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Il n'y avait pourtant plus grand-chose à détruire du Japon depuis la « pluie de destruction » engagée en mars 1945 par Truman. Mais, pour tester les effets du feu atomique et étaler sa puissance face à Moscou, avec un niveau de cynisme et de monstruosité inouï, Washington choisit le pire.

Ils l'ont appelée « Little Boy». Petit bonhomme, quoi! C'était un joli nom pour la mort. À l'époque, en 1945, elle avait déjà pas mal de pseudonymes, la mort : Dachau, Auschwitz, Oradour ... Tout a commencé en 1938. Le chimiste nucléaire allemand Otto Hahn et son jeune assistant, Fritz Strassmann, découvrent ce qu'on appellera la « fission nucléaire ». Cette découverte fait rapidement le tour de la terre. Elle suggère des développements pacifiques : l'énergie nucléaire. Mais des chercheurs imaginent qu'elle puisse aussi servir à des fins militaires redoutables. Quand la Seconde Guerre mondiale commence, ils s'inquiètent qu'Hitler puisse y recourir. En octobre 1939, certains de ces scientifiques prient Albert Einstein d'écrire au président américain Theodore Roosevelt afin de l'avertir du danger.

Trois ans plus tard, en juin 1942, l'Amérique lance le « projet Manhattan » sous la direction du général Leslie Groves et Robert Oppenheimer pour la partie scientifique. Le 16 juillet 1945, sur la base aérienne d'Alamogordo, dans le désert du Nouveau-Mexique, l'acte de naissance de « Little Boy » était signé. Le même jour, il était embarqué à bord de l'Indianapolis et quittait San Francisco. Pour l'île de Tinian, dans l'archipel des Mariannes. De là, il ferait son dernier voyage à bord d'un B-29 baptisé par son commandant, Paul Tibbets, « Enola Gay». Le nom de sa mère!

La date de l'essai du Nouveau-Mexique et du départ précipité du colis sur l'Indianapolis, le 16 juillet, ne devait rien au hasard. Un peu plus de deux mois après la capitulation allemande, signée les 8-9 mai 1945, les vainqueurs de la coalition anti-hitlérienne, Churchill, Truman - qui avait succédé à Roosevelt, décédé en avril - et Staline, se rencontraient à Potsdam, près de Berlin. Truman n'avait pas voulu que la conférence commençât avant qu'il n'ait les résultats du test de la bombe. On verra pourquoi. Mais avant, continuons de suivre « Little Boy » dans son voyage au bout de la nuit.

