Traduction : SOTT

Controversial new book, philosopher condemend by his fellow academics
© C.F. Payne

L'automne dernier, quelques jours avant Halloween et environ un mois après la publication de Mind and Cosmos [Esprit et Cosmos - NdT], le nouveau livre controversé du philosophe Thomas Nagel, plusieurs des principaux philosophes au monde se rassemblèrent avec un groupe de scientifiques de pointe dans la salle de conférence d'une charmante auberge des Monts Berkshire. Ils se firent face autour d'une grande table agrémentée de pichets d'eau glacée et de corbeilles de bonbons entourés de cellophane et parlèrent et parlèrent, comme le font les intellectuels publiques. Power Point fut souvent de la partie.

L'intitulé de cet « atelier interdisciplinaire » était « Faire avancer le naturalisme ». Pour ceux d'entre nous qui aiment tuer le temps assis à réfléchir sur la nature de la réalité - le fait d'être une personne, Dieu, le jugement moral, le libre arbitre, et que sais-je encore - c'était l'équivalent du concert pour le Bangladesh. Le biologiste Richard Dawkins était présent, auteur de L'Horloger aveugle, Le Gène égoïste et autres best-sellers de science populaire, ainsi que Daniel Dennett, philosophe à l'université Tufts et auteur de La Conscience expliquée et de Darwin est-il dangereux ?. Étaient aussi présents les auteurs de Why Evolution is True [Pourquoi l'évolution est vraie - NdT], The Really Hard Problem: Meaning in a Material World [Le Problème vraiment ardu : sens dans un monde matériel - NdT], Everything Must Go: Metaphysics Naturalized [Tout doit disparaître : la métaphysique naturalisée - NdT] et de The Atheist's Guide to Reality: Enjoying Life without Illusions [Le Guide Athée de la Réalité : Savourer la Vie sans Illusions - NdT] - tous des livres qui, à un degré ou à un autre, offrent à un plus large public le monde tel que les scientifiques ont découvert qu'il était.

Les philosophes contemporains ont un mot pour la façon dont vous et moi voyons le monde, un monde plein d'autres personnes, de couleurs et de sons, de visions et de sensations, de choses qui sont bonnes et de choses qui sont mauvaises et de choses qui sont en effet très bonnes : nous-mêmes, qui sommes plus ou moins capables de nous frayer un chemin à travers la vie, grâce à nos propres lumières. Les philosophes appellent cette vision commune : « image manifeste ». Daniel Dennett fit remarquer à la conférence que la science moderne, au moins depuis les révélations de Darwin, a empilé les preuves que l'image manifeste n'est pas vraiment exacte d'un point de vue scientifique. La science - ce vaste emboîtement de génétique, de neurosciences, de biologie évolutionnaire, de physique des particules - nous dit plutôt que les composants de l'image manifeste sont illusoires.

La couleur, par exemple : cette azalée derrière votre fenêtre peut vous paraître rouge mais en réalité elle n'a pas du tout de couleur. Le rouge provient de certaines propriétés de l'azalée qui absorbent un certain type de lumière et réfléchissent d'autres types de lumière qui sont ensuite perçus par l'œil et transformés dans nos cerveaux en expérience subjective de rouge. Et les sons aussi : des vibrations complexes de l'air qui ne font en réalité aucun bruit mais nos oreilles sont capables de transformer ces vibrations en alarme de voiture ou en miaulement de chat ou pire, en voix de Mariah Carey. Ces aptitudes de l'organisme humain sont des adaptations évolutionnaires. Tout dans l'être humain est, par définition, une adaptation évolutionnaire. Notre sentiment que les couleurs et les sons existent « en dehors » et pas simplement dans nos cerveaux est une illusion pratique qui a accru il y a très longtemps les chances de survie de notre espèce. Propulsée par Darwin, la science moderne agit, selon l'expression de Dennett, comme un « corrosif universel », détruisant les illusions sur son passage, démantelant nos sentiments de liberté et d'individualité distincte, nos morales et nos croyances, l'amour d'une mère et la prière d'un patient : tout en réalité n'est que « molécules en mouvement ».

