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Nous sommes plus nombreux que jamais à être mécontents et à ne pas éprouver un bien-être émotionnel optimal. Pourquoi la vaste entreprise des professionnels de la santé mentale est-elle incapable de nous aider à nous sentir mieux ?

Une alternative à la vieille thérapie par la parole élargit la base de connaissances de la psychothérapie alors que nous reconnaissons le rôle que l'exercice, la nutrition, la spiritualité, les approches corps-esprit et le mode de vie peuvent jouer dans l'amélioration de notre efficacité clinique. La dépression épidémique se produit à une époque où le domaine de la santé mentale semble très solide. Il y a plus de professionnels de la santé mentale qui traitent plus de personnes que jamais auparavant dans l'histoire : des psychiatres, des psychologues cliniciens, des travailleurs sociaux agréés, des conseillers et des thérapeutes de toutes sortes. Nous avons un « arsenal thérapeutique » puissant de médicaments pour nous rendre plus heureux, plus calmes et plus sains d'esprit. Quand je feuillette les publicités pharmaceutiques qui occupent tant d'espace dans les journaux psychiatriques, j'ai le sentiment que nous devrions tous être en très bonne santé du point de vue mental. La dépression et l'anxiété devraient être autant pleinement vaincues que la variole et la polio. Mais nous sommes plus nombreux que jamais à être mécontents et à ne pas éprouver un bien-être émotionnel optimal. Qu'est-ce qui cloche dans ce tableau ? Pourquoi la vaste entreprise des professionnels de la santé mentale est-elle incapable de nous aider à nous sentir mieux ?

Je voudrais que vous considériez la possibilité que les hypothèses de base de la médecine psychiatrique conventionnelle soient obsolètes et ne nous soient plus très utiles. Ces hypothèses constituent le modèle biomédical de la santé mentale et elles dominent l'ensemble de ce domaine.

En 1977, la revue Science publiait un article provocateur intitulé « Le besoin d'un nouveau modèle médical : un défi pour la biomédecine ». Je considère que c'est un jalon de la philosophie médicale et le fondement intellectuel de la médecine intégrative d'aujourd'hui. L'auteur, George L. Engel, M.D., était professeur en psychiatrie à la Faculté de Médecine de l'Université de Rochester (New York). Déterminé à dépasser l'influence limitative du dualisme cartésien, pour qui l'esprit et le corps appartiennent à des domaines séparés, Engel prévoyait que les étudiants en médecine du futur apprendraient que la santé et la maladie résultent d'une interaction de facteurs biologiques, psychologiques, sociaux et comportementaux, et non pas de facteurs biologiques seuls. Il conçut la médecine psychosomatique et consacra la plus grande partie de sa carrière à élargir notre compréhension de la maladie. Il s'est particulièrement intéressé à la santé mentale.

George Engel mourut en 1999 alors que sa vision ne s'était guère réalisée. En fait, la médecine psychosomatique s'essouffla quelque temps avant sa mort et ne fut jamais capable de remettre en question l'ascendant de la médecine biologique.

« La biologie explique tout » battait son plein lorsque j'étais étudiant à la Faculté de Médecine de Harvard à la fin des années 1960. À l'époque, on m'apprit que seulement quatre maladies étaient psychosomatiques : l'ulcère gastro-duodénal, la polyarthrite rhumatoïde, l'asthme et la rectocolite hémorragique. Quatre sur le catalogue entier des maladies, ça n'est pas beaucoup, mais au moins pour ces quatre-là, les médecins concédaient que les facteurs mentaux/émotionnels jouaient un rôle. L'ulcère gastro-duodénal fut dégagé de la liste au début des années 80 quand une infection bactérienne (Helicobacter pylori) fut identifiée comme cause « réelle » des ulcères, maintenant traitables par des antibiotiques. L'investigation des facteurs biologiques associés aux trois pathologies restantes a mené à des traitements médicamenteux plus puissants contre celles-ci et a grandement amoindri l'intérêt de s'occuper de quelconques facteurs psychologiques, sociaux ou comportementaux qui pourraient être impliqués. Aujourd'hui, les rhumatologues, par exemple, sont des plus enthousiastes à propos d'une nouvelle classe d'immunosuppresseurs appelés anti TNF-α, qui semble souvent mener la polyarthrite rhumatoïde et la rectocolite hémorragique à la rémission complète. Peu importe que ces médicaments puissent être hautement toxiques et soient très chers ; dès que les médecins les prescrivent pour ces pathologies, ils ne voient plus l'intérêt d'aborder les facteurs émotionnels ou le mode de vie des patients qui en sont atteints.

