, le monde s'est fracturé, et la fracture est peut-être en zigzag, elle ne satisfait pas toujours aux exigences de la conscience de classe, mais elle existe (et il est sidérant que cette fracture, après des années d'engagement politique, soit si neuve et si clairement tracée ; que toutes les colères, depuis les phases ultimes de la guerre au Vietnam jusqu'à nos jours, n'aient pas suffi à la créer et qu'elle soit si profonde). Mon affect dit : Pleurez vos morts, moi je pleure les miens.