La Croisade a fait émerger le meilleur et le pire de la classe guerrière, elle a enthousiasmé le peuple, et elle a donné au pape une domination spirituelle et politique sans précédent. Elle s'est installée comme paradigme central dans la chrétienté occidentale. Bien qu'elle ait revêtu de nouveaux habits, la Croisade reste la Grande Idée de l'Occident, le cœur même de son identité : sauver le monde — et se sauver lui-même — par des guerres au nom de grands principes transcendants.
La Démocratie et les Droits de l'Homme ont remplacé le Christ, mais l'Occident, désormais sous la direction des États-Unis, est toujours la Civilisation de la Croisade. Mais c'est bientôt fini.
Dans cet article, je vais tenter de démontrer que les croisades médiévales ont été une expérience si puissante que leur influence sur la civilisation occidentale a survécu à la chute de l'autocratie papale. Mon objectif n'est pas de raconter à nouveau l'histoire des Croisades, mais d'en expliquer l'essence et d'en tirer quelque lumière sur le caractère intrinsèque de l'Occident. L'accent sera mis sur ce que les Croisades ont fait à l'Occident, plutôt que sur ce qu'elles ont fait à l'Orient, même si la relation de l'Occident à l'Orient fait partie du sujet.
Pourquoi cette démarche, demanderont certains. Tout simplement parce que, comme les individus, les civilisations ont intérêt à se pencher sur leur enfance pour comprendre ce qui les anime, surtout lorsque leur vie d'adulte commence à se désagréger et qu'elles se rendent compte que tout le monde les déteste.
Je ne prétends pas que les Croisades médiévales fournissent une explication suffisante de l'histoire du colonialisme et de l'impérialisme de l'Occident moderne, mais seulement qu'elles jettent un certain éclairage sur celle-ci, non pas seulement à titre comparatif — que les USA agissent comme des croisés a été suffisamment dit -, mais en tant que réelle cause historique ou, si l'on veut, généalogique. Les Croisades sont toujours d'actualité parce qu'elles sont dans les gènes de l'Occident.
J'ajoute encore deux remarques préliminaires. Premièrement, il semble que chaque nation ou civilisation ait une personnalité, une «volonté de puissance» particulière qui détermine ses modes de comportement envers les autres communautés 1. Mais seule une minorité dominante participe activement à cette anima collective. L'élite fait bouger le corps social et forge son destin. Par conséquent, quand je dis que la croisade est l'essence de l'Occident, je ne veux pas dire que les gens ordinaires soutiennent nécessairement les aventures de croisade occidentales, mais que la croisade est restée un principe existentiel fondamental des élites occidentales.
Deuxièmement, mon objectif n'est pas de juger les gens, mais d'analyser les idées qui ont orienté la trajectoire de l'Europe. Des individus intelligents, courageux et dévoués peuvent être mus par des idées qui s'avéreront finalement de dangereuses illusions. L'idée de Croisade n'a pas été, comme on l'a beaucoup dit, un simple prétexte religieux pour un gain matériel, et les causes économiques n'ont pas été déterminantes. Sur ce point, la recherche historique a dissipé beaucoup de malentendus. Selon Jonathan Riley-Smith, auteur de « The First Crusade and the Idea of Crusading » (1986), les données historiques suggèrent que, pour l'immense majorité des croisés et leur famille, la Croisade était un sacrifice. Ils agissaient prioritairement par idéalisme, c'est-à-dire, sous l'emprise d'une idée 2. S'ils en tiraient un gain personnel, c'est en termes de crédit social, ce qui signifie simplement que la Croisade a été, jusqu'à la fin du Moyen Âge, au centre du système de valeur dominant.3
L'impact des croisades
Dans une étude publiée en 2006 sur les évolutions dans l'historiographie des croisades, Norman Housley écrit que, s'il y a point sur lequel tout le monde s'accorde aujourd'hui, c'est que « les croisades ont joué un rôle central plutôt que périphérique dans le développement de l'Europe médiévale » 4. « Il ne fait aucun doute, ajoute-t-il, que les croisades [...] ont engendré un dynamisme inhérent qui a caractérisé le Moyen Âge central ».5
Un aspect remarquable des Croisades est leur apparition soudaine et spectaculaire. L'historien français Paul Alphandéry écrivait vers 1930 : « la Croisade s'engage tout de suite, réalité vivante, organique, avec son thème religieux constitué dès la fin du XIe siècle, sa théologie aussi. Elle n'est pas l'aboutissement d'une évolution, mais le jaillissement, quasi spontané, d'une prodigieuse puissance d'animation collective » 6. On peut donner le jour exact (27 novembre 1095) où l'appel tomba comme le Saint-Esprit sur une foule, avant d'être prêché par une armée de missionnaires en France et en Allemagne.