Bien que les efforts de George Engel en médecine psychosomatique étaient en avance sur leur temps, leur importance est aujourd'hui grande et je conseille à tous les professionnels de santé, surtout à ceux de la santé mentale, de lire son article de 1977 dans Science. Je résumerai son « défi pour la biomédecine » ici car il expose les importantes limitations du modèle conceptuel qui domine maintenant la médecine en général et la psychiatrie en particulier. Ce modèle échoue souvent à aider les médecins à soutenir et guérir nos corps physiques et il a grandement entravé notre compréhension et notre capacité à gérer l'épidémie de dépression et autres troubles de l'humeur qui empoisonnent notre société. Il ne nous indique pas la voie vers le contentement, le confort, la sérénité et la résilience, ni ne nous montre comment atteindre un bien-être émotionnel optimal.

Les modèles sont des systèmes de croyances - des ensembles d'hypothèses et d'explications que nous construisons pour donner un sens à notre expérience. Selon Engel, « Plus le phénomène est socialement perturbant ou individuellement dérangeant, plus pressant est le besoin humain d'imaginer des systèmes explicatifs ». La maladie est un phénomène très contrariant et les humains au cours de l'histoire ont trouvé divers systèmes de croyance pour l'expliquer, de la colère des dieux à la possession par des esprits, en passant par la disharmonie avec les forces de la nature. Le modèle de la maladie dominant à notre époque est biomédical, fondé sur la biologie moléculaire. Comme l'explique Engel :
« Il présume que la maladie s'explique entièrement par des déviations par rapport à la norme de variables biologiques (somatiques) mesurables. Dans son cadre, il ne laisse aucune place aux dimensions sociales, psychologiques et comportementales de la maladie. Le modèle biomédical n'exige pas seulement que la maladie soit traitée comme une entité indépendante du comportement social, il demande aussi que les aberrations comportementales s'expliquent sur la base de processus somatiques (biochimiques ou neurophysiologiques) déréglés. Donc, le modèle biomédical embrasse à la fois le réductionnisme, la vision philosophique selon laquelle les phénomènes complexes dérivent au final d'un seul principe premier, et le dualisme corps-esprit. »
Engel poursuit en disant que « le modèle biomédical [...] est devenu un impératif culturel, ses limitations facilement négligées. Bref, il a maintenant acquis le statut d'un dogme [...]. Le dogme biologique exige que toute maladie, y compris la maladie « mentale », soit conceptualisée en termes de désordre de mécanismes physiques sous-jacents. » Il proposait une alternative : un modèle biopsychosocial de la santé et de la maladie.

Il n'y a aucun doute qu'au cours du dernier siècle, la biomédecine ait fait progresser notre connaissance de la biologie humaine, mais le vrai test d'un modèle scientifique - la mesure de sa supériorité par rapport à un système de croyances alternatif - est de déterminer s'il accroît ou non notre capacité à décrire, prédire et contrôler des phénomènes naturels. Dans mes livres sur la santé et la guérison, j'ai grandement écrit sur le fait que l'application stricte du modèle biomédical a en fait rendu la compréhension et la gestion de maladies communes plus difficiles. Par exemple, j'ai fait remarquer qu'il échoue à rendre compte du fait que de nombreuses personnes infectées par H. pylori ne développent jamais d'ulcères de l'estomac ou n'ont de quelconques symptômes. Elles coexistent avec lui de manière équilibrée. Il est clair que des facteurs autres que la simple présence de ce germe jouent un rôle dans l'ulcère gastro-duodénal, y compris la force ou la faiblesse des défenses de l'hôte, de la résistance de l'individu. Une de ces défenses est l'acide gastrique dont la production est influencée par le système nerveux autonome (involontaire) et à travers lui, par les émotions. Dans la réaction de lutte ou de fuite, la partie sympathique du système nerveux autonome arrête la fonction gastro-intestinale, qui est inutile en situation d'urgence, afin de détourner l'énergie et l'afflux sanguin vers les muscles. Cela inclut la cessation de la production d'acide dans l'estomac. Dans l'anxiété et le stress chroniques, les nerfs sympathiques sont constamment en suractivité, et donc il y a constamment moins d'acide dans l'estomac pour empêcher des germes potentiellement invasifs d'endommager les tissus. Dire que l'infection par H. pylori est fortement corrélée à l'ulcère grastro-duodénal est exact. Dire que c'est l'unique cause des ulcères, c'est ignorer la complexité de la causalité et l'influence possible des émotions.

