A l'heure où de nombreux pays se mettent en ordre de marche pour mesurer le bien-être "au-delà du produit national brut (PNB)", suivant les recommandations du rapport Stiglitz-Sen (2009), l'Insee vient de rendre public le résultat d'une enquête auprès des Français, confirmant les leçons des enquêtes internationales : sur une échelle de bonheur graduée de 0 à 10, les Français se placent en moyenne à 7,2. Il s'agit d'une très mauvaise note. Ainsi, parmi les treize pays européens qui ont participé à l'enquête European Social Survey depuis 2002, seul le Portugal obtient un score de bonheur moyen plus faible (6,8), avec des conditions de vie matérielles beaucoup plus défavorables.

Dans cet esprit, on peut estimer la relation statistique typique entre développement et bonheur. Il apparaît que les Français se sentent bien moins heureux que ne le prédirait leur indice de développement humain (IDH), qui prend pourtant en compte non seulement le revenu par tête, mais aussi l'éducation et l'espérance de vie à la naissance : une perte d'un demi-échelon sur l'échelle de bonheur, ce n'est pas négligeable pour une variable de ce type.

Avec un IDH identique, les Belges sont à 7,7... et les Danois à 8,3. Le fait de vivre en France réduit de 20 % la probabilité de se déclarer très heureux, c'est-à-dire au-dessus du septième échelon, et cela depuis aussi longtemps que les statistiques sont disponibles (depuis les années 1970). La France connaît également le taux de consommation de psychotropes le plus élevé en Europe, ainsi que l'un des plus forts taux de suicide, notamment chez les jeunes, ce qui n'est pas le cas du Portugal par exemple.

Pourtant le "malheur français" ne s'étend pas aux immigrés. S'ils sont moins heureux que les Français "de souche", ce qui est toujours le cas des immigrés par rapport aux "natifs", les immigrés ne sont pas moins heureux en France que dans d'autres pays d'Europe. Cette remarque suggère que si le malaise des Français est en partie dû à leurs conditions de vie objectives, il relève peut-être aussi de leur "mentalité", c'est-à-dire de l'ensemble des mécanismes et dispositions psychiques et idéologiques qui constituent le processus de transformation des expériences en bien-être.

Enfin, une partie de ces processus mentaux est dotée d'une certaine persistance au cours du temps, et se transmet de génération en génération, constituant une troisième composante que l'on peut qualifier de culturelle. On peut alors tenter d'identifier le rôle respectif de ces trois composantes du bien-être (circonstances, mentalité, culture) propre à chaque pays, en distinguant, au sein de chaque pays, les "natifs" (Français "de souche" par exemple), les immigrés de première génération et les immigrés de deuxième génération.

Tous ces groupes partagent la même expérience des circonstances objectives de leur pays de résidence, mais leur "mentalité" ne s'est pas forgée dans les mêmes instances de socialisation primaires (école, famille), de même qu'ils n'ont pas hérité d'une "culture" totalement identique. Ces différences entre groupes et entre pays permettent d'identifier les composantes qui façonnent la spécificité de chaque pays en matière de bien-être ressenti.

On vérifie empiriquement que la mentalité et la culture jouent un rôle très important. En France, elles expliquent la plus grande part de l'écart de bien-être, loin devant les circonstances objectives. On constate également que les Français vivant à l'étranger sont moins heureux que d'autres Européens vivant hors de leur pays d'origine. Enfin, les immigrés ayant été scolarisés en France avant l'âge de 10 ans en France se déclarent moins heureux que ceux qui ne l'ont pas été. Des exercices de simulation montrent que si les conditions de vie des Français étaient vécues par les Belges (par exemple), elles conduiraient à un niveau moyen de bonheur bien plus élevé. De manière générale, le niveau de bien-être déclaré par les émigrés Européens est corrélé avec le niveau moyen de leurs compatriotes restés au pays, une preuve de la dimension culturelle du bien-être.

Si le bien-être subjectif doit constituer un objectif de la politique publique, il est important de reconnaître le rôle joué par les dispositions culturelles au bonheur, les importantes différences internationales qui existent dans ce domaine, et le rôle particulier de l'école dans leur formation.

Senik Claudia est l'auteure de The French Unhappiness Puzzle : The Cultural Dimension of Happiness (PSE WP n°2011-34).