Le résumé le plus célèbre, le plus succinct et le plus impitoyable de la fraude de l'image manifeste fut écrit il y a presque vingt ans par le généticien Francis Crick : « Vous, vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, votre perception de l'identité personnelle et du libre arbitre, ne sont, en fait, rien de plus que le fonctionnement d'un vaste assemblage de cellules nerveuses et de leurs molécules associées. Vous n'êtes rien d'autre qu'un paquet de neurones. »

Cette idée, c'est le « naturalisme » que les participants à l'atelier des Monts Berkshire tentaient de faire avancer. Le naturalisme est aussi dénommé « matérialisme », l'idée que seule la matière existe ; ou « réductionnisme », l'idée que toute vie, des tables aux rêveries, est en fin de compte réductible à de la physique pure ; ou « déterminisme », l'idée que chaque phénomène, y compris nos propres actions, est déterminé par une cause préexistante, qui a été elle-même déterminée par une autre cause, et ainsi de suite en remontant jusqu'au Big Bang. Le projet naturaliste a été grandement aidé par le néodarwinisme, l'application de la théorie de la sélection naturelle de Darwin au comportement humain, y compris à des domaines de la vie qui étaient autrefois supposés être immatériels : les émotions, les pensées, les habitudes et les perceptions. Lors de l'atelier, philosophes et scientifiques ajoutèrent chacun leur propre vernis au naturalisme réductionniste néodarwinien ou réductionnisme néodarwinien matérialiste ou matérialisme naturaliste ou déterminisme réductionniste. Ils étaient unanimes dans leur certitude massive que le matérialisme - comme nous l'appellerons ici pour limiter le nombre de « ismes » - est l'explication universelle de la vie telle que nous la connaissons.

Cependant, une division remarquable émergea entre les participants. Certains des biologistes pensaient que la vision du monde matérialiste devait être enseignée et expliquée à un plus large public sous sa véritable forme crickienne pure et dure. Ensuite, les gens ordinaires, non-intellectuels, pourraient voir qu'un univers purement aléatoire sans but, ni libre-arbitre, ni vie spirituelle d'aucune sorte, n'est pas aussi mauvais que ce que certaines personnes superstitieuses - les religieux - les ont conduit à croire.

Daniel Dennett était d'un avis différent. Bien qu'il est vrai que le matérialisme nous dise que l'être humain n'est rien de plus qu'un « robot humide » - expression que Dennett a tirée d'une BD de Dilbert - nous courrons un risque en vendant la mèche, ou le robot. Si nous répétons aux gens que leur sentiment de libre-arbitre ou leur croyance en une moralité objective est essentiellement une illusion, cette connaissance pourrait saper la civilisation elle-même, pense Dennett. L'ordre public nécessite l'acceptation générale de la responsabilité personnelle, ce qui est étroitement lié à la notion de libre-arbitre. Ce serait mieux, déclara Dennett, si l'on disait au public que pour « des objectifs généraux », le Moi et le libre-arbitre existent bien - que les couleurs et les sons existent aussi - « mais pas de la manière dont ils le pensent ». Ils « existent d'une manière spéciale », ce qui veut dire, en fin de compte, pas du tout.

Sur ce point, la discussion devint sèche par moments. Ça me rappela le débat des censeurs britanniques au sujet de la publication de L'Amant de Lady Chatterley, il y a un demi-siècle. « Parfait pour vous ou moi », aurait remarqué un plaignant, « mais est-ce le genre de chose que vous laisseriez traîner pour que votre femme ou votre servante le lise ? ».

Il n'y avait guère autre chose pour perturber les matérialistes dans leur contentement à Berkshire. Des études ont montré que la grande majorité des philosophes et des scientifiques se qualifient eux-mêmes de naturalistes ou de matérialistes. Presque tous les livres de science populaire, pas seulement ceux écrits par les participants à l'atelier, concluent que le matérialisme offre la véritable image de la réalité. Les participants à l'atelier semblaient cependant vexés, sachant que tout le monde dans leur classe intellectuelle n'avait pas encore pigé la vérité du néodarwinisme. Une vidéo de l'atelier montre Dennett se plaindre que quelques - mais seulement quelques ! - philosophes contemporains ont refusé obstinément d'incorporer les conclusions naturalistes de la science à leur philosophie, continuant à jouer avec des idées démodées comme la moralité et parfois même, l'âme.

« Je suis tout simplement consterné de voir que malgré ce que je considère comme une avancée, réalisée ces 25 dernières années, il y ait ce genre de clique rétrograde », a-t-il déclaré en posant les mains sur la table. « Ils reviennent à la philosophie en chambre d'autrefois avec délectation et empressement. C'est révoltant. Et ils séduisent d'autres gens. Et leur travail ne vaut rien - c'est mignon et astucieux mais ça ne vaut pas un clou. »

Il y eut un air d'exaspération amusée. « Allez-vous citer des noms », incita un des participants en plaisantant.