En 1980, l'American Psychiatric Association a radicalement revu le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux - III (DSM-III) pour être en accord avec le modèle biomédical. Par conséquent, le rôle des psychiatres passa de facilitateurs de compréhension pour les patients à celui de prescripteurs de médicaments pour modifier la chimie cérébrale. Bien que certains psychiatres comptent toujours sur la thérapie par la parole, de toutes les spécialités médicales, l'ensemble de la profession est la plus dominée et, à mon avis, entravée par une foi aveugle en la biomédecine. Les psychiatres furent facilement séduits à cause d'un complexe d'infériorité collectif lié à leur position dans la hiérarchie médicale. Encore affublés du surnom de sorciers ou de réducteurs de tête, ils ont eux-mêmes tout un historique de questionnement pour savoir s'ils sont de vrais médecins et s'ils ont besoin de la même formation médicale de base que les cardiologues ou les chirurgiens. Avec l'ascension spectaculaire de la biomédecine, leur inconfort s'est accru et, ne voulant pas rester à la traîne, ils ont cherché des moyens d'être encore plus biologiquement corrects que leurs collègues des autres spécialités. Ils ont vu leur ticket d'admission dans le domaine rapidement grandissant de la psychopharmacologie - l'étude de l'effet des drogues sur les troubles mentaux et émotionnels.

En 1921, Otto Loewi (1873 - 1961), un pharmacologue allemand, découvrit que les cellules nerveuses (neurones) communiquaient en libérant des substances chimiques. Avant cette époque, les neuroscientifiques pensaient que la communication nerveuse était électrique. Parmi les nombreuses percées importantes qui suivirent les travaux de Loewi, il y a l'identification des neurotransmetteurs et la découverte de récepteurs à la surface des cellules qui se lient à eux. Les neurotransmetteurs sont des substances chimiques fabriquées à l'intérieur du corps, stockées dans de minuscules sacs amassés dans un neurone et libérées dans la synapse, l'interstice entre le neurone et une cellule cible qui peut être un autre neurone (neurone post-synaptique), un muscle ou une cellule glandulaire. Les molécules libérées se lient alors aux récepteurs - des protéines spécialisées à la surface de la membrane de la cellule cible - ce qui provoque des changements dans cette cellule, la rendant plus ou moins susceptible de produire un signal électrique (dans le cas d'un neurone), de se contracter (dans le cas d'un muscle) ou de sécréter une hormone (dans le cas d'une cellule glandulaire). Ensuite, les neurotransmetteurs peuvent se séparer de leurs récepteurs et être capturés par les cellules pré-synaptiques pour être réutilisés ou dégradés en métabolites inactifs par des enzymes. Les neuroscientifiques ont maintenant compilé de longues listes de neurotransmetteurs, décrit leurs actions et identifié de nombreux types et sous-types de récepteurs.

Trois des neurotransmetteurs les plus étudiés sont la noradrénaline, la dopamine et la sérotonine, toutes très importantes pour le sujet qui nous préoccupe car elles influencent nos humeurs et émotions. Par exemple, la dopamine est impliquée dans ce qu'on connaît sous le terme de système de récompense du cerveau, les substances qui l'affectent peuvent altérer notre expérience du plaisir. La cocaïne est une telle substance. Elle bloque la recapture de la dopamine dans le neurone pré-synaptique, ce qui accroît effectivement son action à la synapse pour produire une réponse agréable intense. Avec un usage prolongé de cocaïne, les neurones post-synaptiques deviennent moins sensibles à la dopamine, ce qui mène à la dépression et à la dépendance envers la drogue pour la soulager. L'hypothèse dopamine de la schizophrénie attribue la psychose à une suractivité de ce neurotransmetteur. La noradrénaline régule à la fois la récompense et l'éveil. Des perturbations du système de ce neurotransmetteur sont associées aux troubles anxieux. Et la sérotonine affecte notre humeur et le sommeil.

