Édition : Fausto Giudice

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© AP / Damian Dovarganes
Un panneau de la Transportation Security Administration [Agence nationale de sécurité dans les transports, créée après le 11 Septembre, NdE], à Union Station, la gare centrale de Los Angeles, , incite à déclarer les activités suspectes : « Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose »
Un État totalitaire est aussi puissant que le sont ses informateurs. Et les USA en ont beaucoup. Ils lisent nos e-mails. Ils écoutent, téléchargent et archivent nos appels téléphoniques. Ils nous prennent en photo au coin des rues, sur les quais de métro, dans les magasins, sur les autoroutes et dans les bâtiments publics et privés. Ils nous traquent à travers nos appareils électroniques. Ils infiltrent nos organisations. Ils incitent et encouragent des « actes terroristese » de musulmans, d'environnementalistes radicaux, d'activistes et d'anarchistes des Black Blocs, piégeant ces malheureux dissidents et les envoyant en prison pour des années. Ils ont accumulé des profils détaillés de nos habitudes, de nos goûts, de nos inclinations particulières, de nos données financières et médicales, de nos orientations sexuelles, de nos historiques d'emploi, de nos habitudes de consommation et de nos casiers judiciaires. Ils archivent cette information dans des ordinateurs gouvernementaux. Et cela reste stocké, comme une bombe à retardement, pour le moment où l'État décidera de nous criminaliser.

Les États totalitaires enregistrent jusqu'à nos activités les plus banales pour pouvoir, lorsqu'ils décident de nous incarcérer, attribuer à ces activités des intentions subversives ou criminelles. Et les citoyens qui savent, grâce au courage d'Edward Snowden, qu'ils sont surveillés, mais pensent naïvement qu'ils « n'ont rien fait de mal » ne comprennent pas cette sombre et terrifiante logique.

La tyrannie est toujours associée à des réseaux clandestins d'informateurs. Ces informateurs maintiennent le populo dans un état de peur. Ils diffusent une anxiété constante et renforcent l'isolation à travers la méfiance. L'État utilise la surveillance généralisée et l'espionnage pour briser la confiance et nous priver de la liberté de penser et de parler librement.

Un appareil d'État de sécurité et de surveillance, parallèlement, conditionne tous les citoyens à devenir des informateurs. Dans les aéroports et les gares de trains, de métro et de bus, la campagne de recrutement est implacable. On nous gave de vidéos gouvernementales scabreuses et d'autres messages nous enjoignant à être vigilants et à rapporter tout détail suspect. Les vidéos, diffusées en boucle infinie par des écrans de télévision installés partout, contiennent toujours des éléments incontournables : une musique inquiétante, des types de criminels aux mines patibulaires, le citoyen vigilant prévenant les autorités, et dans certains cas le malfaiteur appréhendé et menotté se faisant embarquer. Ce message d'hypervigilance et d'aide à l'État pour démasquer de dangereux ennemis intérieurs est simultanément diffusé par les agences gouvernementales, les médias de masse, la presse et l'industrie du divertissement. « Si vous voyez quelque chose dites quelque chose », dit le chœur.

Dans toutes les gares d'Amtrak [entreprise ferroviaire US, NdE], on dit aux passagers en attente de prévenir les autorités — qui bien souvent marchent parmi nous, avec des chiens — si quelqu'un « semble être dans une zone non autorisée », « traîne, fixant ou regardant les employés et les clients », « exprimant un niveau d'intérêt inhabituel pour les opérations, l'équipement et le personnel », « habillé de manière inappropriée pour le temps, comme un gros manteau en été », « agissant extrêmement nerveusement ou anxieusement », « restreignant la liberté de mouvement d'un individu », ou « en train d'être briefé sur quoi dire aux agents de sécurité ou d'immigration ».

Ce qu'il y a de plus inquiétant dans cette exhortation incessante à devenir un citoyen informateur, c'est qu'elle détourne nos yeux de ce qu'ils devraient voir — la mort de notre démocratie, la présence croissante et l'omnipotence de l'État policier, et l'éviscération, au nom de notre sécurité, de nos libertés les plus fondamentales.