La Première Croisade (1095-97) fut un succès, et la prise de Jérusalem fut célébrée par un nombre incalculable de récits. La Première Croisade est devenue pour les Occidentaux ce qu'était la guerre de Troie pour les Grecs de l'Antiquité 7. Selon Christopher Tyerman, l'ampleur de cette activité littéraire, assimilable à une gigantesque campagne de propagande, est sans parallèle. La Croisade a suscité « des récits émouvants de foi, de courage, de souffrance, de danger, de ténacité et de triomphe ».8
Les récits épiques de la Première Croisade ont eu un impact si profond et durable que, lorsqu'une Deuxième Croisade fut prêchée en 1145, la réponse fut, encore une fois, enthousiaste. « J'ai ouvert la bouche, j'ai parlé et les croisés se sont aussitôt multipliés à l'infini », écrivait Bernard ou Clairvaux au pape. « Les villages et les rues sont aujourd'hui désertés ; à grand-peine trouverait-on un homme pour sept femmes. Partout l'on voit des veuves dont les maris sont toujours vivants ».9
Bien qu'il s'agisse au départ d'une idée du pape, la Croisade s'est profondément enracinée dans l'esprit et dans le cœur de la classe dirigeante laïque et a envahi toutes les régions de la culture laïque. Certains récits vernaculaires de la Première Croisade, comme la très populaire « Chanson d'Antioche » en vers, rivalisent avec le genre des évangiles apocryphes dans leur utilisation somptueuse de prophéties, de visions, de miracles et d'autres signes de la Providence divine. Les deux genres ont en fait fusionné dans les best-sellers internationaux de la littérature du Graal, comme je l'ai montré dans « La Lance qui saigne », tirée de ma thèse doctorale : le roman fondateur de Chrétien de Troyes, « Le Conte du Graal », écrit vers 1180, est tissé autour des icônes ésotériques de la Croisade : le Graal, portant l'hostie (c'est-à-dire le corps de Christ) est un symbole du Saint-Sépulcre, tandis que la « lance qui saigne » est la Sainte Lance dont le fer a été miraculeusement découvert à Antioche par les croisés assiégés 10. Il n'est pas exagéré de dire que la Croisade est présente, sous forme de référence implicite, dans toute la littérature laïque, depuis les premières chansons de geste jusqu'aux derniers romans arthuriens.
Grâce aux croisades, l'Europe du Nord-Ouest (France, Angleterre et Allemagne en tête) s'est fait une place dans l'histoire. « Les Croisades, écrit Steven Runciman, constituent un fait central de l'histoire médiévale. Avant leur déclenchement, le centre du monde civilisé se partageait entre l'empire de Byzance et les terres du califat arabe. Avant même que leur étoile pâlit, la primauté de la civilisation était passée en Europe occidentale. L'histoire moderne est née de ce transfert ».11. Autrement dit, l'Europe occidentale est devenue une civilisation à part entière par la Croisade.
La fin des croisades est traditionnellement datée de 1291, lorsque Saint-Jean d'Acre, dernier bastion du royaume latin de Jérusalem, tomba aux mains des Mamelouks, ne laissant aucun site de débarquement possible pour de nouvelles expéditions. À proprement parler, les croisades durent donc deux siècles. Les historiens modernes les ont classiquement numérotés de un à huit ou neuf, mais en réalité, il y a eu un flux ininterrompu de campagnes militaires de diverses tailles et origines vers le Moyen-Orient. Entre la Première et la Deuxième Croisade, par exemple, au moins six expéditions furent envoyées, qui ne sont pas comptées comme des croisades à part entière, mais comme des renforts aux États latins formés lors de la Première Croisade. Les croisades peuvent donc être considérées comme une seule guerre d'une durée de deux siècles, la plus longue de l'histoire de l'humanité.