Les substances psychiatres les plus largement utilisées aujourd'hui influencent la production et les effets de ces principaux neurotransmetteurs. Les psychopharmacologues ont fait leur première grande découverte dans les années 50 à partir de travaux sur les antihistaminiques, utilisés pour maîtriser les symptômes allergiques. Bien que les antihistaminiques soient mieux connus pour contrer les effets de certaines réactions immunes, ils affectent aussi le cerveau, rendant souvent les gens groggy, somnolents et déprimés. En traficotant avec ces molécules, les chimistes ont produit une nouvelle classe de substances psychoactives - les phénothiazines - qui bloquent la transmission dopaminergique. Le Largactil et autres phénothiazines ont été commercialisés avec succès en tant que tranquillisants et antipsychotiques majeurs et ont rapidement révolutionné le traitement de la schizophrénie. Les psychiatres les acclamèrent comme des composés magiques qui guérissaient la psychose tandis que les critiques arguaient qu'ils ne faisaient qu'assommer les psychotiques, les endormir et les rendre plus faciles à gérer même en tant que patients externes. Stimulés par ce succès, les psychopharmacologues portèrent alors leur attention sur la dépression. Au cours des soixante dernières années, ils proposèrent nombre de substances pour la traiter.

Les efforts des psychopharmacologues nous donnent l'opportunité d'évaluer l'utilité du modèle biomédical en psychiatrie. En pratique, la médecine psychiatrique aujourd'hui est synonyme de psychopharmacologie. Le credo dans ce domaine est qu'il n'y a « Pas d'atteinte de la pensée sans atteinte d'une molécule » (selon les mots du neurophysiologiste américain Ralph Gerard, 1900-1974). Le modèle biomédical explique que la dépression est le résultat d'un déséquilibre chimique dans le cerveau, en particulier au niveau des neurotransmetteurs qui affectent notre humeur. À quel point cette explication nous permet-elle de bien décrire, prédire et contrôler la dépression ? En d'autres termes, à quel point les antidépresseurs que les psychopharmacologues ont développés, que l'industrie pharmaceutique vend en de telles quantités et que tant de gens prennent aujourd'hui sont-ils efficaces ? La réponse est, j'en ai peur, pas beaucoup.

Le premier antidépresseur fut découvert fortuitement en 1952. On découvrit que l'Iproniazide, un agent antimicrobien étudié comme traitement potentiel de la tuberculose, affectait l'humeur au point même de rendre les patients en stade terminal, joyeux et optimistes. Les investigations sur le mécanisme éventuel de cette psycho-activité inattendue révélèrent que la substance bloquait la dégradation enzymatique des trois principaux neurotransmetteurs : noradrénaline, dopamine et sérotonine. Les chimistes pharmaceutiques recherchèrent ensuite d'autres substances ayant cette action et peu de temps après produisirent une classe différente d'antidépresseurs en modifiant les tranquillisants à phénothiazine. Ils devinrent connus sous le terme d'antidépresseurs tricycliques dont l'Amitriptyline fut le prototype ; la compagnie pharmaceutique Merck lui donna le nom d'Elavil. En 1961, la FDA [Food and Drug Administration - Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux - NdT] approuva l'Elavil pour le traitement de la dépression majeure et il devint rapidement un médicament à succès. Les tricycliques semblaient œuvrer en empêchant la recapture pré-synaptique de la noradrénaline et de la sérotonine, sans affecter la dopamine.

Parce que tous les premiers antidépresseurs présentaient des effets secondaires déplaisants et de graves interactions éventuelles avec d'autres médicaments, les chimistes pharmaceutiques continuèrent leur quête de meilleurs antidépresseurs avec une action plus spécifique. Mais quelle action spécifique cela devait-il être ? Certains pensaient que la déficience en noradrénaline était la cause biochimique de la dépression. D'autres plaidaient en faveur de l'hypothèse sérotonine de la dépression et cherchaient des substances pour empêcher sa dégradation ou sa recapture. Les partisans de l'hypothèse sérotonine l'emporteraient ; leur grande découverte vint dans les années 70, à nouveau de manière assez intéressante, des suites de travaux sur un antihistaminique.

