Mont Saint Michel
© Inconnu

Être un manuscrit médiéval n'est pas de tout repos. En témoigne l'histoire assez incroyable des manuscrits du Mont Saint-Michel, dans laquelle je me suis plongée au cours de l'année 2012, et que je vous livre en ce tout début de l'année 2013, avant que le rythme fou de notre monde moderne ne reprenne définitivement le dessus. Un vaste projet numérique est prévu pour 2015.

Le scriptorium du Mont

Une bibliothèque de manuscrits existe au Mont Saint-Michel depuis la fin du 10e siècle, sous l'impulsion des moines bénédictins qui s'y installent en 966 sous la houlette de l'abbé Maynard, lui-même envoyé par Richard Ier, duc de Normandie. Le premier oratoire du Mont a vu le jour plus de deux siècles auparavant, en 708, suite à l'ordre donné par l'archange Saint-Michel à Aubert, évêque d'Avranches, qui s'installe avec quelques clercs sur l'île battue par les vents. (Il s'agissait peut-être du premier tweet céleste.)

L'abbé Maynard crée donc un scriptorium et une bibliothèque, comme dans tout monastère digne de ce nom. Après les reliques des saints et les vases sacrés, une bibliothèque - à savoir quelques livres dans une armoire - est le plus grand trésor d'une abbaye. Quant au scriptorium, il donne naissance à 13 manuscrits, copiés de bout en bout à partir d'exemplaires prêtés par d'autres abbayes pour disposer de livres de culte et d'étude.

Le scriptorium montois produira 70 manuscrits en tout, surtout à l'époque romane, avec une période particulièrement florissante entre 1050 et 1080, années pendant lesquelles Guillaume le Conquérant apporte calme et prospérité à la région. 33 manuscrits voient le jour à cette époque.

Le scriptorium montois devient l'un des ateliers monastiques les plus productifs d'Europe. Une quinzaine de copistes transcrivent des milliers de pages dans le silence, la persévérance et la prière, tout en apportant un soin extrême à la copie des livres, avec une recherche constante de la perfection et de l'harmonie de la page écrite. S'y ajoute ensuite le décor, souvent réalisé par les copistes eux-mêmes sous forme d'initiales ornées et de peintures en pleine page.

Le scriptorium montois crée son propre style, avec des créations originales. La collaboration entre images et textes est parfois si étroite qu'on parle d'écriture enluminée, selon la belle expression de Monique Dosdat, auteure d'un magnifique ouvrage sur le sujet (« L'enluminure romane au Mont Saint-Michel ») dont j'ai lu plusieurs fois la première édition et qui fut une source d'inspiration pour cet article.

Peuplées de rinceaux et de feuillages, les lettrines ornées ont un dessin simple, limpide et clair, qui fera à son tour école puisque l'art de la lettrine ornée essaime dans l'enluminure européenne romane.

Réfugiés à l'abri du monastère, les copistes ne sont pas pour autant coupés du monde. Le Mont participe activement aux échanges de livres, de copistes et d'influences artistiques en usage dans les abbayes bénédictines. Lieu de passage, il bénéficie d'influences nordiques, byzantines et carolingiennes venant de toute l'Europe.
manuscrit Mont Saint Michel
© Diapositive d’Alain Dermigny numérisée en 2006Le Mont Saint-Michel et son archange
Les manuscrits contribuent à leur tour à la diffusion des mouvements de pensée et des sciences de leur temps.

Suite à son apogée au 11e siècle, le scriptorium connaît une crise pendant la première moitié du 12e siècle, période d'instabilité politique, avant de connaître un renouveau sous l'abbatiat de Robert de Torigni de 1154 à 1186.

Le Mont, « Cité des livres »

Abbé du Mont pendant 32 ans et grand bâtisseur, Robert de Torigni - souvent appelé Robert du Mont - fait construire de nouveaux bâtiments, dont deux tours, l'une étant affectée à la bibliothèque. Selon la tradition, cette bibliothèque comprendrait 140 livres, chiffre énorme à l'époque, qui vaut à l'abbaye le beau nom de « Cité des livres ».

