Natsuda Jantaptim, propriétaire d'un salon de beauté à Bangkok, n'est pas une mère de famille comme les autres. Lorsqu'elle décrit les goûts de son bébé prénommé Ruay Jang, qui aime le lait à la fraise, on ne s'attend pas à voir une grande poupée en plastique. Appelée en thaï "thep de Luuk" (enfants des anges), ces poupées qui coûtent jusqu'à 600 dollars ont été popularisées il y a un peu plus d'un an par des célébrités qui prétendaient qu'elles leur avaient apportées le succès professionnel.

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© GoogleLa poupée qui aide à la dissociation

Commentaire : Que se passe-t-il dans l'esprit des gens lorsqu'ils commencent a aimer des objets en forme de bébés ? Opèrent-ils un transfert pour tenter de remplir un vide qu'ils ressentent en eux ? Est-ce la marque d'un désarroi dans la population féminine ? La réalité est-elle à ce point si dure à supporter que pour pallier à la solitude, que ces femmes ont décidé de considérer ces jouets de plastique comme un être vivant ? On peut sourire et trouver la situation amusante, on peut même en rire, mais toute plaisanterie mise à part, il y a peut-être, ici, la marque d'un phénomène dissociatif. Pourrait-on aussi y voir une forme de volonté de contrôle ou un sentiment d'inutilité pour ces femmes d'âge mûr, qui ont élevé leurs enfants et se retrouvent maintenant seules ? Ces poupées nourrissent-elle le sentiment de retrouver un « pouvoir » perdu ? Ou peut-être est-ce seulement de la superstition ? Ces objets sont supposés avoir des pouvoirs magiques, comme celui d'apporter la bonne fortune...

Pour quelque raison que ce soit, ces poupées nous disent malgré tout que quelque chose ne va pas très bien dans la société thaïlandaise.


En Thaïlande, bouddhisme, superstitions et pratiques mystiques cohabitent et beaucoup de Thaïlandais pensent que la magie noire ou les rituels occultes peuvent porter chance ou écarter le malheur. Les adeptes des poupées, dont beaucoup ont été bénies par un moine, pensent que ces dernières contiennent l'esprit d'un enfant et doivent donc être traitées comme des êtres vivants. En retour, les propriétaires seront récompensés, estiment-ils.


Au restaurant, dans des avions, au cinéma... de plus en plus de Thaïlandais se déplacent partout avec leur poupée à leurs côtés.

Pour Natsuda, c'est évident, elle est beaucoup plus chanceuse depuis l'arrivée de la poupée dans sa famille, il y a huit mois. "Depuis que j'ai Ruay Jang, ma vie a vraiment changé. Par exemple, j'ai gagné à la loterie, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant", affirme cette femme de 45 ans, mère d'une fille de 22 ans.

Plus de 90% des Thaïlandais sont bouddhistes mais dans le pays, religion et traditions hindouistes et animistes sont souvent entremêlées: l'étage 13 est banni des immeubles, les dirigeants politiques recourent à la numérologie ou aux conseils de voyantes. Les fantômes et les amulettes font partie du quotidien.

"Il suffit de sortir et parler à vos voisins"

Mais l'engouement de certains Thaïlandais pour les "enfants des anges", divise le pays. "J'ai peur parfois quand je les vois dans le train", admet Lakkhana Ole, un graphiste de 31 ans qui vit à Bangkok. D'après un sondage publié cette semaine par l'université Suan Dusit Rajabhat de Bangkok, deux tiers des Thaïlandais voient ces poupées comme quelque chose de positif si cela peut les aider à rompre la solitude ou à donner un sens à leur vie.
"Cela prouve que la société est en crise", estime Phra Buddha Issara, un moine nationaliste très conservateur et célèbre pour ses dénonciations enflammées des dérives commerciales du bouddhisme thaïlandais. "Si vous vous sentez seul, c'est simple, il suffit de sortir et parler à vos voisins, d'interagir davantage avec les autres, de faire de bonnes choses!", selon lui.
À Nonthaburi, au sein du temple Bangchak, le moine Phra Ajarn Supachai n'a pas la même position: il effectue régulièrement des séances de prières pour ces poupées et leurs propriétaires. "Nous avons une dizaine de personnes par semaine" qui viennent avec leurs poupées, affirme-t-il, en expliquant que le phénomène a commencé il y a environ trois ans.

Lors de la cérémonie, Natsuda et son amie Mae Ning, accompagnées de leur poupées, ont scandé des prières à haute voix avant que le moine ne viennent verser de l'eau sacrée sur tout le monde, poupées comprises. Et pour Natsuda, "quand les gens ont des poupées, ils se sentent heureux, comme s'ils étaient dans un autre monde".

Mae Ning, qui collectionne ces "enfants des anges", estime que beaucoup de Thaïlandais sont à la recherche de réconfort: "Certaines personnes sont stressées à cause de l'économie, de la politique, de leur emploi et de leurs finances, alors ils ont envie de s'accrocher à quelque chose", affirme-t-elle.