Vous avez très probablement pris de l'Actifed (diphenhydramine) à un moment ou l'autre dans votre vie. C'est l'un des antihistaminiques les plus anciens et les plus largement utilisés, le premier médicament de la sorte à être approuvé par la FDA pour usage médical en 1946. La diphenhydramine est tellement sédative qu'elle est maintenant vendue dans tout le pays comme agent d'endormissement. Dans les années 60, on découvrit que ce médicament éprouvé avait une action indépendante de ses effets sur l'histamine : il inhibait sélectivement la recapture de la sérotonine. En modifiant cette molécule, les scientifiques d'Eli Lilly & Co dans les années 70 proposèrent le premier inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine sûr et efficace, la fluoxétine, plus connue sous son nom commercial Prozac. Le reste c'est de l'histoire. Aujourd'hui, l'explication biomédicale acceptée de la dépression est qu'elle résulte d'une déficience en sérotonine aux synapses dans les régions clés du cerveau, donc booster l'activité de ce neurotransmetteur avec des médicaments qui empêchent sa recapture traitera ou guérira le problème.

On peut parier à coup sûr qu'il y a 30 ans, pas un Américain sur mille n'avait entendu parler de ce neurotransmetteur - ou de n'importe quels neurotransmetteurs d'ailleurs. Aujourd'hui, quand vous tapez sérotonine dans Google, environ 11 millions de résultats s'affichent et Amazon vend presque 3 000 livres avec ce mot dans le titre (y compris « The Serotonin Solution: The Potent Brain Chemical That Can Help You Stop Bingeing, Lose Weight, and Feel Great » [La Solution sérotonine : la puissante substance chimique du cerveau qui peut vous aider à arrêter de grignoter, perdre du Poids et vous sentir Bien - NdT]. « Sérotonine » est le nom d'une équipe de lutte professionnelle et un album du groupe de rock anglais The Mystery Jets. Vous pouvez même annoncer votre déprime automnale à vos amis avec une carte de vœux qui dit « Les feuilles et mon taux de sérotonine tombent ». Une substance neurochimique autrefois obscure est devenue une devise de la pop culture et augmenter les taux de ce composé du bien-être s'est transformé en obsession publique.

Rien de tout cela n'est arrivé tout seul. Afin de vendre des antidépresseurs, les fabricants de médicaments ont lancé une campagne de marketing et de relations publiques mondiale implacable pour promouvoir la sérotonine comme l'essence biochimique distillée du bonheur. Le message était que les Inhibiteurs Sélectifs de la Recapture de la Sérotonine - les ISRS - augmentent les taux synaptiques de sérotonine dans le cerveau en ralentissant son taux de réabsorption par les neurones pré-synaptiques et, finie la dépression. Les psychiatres et autres médecins ont reçu la version technique de ce message tandis que les consommateurs ont eu droit à une version simplifiée, souvent réduite au cri de ralliement : « Boostez la Sérotonine ! »

Le seul problème est que c'est probablement faux.

Comme l'hypothèse dopamine de la schizophrénie et autres tentatives d'attribuer des phénomènes mentaux complexes à des causes biochimiques simplistes, l'hypothèse sérotonine de la dépression est au mieux bancale. Plusieurs études ont établi que diminuer les taux de sérotonine n'avait pas d'impact négatif sur l'humeur. En fait, un nouveau produit pharmaceutique connu sous le nom de tianeptine - vendu en France et dans d'autres pays européens sous le nom de Coaxil - s'est montré être aussi efficace que le Prozac. La tianeptine fonctionne en diminuant la sérotonine synaptique. Comme le professeur en psychologie Irving Kirsch de l'Université Hull en Angleterre l'a dit à Newsweek :
« Si la dépression peut être affectée équitablement par des médicaments qui augmentent la sérotonine et par des médicaments qui la diminuent, il est difficile d'imaginer comment leurs bénéfices peuvent être dus à leur activité chimique. »
En effet, c'est difficile, surtout quand les preuves s'accumulent que, dans la plupart des cas, les ISRS ne marchent pas mieux que des placebos pour améliorer l'humeur. La première analyse du genre, publiée en 1998, examina 38 études financées par les fabricants qui incluaient plus de 3 000 patients dépressifs. Elle trouva des différences négligeables dans l'amélioration entre ceux sous médicament et ceux sous placebo. Au moins 75 % du bénéfice de cette classe d'antidépresseur semblait être un effet placebo. Ce résultat a depuis été confirmé par d'autres recherches.