Le rattachement de la Normandie à la France en 1204 entraîne le déclin progressif des scriptoria monastiques normands, déclin précipité par la Grande Peste et la Guerre de Cent Ans. Dix manuscrits seulement voient le jour entre les 13e et 15e siècles. Par ailleurs, de nouveaux scriptoria naissent dans les villes, et Paris s'affirme peu à peu comme la capitale de l'édition.

Mais ceci ne signifie pas pour autant le déclin de la bibliothèque du Mont, au contraire. Elle s'enrichit d'incunables puis de livres imprimés, et devient l'une des plus belles bibliothèques ecclésiastiques de l'Occident médiéval. Si elle attire savants et lettrés venus de toute l'Europe, elle subit aussi catastrophes naturelles et vicissitudes politiques, avec incendies, écroulement de bâtiments, pillages de guerre et vols. (Voici un beau sujet non exploité à ce jour pour un formidable roman historique.)

Au 17e siècle, la bibliothèque est réorganisée par les Mauristes (religieux de la congrégation de Saint-Maur), arrivés au Mont en 1622 pour remplacer la communauté bénédictine défaillante. Les Mauristes inscrivent sur chaque volume le fameux ex-libris « Ex monasterio sancti Michaelis in periculo maris » (Du monastère de Saint-Michel-au-péril-de-la-mer), qui correspond - en mieux - à notre estampillage moderne et qui s'avérera très utile beaucoup plus tard pour retrouver les livres suite aux malheurs révolutionnaires. Le catalogue que les Mauristes dressent en octobre 1639 compte 280 manuscrits.

Du Mont à Avranches

Arrive la Révolution française. Suite à un décret de l'Assemblée constituante de 1790, les bibliothèques de la noblesse et du clergé sont confisquées pour constituer les premiers fonds publics, ancêtres de nos bibliothèques municipales, et les communautés religieuses sont dissoutes. À la requête des autorités révolutionnaires, la bibliothèque montoise doit quitter au plus vite le Mont pour Avranches, le chef-lieu de district le plus proche, situé à quelques lieues de l'autre côté de la baie.

En 1791, les 3 550 livres (dont 299 manuscrits) de la bibliothèque montoise traversent les sables de la baie dans des charrettes entre deux gardes révolutionnaires pour être transférés sur le continent. La légende veut que certains livres aient été entassés dans des tonneaux, probablement vidés de leur contenu liquide.

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© Carte de la médiathèque de Granville (cote C6) photographiée par Claude Rayon en 2009.Carte ancienne vers 1630
Après une traversée pathétique qui ferait frémir tout conservateur du patrimoine digne de ce nom, les livres et manuscrits sont stockés dans une salle humide abritant le « dépôt littéraire » provenant des communautés religieuses dissoutes. Dans ce dépôt littéraire règnent le désordre et l'incurie, sans compter les vols. Si 255 manuscrits sont encore recensés en 1795, 199 manuscrits seulement subsistent en 1850. Où sont passés les autres ? Mystère. (Un beau sujet pour un deuxième roman historique.)

Suite à la création de la Société d'archéologie d'Avranches en 1835 par une dizaine de notables de la ville, l'un d'entre eux réalise enfin le premier catalogue de ce dépôt littéraire. Il aura fallu près d'un demi-siècle pour que les choses bougent.

En 1850, lors de la construction du nouvel Hôtel de Ville, une salle majestueuse est aménagée au deuxième étage pour abriter ce dépôt, qui achève ainsi son long et douloureux périple débuté en 1791 pour trouver enfin le repos qui sied aux beaux livres.

Les livres tapissent désormais les murs de cette salle de 18 mètres de long, 9 mètres de large et 7 mètres de haut. (C'est toujours le cas en 2012, pardon, en 2013.) Deux escaliers à vis permettent d'accéder à la galerie abritant les rayonnages supérieurs. Les livres sont classés par matières selon la classification Debure, l'ancêtre de la Dewey, les plus grands et les plus lourds étant logiquement rangés dans les rayonnages les plus bas. On y trouve notamment la première édition de l'Encyclopédie de Diderot.