« Pas de noms ! », répondit Dennett.

Le philosophe Alex Rosenberg, auteur de The Atheist's Guide, se pencha en avant, guère amusé.

« Et puis il y a des travaux qui ne sont ni mignons ni astucieux », dit-il. « Et c'est l'œuvre de Tom Nagel. »

Nous y étions ! Tom Nagel, dont le Mind and Cosmos provoquait déjà le chaos parmi les philosophes d'Angleterre et d'Amérique.

Dennett soupira à la mention du nom, plus de regret que de colère. Son dégoût semblait le quitter, remplacé par la résignation. Il regarda la table.

« Oui », dit Dennet, « il y a ça ».

Autour de la table, avec le bourdonnement du Power Point, ils semblaient tous pousser un triste soupir - un profond soupir collectif.

Tom, oh Tom... Comment a-t-on perdu Tom...

Thomas Nagel est peut-être le philosophe le plus célèbre des États-Unis - un peu comme être le meilleur attaquant de la Ligue des Papillons, et encore. Son article « Quel effet cela fait d'être une chauve-souris ? » fut reconnu comme un classique lorsqu'il fut publié en 1974. Aujourd'hui, c'est un élément de base des cours de philosophie d'étudiants. Ses livres effleurent l'éthique, la politique et la philosophie de l'esprit. Ses articles sont admirés non seulement pour leurs provocations philosophiques mais aussi pour leurs rares (parmi les philosophes modernes) simplicité et clarté stylistique, frisant parfois la grâce littéraire.

Nagel occupe une chaire subventionnée à l'Université de New York en tant que Professeur d'Université, une position rare et glorifiée qui le dégage de dispenser n'importe quel cours qu'il veut. Avant de venir à l'Université de New York, il a enseigné à Princeton pendant 15 ans. Il fit un peu de journalisme de haut vol, écrivant des articles pour le New York Review of Books fréquemment, et ici et là pour New Republic. Athée confirmé, il lui manque ce qu'il appelle le sensus divinitatis qui amène certaines personnes à embrasser le sacré. Mais il possède un sensus socialistis très fin ; son excursion la plus remarquable en politique fut un appel, sur tout un livre, à la confiscation des richesses et à leur redistribution radicale - une idée qui le place à coup sûr dans la bandelette d'opinions politiques respectables parmi les universitaires américains qui ont réussi.

Pour tout cela et davantage, Thomas Nagel est un membre éminent et jusqu'ici respecté de l'élite intellectuelle du pays. Et de tels hommes ne sont pas censés écrire des livres avec des sous-titres comme celui qu'il a plaqué sur Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature Is Almost Certainly False [Pourquoi la conception néodarwinienne matérialiste de la nature est presque certainement fausse - NdT]

Vous imaginez si votre archevêque du coin grimpait à la chaire et commençait à lire Les Œuvres complètes de Friedrich Nietzsche. « Qu'est-ce qui lui a pris à Thomas Nagel », demandait le psychologue évolutionniste Steven Pinker sur Twitter. (Oui, même Steven Pinker tweette.) Pinker inséra un lien vers une critique négative du livre de Nagel dont il dit qu'elle « révélait le raisonnement médiocre d'un ancien grand penseur ». A l'endroit où la science, la philosophie et le débat publique s'entrecroisent - une dangereuse intersection ces jours-ci - il est simplement tenu pour acquis qu'en attaquant le naturalisme, Thomas Nagel est devenu de lui-même un embarras pour ses collègues et un traître vis-à-vis de sa classe.

The Guardian a décerné à Mind and Cosmos son prix de Livre le plus méprisé de 2012. Les critiques furent nombreuses et affreusement négatives ; l'une des plus gentilles, dans le magazine britannique Prospect, portait le titre défensif « Thomas Nagel n'est pas fou ». (Vraiment, il ne l'est pas !) La plupart des autres critiques n'en étaient pas si sûrs. Juste avant que l'encre ne cesse de couler à propos du livre de Nagel, on pouvait voir l'économiste de Berkeley et blogueur prééminent Brad DeLong ramasser la paille et le bois pour le bûcher rituel. DeLong est un grand croyant au néodarwinisme. Il a inventé l'expression populaire « singes parvenus » pour décrire notre espèce. (Singes parce que nous descendons des primates et parvenus parce que l'évolution nous a personnalisés avec la capacité de raisonner et les gros cerveaux qui vont avec.)