Dire que les médecins à l'esprit biomédical ont été réticents à accepter ce résultat et à modifier leurs habitudes de prescription en conséquence, serait un grand euphémisme. Les médias à la fois professionnels et populaires ont essayé de minimiser l'importance de cette nouvelle recherche et dans certains cas ont déformé les résultats. En avril 2002, le Journal of the American Medical Association (JAMA) publia les résultats d'une vaste étude randomisée, financée par le National Institutes of Health [équivalent à l'INSERM français - NdT] pour évaluer un traitement par les plantes populaire de la dépression, le millepertuis perforé (Hypericum perforatum). Son effet fut comparé à celui d'un ISRS largement prescrit, le Zoloft (sertraline), et à un placebo chez 340 patients souffrants de dépression majeure. La conclusion qui fit la couverture des journaux partout dans le monde était que le millepertuis ne marchait pas mieux que le placebo pour soulager la dépression. Les journaux télévisés présentèrent des journalistes dans des magasins bio montrant des produits au millepertuis et avertissant les consommateurs de ne pas gaspiller leur argent dans des remèdes naturels dont les supposés bénéfices n'étaient rien de plus que des contes de bonne femme.

Peu importe que le millepertuis ne soit pas indiqué dans le traitement de la dépression majeure, ce qui rend l'objet de l'étude discutable. Le résultat de cet essai bien conçu qui aurait dû faire la couverture des journaux était que le Zoloft non plus ne marchait pas mieux qu'un placebo. En fait, le placebo était vraiment plus efficace chez ces patients très dépressifs que le Zoloft ou le millepertuis !

Irving Kirsch résuma le corpus grandissant de preuves contre les ISRS dans son livre de 2010, « Les Antidépresseurs : le Grand Mensonge », que je vous recommande. En réponse, les partisans des médicaments et de l'hypothèse sérotonine battirent en retraite vers une position plus défendable : les ISRS pourraient devoir leur bénéfice apparent à la foi que leur porte le patient, admettent-ils, mais ils ont tout de même un réel effet biochimique qui les rend utiles dans le traitement de la dépression sévère. Malheureusement pour ces partisans, l'analyse la plus récente, publiée dans le numéro du 6 janvier 2010 de JAMA évalue l'effet réel biochimique des ISRS de non-existant à négligeable même dans la plupart des cas de dépression sévère. C'est seulement chez les patients avec des symptômes très sévères que les chercheurs peuvent détecter un bénéfice thérapeutique statistiquement significatif comparé à celui d'un placebo. Environ 13 % des personnes souffrant de dépression ont des symptômes très sévères. Un des auteurs de l'article de JAMA, Steven D. Hollon, Ph.D., de l'Université Vanderbilt, a déclaré : « la plupart des gens [atteints de dépression] n'ont pas besoin d'une substance active. Pour un tas de monde, vous ferez aussi bien avec un comprimé en sucre ou en parlant avec votre médecin qu'avec un médicament. Peu importe ce que vous faites, l'important c'est juste de faire quelque chose ».


Je voudrais plaider que la performance lamentable du Prozac, Zoloft, Deroxat et autres antidépresseurs par rapport aux placebos montre non seulement que l'hypothèse sérotonine de la dépression ne tient pas debout mais révèle aussi l'échec du modèle biomédical à approfondir notre compréhension et notre capacité à gérer les troubles émotionnels. Je crois fermement que la nature de la dépression ne sera jamais révélée uniquement dans des études de la biochimie cérébrale isolée du reste de l'expérience humaine. Comme la maladie cardiaque coronarienne, la dépression est un problème de santé multifactoriel, enraciné dans les interactions complexes de variables biologiques, psychologiques et sociales, mieux comprises et abordées par un modèle biopsychosocial du genre de celui proposé par George Engel.