Si certains manuscrits n'ont pas été épargnés par la Révolution française, tous les manuscrits restants seront épargnés par la Seconde Guerre mondiale, grâce à leur transfert dans le château d'Ussé-Rigny, en Touraine. En juillet 1944, la moitié de la ville d'Avranches est détruite pendant les combats de la Libération et les morts et blessés sont nombreux. Eux n'ont pas eu la chance d'être transférés dans un château en Touraine.

Des problèmes de conservation

Suite à leur rapatriement à Avranches à la fin de la guerre, les manuscrits sont exposés chaque été dans des vitrines disposées au centre de la belle bibliothèque municipale tapissée de livres, et ce jusqu'en 1963.

Mais les conditions d'exposition leur sont néfastes, d'abord à cause de la lumière naturelle déversée par les hautes fenêtres, et ensuite à cause de la chaleur qui s'ensuit, excessive pour des documents aussi anciens. Lorsqu'ils ne sont pas exposés, les manuscrits sont rangés dans un placard humide, comme tant de placards de cette région côtière.

À partir de 1963, les plus beaux manuscrits sont exposés au Musée municipal, cette fois à l'abri de la lumière naturelle. Mais le taux d'humidité y est trop élevé et les lampes incandescentes des vitrines dégagent elles aussi une chaleur excessive.

Manuscrit : L’astronome et l’étoile polaire médiévale
© Opuscules astronomiques divers [contenus dans un] Recueil de textes scientifiques et techniquesL’astronome et l’étoile polaire médiévale
En 1982, on remarque des moisissures ayant attaqué livres et manuscrits. Si le fonds ancien gagne ensuite en place suite au déménagement du fonds de lecture publique dans un bâtiment neuf, il continue de s'abîmer sous l'emprise du salpêtre, des moisissures et des vrillettes (insectes rampants aimant les livres). Les manuscrits sont aussi la cible de champignons actifs, suscitant l'inquiétude générale à l'échelon local, puis à l'échelon régional et enfin à l'échelon national.

La sauvegarde des manuscrits

En 1986 est lancé un vaste programme de sauvegarde des manuscrits et de rénovation du fonds ancien, une rénovation qui concerne aussi bien les collections que les locaux.

Les manuscrits sont envoyés à la Bibliothèque nationale pour y être désinfectés dans son annexe de Versailles, puis transférés à Orléans pour y être microfilmés et photographiés par l'IRHT (Institut de recherche et d'histoire des textes). Des archives photographiques sont constituées - à savoir une diapositive couleur par enluminure - pour avoir des documents de substitution et ne manipuler les originaux que si nécessaire.

Une chambre forte est achevée en juin 1987 pour accueillir les manuscrits à leur retour de désinfection. D'une surface de 16 m2, cette chambre forte peut contenir jusqu'à mille volumes sur des rayonnages en bois, un matériau capable d'absorber l'humidité. Équipée d'une centrale de traitement de l'air, la bibliothèque climatisée offre désormais les conditions de conservation adéquates, à savoir une température de 18 degrés et un taux d'humidité de 55%.

La grande salle du fonds patrimonial est elle aussi rénovée, avec l'installation d'un faux plafond et d'un éclairage indirect, tout comme la pose de filtres anti-ultraviolets sur les hautes fenêtres. Les collections sont remises en état, avec désinfection des livres sur place puis reclassement.

Fin 1988, le fonds ancien retrouve sa beauté passée (celle de 1850), avec inauguration du fonds ancien rénové en mai 1989.

Entre 1989 et 2005, des expositions sont organisées chaque été pendant quatre mois, entre juin et septembre, sous l'égide de Jean-Luc Leservoisier, conservateur du fonds patrimonial, qui met à longueur d'année sa grande culture à la disposition de tous, aussi bien les chercheurs que les groupes scolaires. Jean-Luc Leservoisier est notamment l'auteur du livre « Les manuscrits du Mont Saint-Michel » publié aux éditions Ouest-France en 2006 et disponible pour la modique somme de cinq euros, y compris dans la langue de Shakespeare.

La ville d'Avranches lance ensuite le projet d'un musée des manuscrits du Mont Saint-Michel, qui répond au beau nom de Scriptorial. Adossé à l'un des remparts de la ville, ce musée à l'architecture résolument contemporaine ouvre ses portes en août 2006 pour célébrer la mémoire spirituelle, intellectuelle et artistique de la communauté bénédictine.