Mais en fait, de nombreuses autres guerres vont encore être menées sous la bannière papale, avec l'arsenal théologique complet des Croisades, jusqu'à la fin du XVIe siècle. Rien qu'au XVe siècle, pas moins de sept bulles papales de croisades ont été promulguées 12. Christopher Tyerman écrit :
« Les croisades n'ont pas décliné après 1291. Elles ont changé, comme elles l'avaient fait au cours des deux siècles précédents depuis la Première Croisade. [...] la mentalité de croisade, transmise par une longue habitude, par la liturgie et par de nouveaux appels aux dons, des impôts, la vente d'indulgences et, occasionnellement, le service armé, a façonné une manière de considérer le monde. Cette mentalité, largement répandue dans la société, permettait l'expression de la foi et de l'identité à travers des rituels sociaux et des institutions religieuses, même en l'absence d'actions politiques ou militaires. La relative rareté des crucesignati [croisés] était masquée par leur ubiquité culturelle. Indépendamment des combats et des guerres, la Croisade a évolué comme un état d'esprit ; un moyen de grâce ; une métaphore et un mécanisme de rédemption ; un test de la fragilité humaine, du jugement divin et de la corruption de la société. La Croisade est devenue une chose en laquelle il faut croire plutôt qu'une chose à faire ».13La rédemption par la guerre ou l'argent
La Croisade fut une nouvelle voie de salut individuel : la guerre pénitentielle. Dieu, parlant par l'intermédiaire de Son vicaire sur terre, accordait désormais la rémission complète des péchés (et donc une place au Ciel) à quiconque jurerait de se rendre en Terre Sainte et de tuer des infidèles ou d'être tué par eux. Selon l'historien Orderic Vitalis, écrivant vers 1135, « le pape a exhorté tous ceux qui pouvaient porter les armes à lutter contre les ennemis de Dieu, et, par l'autorité de Dieu, il a absous tous les pénitents de tous leurs péchés dès l'heure où ils ont pris la croix du Seigneur ».14
À en juger par les six versions partielles du discours du pape Urbain II conservées dans les chroniques, il n'est pas certain qu'il ait présenté les choses en termes aussi explicites. Il a peut-être simplement décrété, comme le rapporte l'évêque Lambert d'Arras, un témoin direct : « Quiconque, par simple dévotion, et non pour gagner de l'honneur ou de l'argent, se rend à Jérusalem pour libérer l'Église de Dieu peut substituer ce voyage à toute pénitence »15. Et il a peut-être ajouté, comme le rapporte Foucher de Chartres : « Tous ceux qui meurent en chemin, que ce soit sur terre ou sur mer, ou dans une bataille contre les païens, auront la rémission immédiate de leurs péchés. Je le leur accorde par la puissance de Dieu dont je suis investi »16. Urbain fut probablement le premier à donner une interprétation radicalement nouvelle de Matthieu 10,38 (ou Luc 14,27), comme le rapporte Robert le Moine : « Quiconque ne porte pas sa croix et ne suit pas derrière moi n'est pas digne de moi » [16]. Le détournement de cette formule résume ce que représente la Croisade dans l'histoire du christianisme.
Quels que furent les propos exacts d'Urbain II, ce qu'il faut retenir, c'est que la rémission complète et immédiate de tous les péchés avoués pour tous les cruce signati (ceux marqués d'une croix cousue sur leurs vêtements), est au cœur de la théologie et du droit canon de la Croisade qui se sont développés au fil des années, grâce à des apologistes comme Innocent II et saint Bernard de Clairvaux, ou le canoniste Gratien 17. En 1187, dans la bulle Audita tremendi qui lança la Troisième Croisade, le pape Grégoire VIII déclarait : « à ceux qui, avec un cœur contrit et un esprit humilié, entreprennent ce voyage et meurent en pénitence pour leurs péchés et avec une foi juste, nous promettons la pleine indulgence pour leurs fautes et la vie éternelle » 18. Notons que seuls les péchés confessés sont pardonnés (la confession annuelle devait devenir obligatoire pour les catholiques romains lors du Concile du Latran de 1215). Aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd'hui, la majorité des croisés croyait que le pape savait de quoi il parlait lorsqu'il distribuait des rémissions de péchés, appelées « indulgences », en échange d'un service militaire. On croyait que cette monnaie imaginaire avait cours légal dans l'Autre Monde.
La Croisade était donc une nouvelle religion de salut. Guibert de Nogent, l'un des chroniqueurs les plus enthousiastes de la Première Croisade, remarquait qu'auparavant, les chevaliers ne pouvaient obtenir le salut qu'en abandonnant leur mode de vie et en se faisant moines, mais « Dieu a institué à notre époque les guerres saintes, pour que l'ordre des chevaliers et la foule qui courait dans leur sillage [...] puissent trouver un nouveau moyen d'obtenir le salut ». La Croisade, déclara un maître des Hospitaliers au XIVe siècle, est devenue « le chemin le plus court vers le Paradis ». Le prêtre gallois Adam d'Usk alla plus loin dans son Chronicon (début du XVe siècle) : « Tout homme qui ne veut pas partir immédiatement pour le pays où Dieu a vécu et est mort, tout homme qui ne prendra pas la croix de Terre Sainte, aura peu de chances d'aller au paradis ».