La peur fabriquée engendre le doute de soi. Souvent inconsciemment, elle nous fait nous conformer dans nos comportements extérieurs et intérieurs. Elle nous conditionne dans nos relations avec ceux qui nous entourent, instillant de la suspicion. Elle détruit la possibilité d'organisation communautaire, et de dissidence. Nous avons construit ce que Robert Gellately appelle « une culture de la dénonciation ».
Les délateurs en prison, quintessence d'un système totalitaire, sont la colle qui permet aux autorités carcérales de garder le contrôle et de maintenir les prisonniers divisés et affaiblis. Les délateurs peuplent aussi les tribunaux, où la police passe des accords secrets pour abandonner ou alléger les charges à leur encontre en échange de témoignages contre des individus ciblés par l'État. Nos prisons sont remplies de gens purgeant de longues peines sur la base de faux témoignages fournis par des informateurs en échange d'allègements de peine.Il n'y a pas de règles dans ce sale jeu. La police, comme les autorités carcérales, peut proposer aux délateurs des accords sans supervision ou contrôle judiciaire. (Accords impliquant parfois des choses aussi triviales qu'autoriser un prisonnier à avoir accès à de la nourriture comme des cheeseburgers). Les délateurs permettent à l'État de contourner ce qui nous restait de protection légale. Et les délateurs peuvent obtenir des informations pour les autorités et n'ont pas à donner à leurs cibles d'« avertissement Miranda *». Et à cause du désespoir de la plupart de ceux qui sont recrutés pour moucharder, les informateurs sont prêts à faire presque tout ce que leur demanderont les autorités.
Tout aussi infectés que les prisons et les tribunaux, les quartiers pauvres, pleins d'informateurs, dont nombre de petits dealers de drogue à qui l'on permet de vendre dans la rue en échange d'informations. Et à partir de là notre culture de la délation remonte en spirale vers les sièges de la NSA, de la Sécurité intérieure et du FBI

Les systèmes de pouvoir policier et militaire sont impitoyables quand l'un des leurs, à l'instar d'Edward Snowden ou de Chelsea Manning, devient informateur au nom du bien commun. La structure de pouvoir impose des murs de silence et de sévères formes de rétribution à l'intérieur de ses rangs, afin de s'assurer que personne ne parle. Le pouvoir comprend qu'une fois divisé, une fois que ceux à l'intérieur de ses murs deviennent des informateurs, il devient alors aussi faible et vulnérable que ceux qu'il assujettit.

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© Inconnu
Nous ne serons pas en mesure de nous réapproprier notre démocratie et de nous libérer de la tyrannie tant que les informateurs et les vastes réseaux qui les soutiennent ne sont pas démantelés. Tant que nous sommes surveillés 24 heures par jour nous ne pouvons pas utiliser le mot « liberté ». Il s'agit d'une relation maître-esclave. N'importe quel prisonnier le comprendrait.

Alexandre Soljenitsyne, dans son chef-d'œuvre « L'Archipel du Goulag », qui traite de son passage dans les goulags de Joseph Staline et qui est une réflexion brillante sur la nature de l'oppression et de la tyrannie, décrit un moment où un groupe d'Ukrainiens de l'Ouest qui avaient été soldats durant la seconde guerre mondiale arrive dans son camp, à Ekibastuz. Les Ukrainiens, écrit-il, « furent horrifiés par l'apathie et l'esclavage qu'ils y virent, et saisirent leurs couteaux ». Ils commencèrent à assassiner les informateurs.

Soljenitsyne continue :
"Tuez les mouchards! "Le voilà, le maillon! Flanquez-leur un coup de couteau dans la poitrine! Fabriquons des couteaux, égorgeons les mouchards, le voilà le maillon!

Aujourd'hui, tandis que je suis en train d'écrire ce livre, des rayons de livres humanistes me surplombent sur leurs étagères et leurs dos usés aux ternes éclats font peser sur moi un scintillement réprobateur, telles des étoiles perçant à travers les nuages : on ne saurait rien obtenir dans ce monde par la violence ! Glaive, poignard, carabine en main, nous nous ravalerons rapidement au rang de nos bourreaux et de nos violenteurs. Et il n'y aura plus de fin...

Il n'y aura plus de fin... Ici, assis à ma table, au chaud et au net, j'en tombe pleinement d'accord.
Mais il faut avoir écopé de vingt-cinq ans pour rien, mis sur soi quatre numéros, tenu les mains toujours derrière le dos, être passé à la fouille matin et soir, s'être exténué au travail, avoir été traîné au Bour sur dénonciation, foulé aux pieds plus bas que terre, pour que là-bas, au fond de cette fosse, tous les discours des grands humanistes vous fassent l'effet d'un bavardage de pékins bien nourris.