DeLong a été particulièrement offensé par la conviction de Nagel que la raison nous permet de « saisir la réalité objective ». Un bon matérialiste ne croit pas à la réalité objective, certainement pas au sens traditionnel. « Thomas Nagel n'est pas plus intelligent que nous le sommes », écrit-il, répondant à un critique qui louait l'intelligence de Nagel. « En fait, il me semble être nettement plus bête que n'importe qui qui fait tourner un David Hume virtuel de 8 bit sur son unité centrale biologique. » (Ce qu'il veut dire, n'importe qui qui a lu l'œuvre de David Hume, le père du matérialisme moderne.) Les lecteurs de DeLong huèrent de concert tandis que les fagots étaient placés autour du piquet.

« Thomas Nagel n'a absolument aucune importance sur ce sujet », écrivit l'un. « C'est un idiot qui se contredit », renchérit un autre. Certains en appelèrent simplement à l'autorité et en restèrent là : « Ces types n'ont-il jamais entendu parler de Richard Dawkins et de Daniel Dennett ? » D'autres encore eurent le cœur brisé de voir un homme de l'éminence de Nagel sombrer si bas. « C'est triste que Nagel, dont mes amis et moi pensions dans les années 1960 qu'il pourrait sauter par-dessus de grands immeubles d'un simple bond, ait trébuché sur la Bible et soit tombé la tête la première. Très triste. »

Nagel ne mentionne pas la Bible dans son nouveau livre - ni dans n'importe quel autre, pour ce que je peux en dire - mais chez les matérialistes, la simple association d'un penseur avec la Bible est une insulte destinée à blesser, comme le dirait Bertie Wooster. Viser ainsi Nagel, un athée autoproclamé, est plus révélateur de l'accuseur que de l'accusé. Les insultes hystériques furent accompagnées d'une insistance que le livre était si mauvais qu'il ne devrait déranger personne.

« Les évolutionnistes », écrit un critique d'un air pincé, « auront le sentiment d'être ravagé par un mouton ». De nombreux critiques attaquèrent le livre sur des terrains culturel aussi bien que philosophique ou scientifique, se demandant tout haut comment une maison distinguée comme les Presses Universitaires d'Oxford pouvait permettre à un tel livre d'être publié. The Philosophers' Magazine le décrivit avec le terme curieux d'« irresponsable ». Comment ça ? Dans Notre Dame Philosophical Reviews, le philosophe britannique John Dupré donna l'explication. Mind and Cosmos, écrit-il, « réconfortera certainement (et se vendra bien parmi) les ennemis religieux du Darwinisme ». Simon Blackburn, de l'Université de Cambridge, fit la même remarque : « Je regrette la parution de ce livre. Il ne fera que réconforter les créationnistes et les fans du "dessein intelligent" ».

Mais quid des fans d'apostasie ? Pas besoin d'être un fondamentaliste de la Bible, un créationniste jeune-Terre ou un partisan du dessein intelligent - je ne suis rien de tout cela, pour ce que ça vaut - pour trouver Mind and Cosmos vivifiant. « Il y a longtemps que je trouve l'exposé matérialiste de la façon dont nous et nos organismes en sommes venus à l'existence très difficile à croire », écrit Nagel. « Il est à première vue hautement invraisemblable que la vie telle que nous la connaissons soit le résultat d'une séquence d'accidents physiques associée au mécanisme de la sélection naturelle ». La première impression, renforcée par le bon sens, devrait avoir plus de poids que l'intelligentsia ne lui en donne. « J'aimerais défendre la réaction d'incrédulité spontanée face à l'exposé réductionniste néodarwinien de l'origine et de l'évolution de la vie. »

L'incrédulité n'est pas seulement une question d'ignorance scientifique, comme le voudraient les matérialistes. Elle provient de quelque chose de plus fondamental et intime. L'exposé matérialiste néodarwinien offre une image du monde qui nous est méconnaissable - un monde sans couleur ni son et aussi un monde sans libre-arbitre ni conscience, ou sans bien ni mal, ou sans Moi ni, à ce propos, d'altruisme. « Cela contredit le bon sens », dit-il. « Le matérialisme est l'explication d'un monde dans lequel nous ne vivons pas. »