Le vœu de « prendre la croix » était contraignant, et le non-respect de ce vœu entraînait une excommunication, équivalent à une condamnation à l'enfer éternel. Heureusement pour ceux qui avaient cédé à la pression, mais se découvraient ensuite des empêchements, l'Indulgence de la Croisade fut étendue à ceux qui, au lieu d'y aller eux-mêmes après avoir prononcé le vœu, envoyaient un autre à leur place ou donnaient de l'argent pour financer l'expédition : cette dispense en échange d'un paiement en argent s'appelait la « rédemption du vœu ». Depuis le pontificat d'Alexandre III (1159-1181), explique Christopher Tyerman,
« La rédemption des vœux a contribué à modifier radicalement le financement des croisades, la manière dont la croix était prêchée, les méthodes de recrutement et de planification, et même la réputation de l'exercice lui-même, à mesure que le système devenait vulnérable aux accusations de « la croix contre de l'argent ».19C'est ainsi que l'évangile du salut par la guerre a lentement évolué vers l'Évangile du salut par l'argent. La vente d'indulgences, dérivée de la Croisade, ruinera finalement la réputation de la papauté et fera exploser l'unité de l'Église, lorsque Martin Luther publiera ses très raisonnables « Quatre-vingt-quinze thèses », qui portent principalement sur ce point, puis désignera le pape comme « le véritable Antéchrist qui s'est élevé au-dessus du Christ et s'est opposé à lui » (Articles Smalcald).
« L'offre d'indulgences est restée partie intégrante d'un système pénitentiel général, de plus en plus commercial à mesure que le rachat des vœux ou même l'accomplissement de tout acte méritoire particulier cédait la place à une simple vente contre paiement. La doctrine du Trésor des Mérites, sorte de compte bancaire divin ouvert par Dieu sur lequel puisaient les fidèles pénitents, fut perfectionnée par Clément VI ».20
Faire de Jérusalem la capitale de l'Europe
On a pu dire que les croisades ont uni l'Europe dans une cause commune
21. C'est vrai dans une certaine mesure, mais cette « cause commune » ne doit pas être confondue avec l'unité politique ou même avec la paix civile. Les croisades ont, il est vrai, permis à la France et l'Angleterre de réduire les guerres féodales et de se consolider en tant qu'États centralisés, notamment par la mise en place d'une bureaucratie fiscale (la « taxe Saladin » fut le premier impôt touchant toute la population). Mais les croisades n'ont pas apporté la paix en Europe. La troisième croisade en est un bon exemple. Avant de partir, les rois de France et d'Angleterre étaient en guerre pour des revendications territoriales. Bien que le pape ait convaincu Philippe II et Richard Iᵉʳ de signer une trêve avant de s'embarquer pour la Terre Sainte, leurs relations se sont détériorées au lieu de s'améliorer au cours de l'expédition. Dès leur retour chez eux (c'est-à-dire après que Richard fut rançonné de la prison de Léopold d'Autriche, qui l'accusait d'avoir organisé le meurtre de Conrad de Montferrat), ils reprirent leur querelle, qui ne cessera de s'aggraver jusqu'à la guerre de Cent Ans (1337-1453).
Comme je l'ai écrit dans « L'origine médiévale de la désunion européenne », l'un des problèmes de la Croisade est qu'elle visait à unir l'Europe autour de Jérusalem. Par la Croisade, les papes ont fait croire aux Européens que le berceau de leur civilisation était une ville à l'autre bout de la Méditerranée, disputée par deux autres civilisations (la byzantine et l'islamique), et leur ont demandé de se battre pour elle comme si le salut de leur civilisation en dépendait. Il ne peut y avoir de projet plus anti-européen.