La solitude, par exemple, est un puissant prédicteur de dépression. De nombreuses études montrent que les gens qui ont peu de contacts sociaux intimes sont plus enclins à être déprimés que ceux qui jouissent d'un riche réseau d'amis et familial. Les réductionnistes pourraient plaider que faire partie d'un groupe social booste la sérotonine mais je suis sûr qu'il y a quelque chose dans une vie sociale réussie qui transcende n'importe quel effet sur la biochimie cérébrale, du moins dans la mesure où nous comprenons actuellement cette biochimie. Autrement dit, une vie familiale heureuse augmente probablement la sérotonine chez certaines personnes, la diminue chez d'autres et n'y change rien chez d'autres encore. Pourtant, cela les rend tous à l'aise, sereins et relativement préservés des troubles de l'humeur par une interaction sociale-corps-esprit qu'on ne peut réduire à ses parties constitutives.

Le Nouveau Modèle

J'ai écrit sur les causes possibles de l'épidémie de dépression dans notre société, parmi elles, des facteurs du mode de vie comme une alimentation riche en aliments traités, un manque d'activité physique, une isolation sociale due à l'affluence et une activité cérébrale altérée due à une surcharge d'informations. Dans sa vision limitée à la biologie moléculaire, le modèle biomédical échoue à capturer n'importe lequel d'entre eux et les praticiens sous son charme ne peuvent donner aux patients déprimés le conseil du besoin d'aborder les causes complexes de leur problème. Tout ce qu'ils peuvent faire c'est prescrire des médicaments qui, pour la majorité des patients, pourraient tout aussi bien être des comprimés de sucre.

Pour tenter de donner aux professionnels de santé davantage et de meilleures options, j'ai réuni la première conférence nationale sur la santé mentale intégrative en mars 2010. Avec Victoria Maizes, M.D., directrice générale de l'Arizona Center for Integrative Medicine [Centre de l'Arizona pour une médecine intégrée - NdT], j'ai invité des psychiatres, des psychologues, des travailleurs sociaux et autres professionnels de santé à participer à un événement de trois jours à Phénix pour leur « apprendre comment traiter leurs patients dans le cadre d'un nouveau paradigme de soins mentaux intégratifs qui utilisent des méthodes alternatives scientifiquement prouvées combinées à des médicaments et à une thérapie traditionnelle pour aborder les besoins physiques, psychologiques et spirituels du patient ». L'utilisation du mot spirituel est ici significative, elle étend le concept de George Engel pour inclure une autre dimension de la vie humaine, qui est souvent négligée en médecine. L'ajouter crée un modèle biopsychosociospirituel. Par commodité, je préfère le terme intégratif pour décrire cette nouvelle façon de penser la santé et la maladie en général et la santé mentale en particulier.

Le Dr Maizes et moi-même avons invité d'éminents praticiens et chercheurs à partager leur expérience et leurs découvertes avec les inscrits. Nous avions prévu un public de 300 personnes mais, à une époque de grande récession économique, la conférence fut complète 6 semaines à l'avance avec un total de 700 inscrits. Si nous avions eu une salle plus grande, nous aurions pu doubler ce nombre ; un intérêt aussi grand pour le sujet prouve, à mon avis, que les professionnels en ont assez, même plus que leurs patients, de l'impasse que l'approche uniquement centrée sur les médicaments représente.

Le dernier jour de la conférence, j'ai parlé de l'échec du modèle biomédical et des grands avantages du nouveau modèle intégratif de santé mentale. J'ai cité Albert Einstein sur le sujet des modèles conceptuels :
« Créer une nouvelle théorie ça n'est pas détruire une vieille grange et ériger un gratte-ciel à la place. C'est plutôt escalader une montagne, avoir une vision nouvelle et plus large, découvrir des relations inattendues entre notre point de départ et la richesse de son environnement. Mais le point d'où l'on est parti existe toujours et est toujours visible, bien qu'il semble plus petit et forme une minuscule partie de notre vision élargie obtenue grâce à la maîtrise des obstacles lors de notre ascension aventureuse. »
Le nouveau modèle intégratif de santé mentale n'ignore pas la biochimie du cerveau. Il tient compte des relations entre les déséquilibres en neurotransmetteurs et les troubles de l'humeur. Il ne rejette pas non plus la psychopharmacologie. Les programmes de traitement intégratifs de la dépression, particulièrement la dépression sévère, peuvent bien inclure une médication mais mes collègues et moi préférons utiliser d'autres méthodes d'abord et utiliser les antidépresseurs pour gérer une crise à court terme plutôt que de ne compter que sur eux à long terme. Un des orateurs invités, un célèbre expert en pharmacologie, fit une présentation optimiste des médicaments psychiatriques de l'avenir, des médicaments qui auront des actions spécifiques mieux ciblées. Les gens ont écouté son intervention avec intérêt mais ont montré un enthousiasme plus grand pour les discours sur l'importance critique des acides gras oméga-3 pour la santé émotionnelle optimale et les dernières preuves scientifiques des bénéfices de la méditation, entre autres.