Le 6 août 1945 à 2 h 45, le colonel Tibbets décolle. Le temps est clair. À 8 h 14, Little Boy est larguée. Encore une poignée de secondes, et la première bombe atomique de l'histoire explose à 580 mètres au-dessus d'Hiroshima. En un millionième de seconde, l'énergie thermique libérée dans l'atmosphère transforma l'air en une boule de feu d'un kilomètre de diamètre. Au sol, la température atteint plusieurs milliers de degrés. Bâtiments et habitants prennent feu instantanément.
« Soudain, raconte le docteur Michihiko Hachiya, il y a un éclair, puis un autre (...). Ombres et reflets, tout a disparu. Il n'y a plus qu'un nuage de poussière (...). Instinctivement, je me mets à courir. Ou du moins j'essaie. Inutilement. Des poutres jonchent déjà le sol. J'ai grand peine à atteindre le jardin. Et là, tout à coup, je me sens extraordinairement faible. Je dois m'arrêter pour reprendre des forces. C'est là que je m'aperçois que je suis complètement nu! Où sont donc passés mon pantalon et mon maillot ? Qu'est-il arrivé ? Je regarde mon côté droit : il est tout ensanglanté ; j'ai également une blessure à la cuisse. L'éclat de bois qui l'a produite y est resté fiché. Quelque chose de chaud coule dans ma bouche : ma joue est déchirée. Enfin, en passant la main sur mon cou, j'en ramène un morceau de verre de belle taille que j'examine avec autant de détachement que si j'étais dans mon laboratoire, penché sur un microscope ».
Ayant retrouvé sa femme en loques et ensanglantée, le médecin veut rejoindre son hôpital. Il n'y parvient pas. Son épouse tente de trouver des secours. Pendant ce temps, il observe :
« Tout se passe comme dans un mauvais rêve, je vois venir des ombres, des espèces de fantômes qui marchent les bras écartés, je me demande pourquoi. Tout à coup je comprends qu'ils sont brûlés et qu'ils se tiennent les bras écartés pour éviter le contact de leur propre peau. Puis vient une femme nue tenant un enfant nu dans ses bras. Ils ont dû être surpris pendant le bain, me dis-je. Mais il vient ensuite un homme nu, puis une autre femme. Ils marchent sans dire un mot. Ce silence enveloppant toutes choses donne une impression de cauchemar. » Parvenu à l'hôpital, un collègue du Dr Michihiko Hachiya, le docteur Katsutani, lui raconte: « Ce matin, en passant (un) pont, j'ai vu une chose incroyable. Il y avait là un homme assis sur une bicyclette. Appuyé au parapet du pont, il avait l'air de regarder au loin. Il était mort. L'explosion l'avait transformé en statue. »
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Le 9 août, le jour où la seconde bombe atomique est larguée, sur Nagasaki, le médecin témoin note dans son journal :
« Hier, un de nos malades s'est plaint toute la journée de douleurs dans la bouche. Aujourd'hui, de nombreuses petites hémorragies commencent à apparaître dans sa bouche et sous sa peau. Quand cet homme est arrivé à l'hôpital, il se plaignait seulement d'une grande faiblesse. En apparence, il n'avait aucune blessure. Ce matin, d'autres malades commencent à avoir de ces hémorragies sous-cutanées auxquelles s'ajoutent des vomissements de sang. Pourtant, parmi eux, aucun ne présente de symptômes connus(...). Si bizarres que soient les symptômes présentés, nous rattacherions ceux-ci aux blessures reçues. Mais, justement, la plupart de ces malades ne présentent aucune blessure ou brûlure apparente. »
En août 1945, le docteur Hachiya ignore les effets spécifiques à la bombe A : ceux des rayonnements. Ils vont, pendant de longues années après l'explosion, entraîner chez les victimes les « hibakusha », des cancers, des leucémies, des naissances de bébés atteints de malformations. Au total, 250 000 personnes ont été tuées dans les bombardements à Hiroshima et à Nagasaki ; 313 000 ont été irradiées. Jusqu'en 1952, et la fin de l'occupation américaine, Washington imposa un embargo total sur les conséquences humaines du bombardement.

Le Japon capitula le 14 août 1945 (la cérémonie officielle aura lieu le 2 septembre - NDLR). L'empereur Hirohito annonça la reddition en personne. Dès lors naquit un mythe : le bombardement atomique d'Hiroshima avait mis fin à la guerre du Pacifique. Pour le professeur Ward Wilson, auteur d'un remarquable ouvrage sur les « mythes » liés aux armes nucléaires, « l'explication traditionnelle du bombardement d'Hiroshima est commode émotionnellement - pour les Américains, bien sûr, mais aussi pour les Japonais » (2). Aux premiers, elle offre l'occasion d'affirmer leur supériorité ; aux seconds, elle permet de dissimuler leurs responsabilités dans l'effroyable guerre menée en Asie pendant quatorze ans et, au final, dans la défaite.