L'obsession européenne pour Jérusalem n'a pas commencé avec les croisades. Depuis le début du XIe siècle, nombreux étaient les pèlerins qui partaient pour Jérusalem avec l'encouragement et le soutien logistique des monastères. « En fait, explique Jonathan Riley-Smith, l'attitude des chrétiens du XIe siècle à l'égard de Jérusalem et de la Terre Sainte était obsessionnelle. Jérusalem était le centre du monde, l'endroit sur terre sur lequel Dieu lui-même s'était concentré lorsqu'il avait choisi de racheter l'humanité en intervenant dans l'histoire ; au même endroit, à la fin des temps, se dérouleraient les derniers événements menant à la fin du monde ».22
Ce fut le coup de génie d'Urbain II de prêcher l'expédition militaire comme un pèlerinage pénitentiel à Jérusalem. Nombres des mesures associées à la Croisade, comme l'immunité et la protection juridique accordées aux biens fonciers des croisés, sont conformes aux pratiques éprouvées du pèlerinage. La croix cousue sur le vêtement semble aussi issue de cette tradition.23
De cette manière, Urbain II combinait dans une nouvelle synthèse deux éléments traditionnellement considérés comme incompatibles : la fascination pour Jérusalem comme destination de pèlerinage — un aspect de la piété chrétienne - et l'éthique guerrière de la classe féodale héritée de son origine barbare conquérante. Cette combinaison s'est avérée explosive.
Il faut souligner que Jérusalem n'était pas ce qui intéressait le basileus byzantin Alexis Comnène lorsqu'il demanda l'aide de l'Occident. Jérusalem ne faisait pas partie de l'Empire byzantin depuis sa conquête par les Arabes en 638, et la Syrie elle-même était périphérique à l'Empire. L'objectif premier d'Alexis était de reconquérir l'Anatolie, à commencer par Nicée (aujourd'hui Iznik), conquise par les Turcs en 1081 et devenue la capitale de leur Sultanat de Roum, à seulement une centaine de kilomètres de Constantinople. Comme objectif secondaire, Alexis espérait récupérer Antioche, une ville grecque prospère et stratégiquement importante qui avait toujours appartenu à l'Empire.
Jusqu'en 1073, Jérusalem avait été gouvernée au nom des califes fatimides, qui respectaient l'autorité du basileus et du patriarche de Jérusalem sur les sanctuaires chrétiens et laissaient les chrétiens y prier librement 24. Les chrétiens orthodoxes n'avaient aucune plainte, et les jacobites syriens et autres chrétiens non-orthodoxes préféraient même la domination musulmane à la domination byzantine. Ce n'est que lorsque les Turcs seldjoukides ont pris le contrôle de la Syrie que les choses se sont gâtées pour les chrétiens de Jérusalem et les pèlerins occidentaux. Mais les Fatimides reprirent Jérusalem aux Seldjoukides un an avant que les croisés n'arrivent devant ses murs, et le basileus était plus que disposé à les laisser la gouverner à nouveau. Pour les Occidentaux, cependant, la Croisade visait à « libérer » Jérusalem, et ils ne faisaient pas de différence entre les Musulmans, qu'ils nommaient indifféremment « Sarrasins » ou « Turcs ». Ils rejetèrent l'offre de paix des Fatimides, attaquèrent la Ville Sainte et massacrèrent sa population. Raymond d'Aguilers, témoin de l'événement, écrit : « Dans le temple et dans le portique de Salomon, on marchait à cheval dans le sang jusqu'aux genoux du cavalier et jusqu'à la bride du cheval. Juste et admirable jugement de Dieu, qui voulut que ce lieu même reçût le sang de ceux dont les blasphèmes contre lui l'avaient si longtemps souillé ». Cela, affirmait-il, accomplissait Apocalypse 14,19-20, « il en coula du sang qui monta jusqu'au mors des chevaux sur une étendue de mille six cents stades » 25. Un autre chroniqueur, l'auteur anonyme de la Gesta Francorum, a écrit : « Nos hommes se précipitèrent dans toute la ville, s'emparant de l'or et de l'argent, des chevaux et des mulets, et des maisons pleines de toutes sortes de biens et ils vinrent tous se réjouir et pleurer d'excès de joie pour adorer au Sépulcre de notre Sauveur Jésus, et là, ils ont accompli leurs vœux ».26. Voilà ce qui mérite d'être célébré comme « le plus grand événement depuis la Résurrection » selon le chroniqueur Robert de Reims 27
La nouvelle de la « libération » de Jérusalem a fait taire les critiques de la Croisade en Europe, et sa célébration a définitivement installé celle-ci comme paradigme central de la culture occidentale. Dès lors, les Occidentaux, et les Francs tout particulièrement, se sont considérés comme les gardiens du nombril du monde. C'est devenu une partie de leur identité. Leur obsession n'a fait que croître après la reconquête de Jérusalem par Salah al-Din (Saladin) en 1187 (dans des conditions d'humanité qui font honte à la chevalerie occidentale), et à chaque nouvelle tentative infructueuse de la récupérer.
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