Depuis son ouverture, le Scriptorial expose en permanence 15 manuscrits, avec rotation tous les trois mois, pour éviter que ces manuscrits ne s'abîment à la lumière, même tamisée. Avant d'accéder à la salle ronde abritant les manuscrits, qui est le trésor du musée, le Scriptorial offre divers parcours relatant le riche passé d'Avranches et sa région au fil du temps.

Les manuscrits à l'ère numérique

Qu'en est-il de la numérisation des manuscrits du Mont Saint-Michel ? Elle est en cours.

Avant la numérisation existaient le microfilmage et la photographie. Tous les manuscrits sont donc microfilmés par l'IRHT (microfilms anciens), qui délivre un duplicata de ces microfilms à la demande. Les manuscrits sont également soumis à plusieurs campagnes photographiques. Une diathèque de 800 diapositives couleur émanant de l'IRHT couvre l'ensemble des manuscrits illuminés.

La diathèque et ses tirages imprimés sont consultables au Service des musées et du patrimoine d'Avranches. On peut aussi se procurer des copies, mais attendez-vous à des délais administratifs conséquents et à payer le prix fort. Pour ma part, après quelques tentatives infructueuses, j'ai déclaré forfait et me contente de quelques vignettes en basse résolution trouvées sur le web pour illustrer mes articles, en utilisant le droit de citation (ou de fair use, comme vous voulez) pour la bonne cause, à savoir faire connaître ces joyaux au-delà du monde académique. Les images en haute résolution sont hors de ma portée, y compris financière.

Les manuscrits du Mont Saint-Michel font partie du domaine public, est-il utile de le rappeler, mais sont aussi une manne pour le Scriptorial et la ville d'Avranches, avec des duplicata sévèrement contrôlés. Les moines qui, bien avant Gutenberg, œuvraient déjà pour la diffusion du savoir, manuscrit après manuscrit, dans la plus grande pauvreté, doivent se retourner dans leur tombe. Ceci montre encore une fois la nécessité sinon l'urgence d'une loi sur le domaine public, préconisée et rédigée récemment par Lionel Maurel, bibliothécaire et juriste connu aussi sous le nom de Calimaq.

En 2010, 120 manuscrits du Mont sont d'ores et déjà numérisés, dont 49 manuscrits (texte et décor) numérisés en 2005 en préalable à l'ouverture du Scriptorial et 71 manuscrits numérisés par l'IRHT lors de sa campagne de numérisation et de microfilmage (microfilms récents).

L'ultime étape de ce parcours numérique est un projet de bibliothèque virtuelle des manuscrits, lancé en octobre 2011 par Pierre Bouet, professeur honoraire de latin médiéval à l'Université de Caen.

Cette bibliothèque virtuelle rassemblerait les 1 100 textes différents que comportent les manuscrits, puisque ceux-ci regroupent souvent plusieurs œuvres reliées en un seul volume. Elle tenterait aussi de retrouver leurs auteurs puisque les manuscrits médiévaux ne sont pas signés. Elle collecterait également les différentes versions d'un texte donné, tout comme les différentes versions des images du décor.

Rendez-vous en 2015 donc, en espérant qu'il s'agira d'une bibliothèque virtuelle gratuite mettant les manuscrits du Mont Saint-Michel à la disposition de tous par-delà les frontières, enfin. Je pourrai peut-être à ce moment illustrer mes articles avec des images de haute résolution sans débourser l'argent que je n'ai pas. Mais rien n'est moins sûr. Les manuscrits du Mont Saint-Michel font pourtant partie du domaine public, ne l'oublions pas, et l'internet est un formidable outil pour les faire connaître. Nous avons besoin de facsimilés numériques en haute résolution pouvant être contemplés ou étudiés par une audience la plus large possible, comme pour tant d'autres trésors disponibles sur le web depuis plusieurs années.

Pour en savoir plus

Une étude basée sur les ouvrages de Monique Dosdat et Jean-Luc Leservoisier :
et un modeste album de manuscrits en ligne fait avec les moyens du bord d'où sont issus les manuscrits présentés dans cet article.