Mais, s'il y a « mythe », que recouvre-t-il ? Pour nombre de chercheurs et même de personnalités américaines, ce ne sont pas tant les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki qui ont contraint les Japonais à capituler que l'entrée en guerre de l'URSS en Asie le 9 août 1945, trois mois après la capitulation allemande et comme Staline s'y était engagé devant Roosevelt puis devant son successeur.
« Les services de renseignement japonais affirment que les forces américaines ne seront pas en mesure d'envahir le Japon avant plusieurs mois (ils avaient prévu d'attaquer le 1er novembre - NDLR), affirme Ward Wilson. Les troupes soviétiques pourraient quant à elles mettre le pied sur l'archipel du Japon dans les dix jours à venir. L'invasion de la Mandchourie et de Sakhaline par les Soviétiques fait soudainement de la décision de mettre un terme aux hostilités une question d'une brûlante actualité ».
L'amiral William Leahy, chef d'état-major particulier du président Truman, estimait, en 1950, dans ses Mémoires que « les Japonais étaient déjà battus et prêts à capituler. » Le général Eisenhower, commandant en chef des forces alliées en Europe, s'opposa au bombardement pour les mêmes raisons en juillet 1945. Quant au secrétaire d'État James Byrnes, Leo Szilard (un savant émigré juif hongrois qui avait travaillé à la confection de l'arme atomique aux États-Unis avant de créer en 1946, avec Albert Einstein, le Comité d'urgence des scientifiques atomistes) rapporte qu'il lui confia en 1945 qu'il « ne prétendait pas qu'il était nécessaire d'utiliser la bombe contre les villes japonaises pour gagner la guerre. Son idée était que la possession et l'usage de la bombe rendraient la Russie plus contrôlable ».

Après le bombardement, Churchill fut euphorique. « Le maréchal Alan Brooke pensait que l'enthousiasme infantile du premier ministre devenait dangereux : il se voyait déjà capable d'éliminer les centres industriels de la Russie » (4). « Depuis que j'ai dirigé le projet, je n'ai jamais eu d'illusion que la Russie puisse être autre chose que notre ennemi et le projet a été exécuté sur cette base », déclarait lui-même le général Groves en 1954. Propos confirmé le 17 juillet 1985 dans le « Times » par le chimiste anglais Joseph Rotblat :
« En 1944, le général Groves m'a dit qu'il est clair... que l'objectif réel de la bombe est de soumettre notre ennemi principal, les Russes. Jusque-là, j'avais cru que notre travail devait empêcher une victoire des nazis, mais l'arme que nous étions en train de préparer était orientée contre la Russie »
Voilà pourquoi, quand l'un des chercheurs, le Danois Niels Bohr (prix Nobel de physique en 1922), prie le 26 août 1944 Churchill et Truman d'informer les Soviétiques de la mise au point de la bombe atomique afin de prévenir toute course aux armements, non seulement sa proposition est rejetée mais l'Anglais et l'Américain décident secrètement de « faire des recherches et prendre des mesures pour s'assurer qu'il (Bohr) n'ébruite pas d'informations, surtout auprès des Russes » (6).

Alors, qu'est-ce qu'il prit à Truman d'informer en personne Staline le 21 juillet 1945, pendant la conférence de Potsdam ? La fille du président américain se trouve alors sur place. Elle raconte : « Mon père avait soigneusement réfléchi à la manière selon laquelle il devait informer Staline de l'existence de la bombe atomique. Il s'approcha du leader soviétique et lui fit savoir que les États-Unis avaient réalisé une nouvelle arme dotée d'un pouvoir de destruction extraordinaire. Le premier ministre Churchill et le secrétaire d'État Byrnes firent quelques pas vers eux et observèrent attentivement la réaction de Staline. Il garda le calme le plus complet » (7). « J'ai eu l'impression qu'il voulait nous impressionner », dira le ministre soviétique des Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov (8), « Staline a réagi avec un tel calme que Truman, qui n'avait pas prononcé les mots bombe atomique, a cru qu'il ne comprenait pas ». Grâce à un fils de pasteur protestant, adhérent à la Jeunesse communiste allemande en 1932, réfugié aux États-Unis, Klaus Fuchs, Staline avait eu connaissance des travaux sur la bombe bien avant... Truman !