Dire que les psychiatres, psychologues et autres professionnels de la santé mentale de l'assistance ont apprécié cette perspective élargie ne rendrait guère compte de leur excitation. L'une me dit que cela faisait des années qu'elle attendait ce genre de conférence. Un autre déclara qu'il utiliserait les informations qu'il avait reçues pour changer les standards de pratique dans un grand complexe de soins en santé mentale dans son État. Beaucoup ont exprimé leur intérêt de trouver une formation formelle en santé mentale intégrative, formation que mes collègues et moi-même de l'Université d'Arizona espérons fournir.

Les présentations qui m'ont particulièrement intéressé concernaient la neuro-plasticité, la potentialité du système nerveux et du cerveau à changer et s'adapter. Les orateurs étaient des neuroscientifiques influencés par la psychologie bouddhiste et les enseignements du Dalaï-Lama. En utilisant de nouvelles techniques comme les tomographies par émission de positons et les IRM fonctionnelles, qui permettent de visualiser le cerveau vivant, ils ont pu montrer que les individus entraînés à la méditation ont une activité cérébrale différente de ceux qui ne le sont pas et qu'ils répondent différemment à des situations qui amèneraient la plupart d'entre nous à perdre leur équilibre émotionnel. L'implication plus large de cette recherche est que des changements dans l'esprit peuvent entraîner des changements à la fois dans la structure et le fonctionnement du cerveau, un fait que ne peut expliquer le modèle biomédical et qui suggère de nombreuses options supplémentaires pour prendre en charge notre bien-être émotionnel.

Rétrospectivement, considérer l'être humain comme rien de plus que la somme d'interactions biochimiques était probablement une étape nécessaire de notre évolution médicale. Il manquait aux systèmes médicaux du passé la technologie pour étudier les soubassements biologiques de la santé humaine avec rigueur et précision. Maintenant, nous avons cette technologie et nous l'avons bien utilisée pour obtenir une compréhension inestimable de nos corps physiques. Mais il est impossible de restaurer ou promouvoir la santé humaine à moins de commencer par une définition complète de l'être humain. Une définition incomplète aboutira toujours à des diagnostics incomplets et à des traitements moins qu'optimaux.

C'est maintenant le moment d'escalader la montagne et de considérer le modèle biomédical comme une partie de notre vision croissante. Notre santé, ou son manque, est le résultat d'interactions biochimiques et de génétique, de choix alimentaires, de modèles d'exercice, d'habitudes de sommeil, d'espoirs, de peurs, de la famille, des amis, du travail, des loisirs, de la culture, d'écosystèmes et davantage. Les déséquilibres chimiques dans le cerveau peuvent bien être corrélés à la dépression, à l'anxiété et autres états émotionnels mais les flèches des causes et des effets peuvent pointer dans les deux directions. Optimiser le bien-être émotionnel en améliorant l'attention, en changeant les modes de pensée destructeurs et en trouvant du contentement en soi peut aussi optimiser la chimie cérébrale, corriger n'importe quelle déficience en neurotransmetteur.

George Engel nous a montré le chemin vers le sommet il y a plus de 30 ans. Aujourd'hui, je suis heureux de dire que nous commençons à le suivre.

À propos de l'Auteur

Andrew Weil, M.D., est un expert de renommée mondiale et pionnier de la médecine intégrative, une approche de soins orientée vers la guérison qui englobe le corps, l'esprit et l'âme.