Il n'y aura plus de fin... Mais y aura-t-il un commencement ? Y aura-t-il un rayon d'espoir dans nos vies, ou pas ?

Les opprimés en ont au moins conclu que le mal ne pouvait être dissipé par le bien.
L'éradication de quelques informateurs et l'intimidation d'autres a transformé le camp. Ce fut, Soljenitsyne l'admet, une justice imparfaite puisqu'il n'y avait pas« de document établissant la qualité de mouchard ». Mais, note-t-il, même cette « justice indûment constituée, illégale et invisible, jugeait avec autrement de précision, autrement moins d'erreurs, que tous les tribunaux, troïkas, cours martiales et commissions spéciales auxquelles nous étions habitués».« Sur cinq mille hommes, une douzaine avaient été tués, mais à chaque coup de couteau se détachait un des tentacules qui étaient collés sur nous et nous entortillaient », écrit-il. « Quelle brise rafraîchissante soufflait ! Extérieurement, nous continuions, eût-on dit, d'être des prisonniers vivant dans un camp, en réalité nous étions devenus libres : libres parce que, pour la première fois de toute notre existence,nous nous étions mis à dire ouvertement, à haute voix, tout ce que nous pensions ! Qui n'a pas eu l'expérience de ce changement ne peut se le représenter ! Et les mouchards ...ont cessé de moucharder... »

Les patrons du camp, écrit-il, « sont soudain devenus sourds et aveugles ! En apparence, aussi bien le bedonnant commandant que son non moins bedonnant adjoint, le capitaine Prokofiev, et que tous les surveillants, allaient et venaient en toute liberté dans le camp où rien ne les menaçait, ils se déplaçaient parmi nous, nous observaient — mais en fait ils ne voyaient rien ! Car, faute d'un délateur, un homme revêtu d'un uniforme est incapable de voir et d'entendre quoi que ce soit. »Le système de contrôle interne du camp s'est effondré. Les prisonniers ne servaient plus désormais de contremaîtres pour les corvées. Les prisonniers organisaient leur propre conseil d'auto-gouvernement. Les gardes commençaient à se déplacer dans le camp apeurés et ne traitant désormais plus les prisonniers comme du bétail. Le larcin et le vol entre prisonniers cessèrent. « L'ancienne mentalité du camp — tu meurs en premier, j'attends ici un peu ; il n'y a pas de justice, alors oublie ; c'est ainsi, et ça le sera toujours — commença aussi à disparaître. »

Soljenitsyne conclut ce chapitre, « Derrière les barbelés le sol brûle », dans le tome trois de son livre, par cette réflexion :
Débarrassés de la saleté humaine, délivrés des espions et des cafteurs, nous avons dé autour des nous et découvert éberlués... que nous étions des milliers ! Que nous étions des... politiques ! Que nous pouvions résister !

Nous avions fait le bon choix : la chaîne craquait lorsque nous tirions sur ce maillon — les mouchards, les calomniateurs et les traîtres ! Notre propre espèce avait rendu nos vies impossibles. Comme sur un vieil autel sacrificiel, leur sang avait été versé afin que nous puissions être libérés de la malédiction qui nous accablait. La révolution rassemblait ses forces. Le vent, qui semblait avoir cessé de souffler, s'était réveillé en un ouragan remplissant nos poumons impatients.
Plus loin dans le livre, Soljenitsyne écrit : « Notre petite île avait subi un tremblement de terre — et avait cessé d'appartenir à l'Archipel ».

La liberté exige la destruction des organes de sécurité et de surveillance et la mise hors d'état de nuire des millions d'informateurs qui travaillent pour l'État. Ce n'est pas un appel à assassiner nos propres mouchards — bien que certains des 2,3 millions de détenus en cage dans les goulags des USA m'accuseraient peut-être alors à juste titre, d'écrire cela depuis une position privilégiée et confortable, et de ne pas comprendre la dynamique brutale de l'oppression — mais à comprendre que tant que ces informateurs dans les rues et dans les prisons qui alimentent les centres gouvernementaux de collecte de données en masse, ne seront pas désarmés, nous n'obtiendrons jamais la liberté. Je n'ai pas de suggestion rapide et simple sur la manière d'accomplir cela. Mais je sais que cela doit être accompli.

NdE :

*Droit établi par la Cour suprême en 1966 dans l'affaire Miranda contre Arizona : la police doit, lors d'une arrestation, signifier à l'intéressé son droit à garder le silence et à bénéficier d'un avocat.