Le ton de Nagel est mesuré et hésitant, mais cela ne masque par le caractère renégat du livre. Il y a des éclairs d'exaspération et d'impatience dédaigneuse. Ce qui est vivifiant, c'est que la source de l'exaspération de Nagel est, pour ainsi dire, sa propre tribu : « l'establishment théorique laïque et la culture éclairée contemporaine qui domine ». « L'establishment de nos jours, dit-il, se consacre irraisonnablement à « un naturalisme scientifique dominant, fortement dépendant des explications darwiniennes sur pratiquement tout, et armé jusqu'aux dents face aux attaques de la religion ». Je suis sûr que Nagel aurait un mouvement de recul face à cette phrase mais Mind and Cosmos est un ouvrage de populisme philosophique qui défend notre compréhension quotidienne face à la vision du monde hautement invraisemblable d'une intelligentsia laïque. Son hypothèse de travail est, dans le climat intellectuel actuel, radicale : si l'orthodoxie darwinienne matérialiste contredit le bon sens, alors c'est un point contre l'orthodoxie, pas contre le bon sens. Quand une séquence de raisonnement nous conduit à nier l'évidence, nous devrions revérifier la séquence de raisonnement avant de renoncer à l'évidence.

Nagel suit la séquence de raisonnement matérialiste tout du long jusqu'au cul-de-sac où elle aboutit inévitablement. Les critiques les plus susceptibles de Nagel l'ont accusé de lancer un assaut contre la science quand en réalité c'est un assaut contre les usages non-scientifiques auxquels s'est soumis le matérialisme. Bien qu'il fasse l'éloge des partisans du dessein intelligent pour avoir le culot de contrarier l'establishment laïc, il n'est pas créationniste. Il ne doute pas que « nous sommes le produit de la longue histoire de l'univers depuis le Big Bang, descendus des bactéries au cours de millions d'années de sélection naturelle ». Et il suppose que le Moi et le corps vont ensemble. « Pour ce qu'on peut en dire jusqu'ici », écrit-il, « nos vies mentales, y compris nos expériences subjectives, et celles d'autres créatures, sont fortement liées et dépendent probablement strictement des événements physiques dans nos cerveaux et de l'interaction physique de nos corps avec le reste du monde physique ». Croire autrement serait croire, comme le disent avec dérision les matérialistes, à un « truc effrayant ». (Avec les singes parvenus et les robots humides et d'innombrables autres expressions trop mignonnes, l'usage de truc effrayant prouve que nos auteurs de science populaire ont passé beaucoup de temps à regarder Scooby-Doo.) Nagel ne croit pas aux trucs effrayants.

Le matérialisme, donc, est très bien en lui-même. Seulement il ne va pas aussi loin que les matérialistes le voudraient. C'est une prémisse de la science, pas un résultat. Les scientifiques travaillent en supposant que tout phénomène peut être réduit à une cause mécaniste matérielle et en excluant toute possibilité d'explications non-matérielles. Et l'hypothèse matérialiste fonctionne vraiment vraiment bien - pour détecter et quantifier des choses qui ont une explication matérielle ou mécaniste. Le matérialisme nous a permis de prédire et de contrôler ce qui se produit dans la nature avec un succès étonnant. L'édifice époustouflant de la science moderne, des sondes spatiales à la nano-chirurgie, en est le résultat.

Mais le succès est monté à la tête des matérialistes. De méthode fructueuse, le matérialisme est devenu un axiome : si la science ne peut pas quantifier quelque chose, ça n'existe pas et donc l'« image manifeste » inquantifiable, immatérielle de notre vie mentale s'avère être une illusion.

Là, le matérialisme se heurte à lui-même. Nagel insiste que nous savons que certaines choses existent même si le matérialisme les omet, les ignore ou en est inconscient. Le matérialisme réducteur ne rend pas compte des « faits bruts » de l'existence - par exemple, il n'explique pas pourquoi le monde existe fondamentalement ou comment la vie a surgi de la non-vie. Plus près de nous, il n'explique pas de façon plausible les croyances essentielles dont nous dépendons quand nous vaquons à nos affaires quotidiennes : la vérité de notre expérience subjective, notre capacité à raisonner, notre aptitude à reconnaître que certaines actions sont vertueuses et d'autres non. Ces échecs, dit Nagel, ne sont pas de simples lacunes temporaires dans notre connaissance, attendant d'être comblés par les nouvelles découvertes de la science. En ses propres termes, le matérialisme ne peut pas rendre compte des faits bruts. Les faits bruts sont irréductibles et le matérialisme, qui fonctionne en décomposant les choses en leurs éléments physiques, demeure inutile face à eux. « Il est peu probable, voire pas du tout », écrit-il, « que ces faits ne dépendent de rien d'autre que des lois de la physique ».

Dans un tour de force éblouissant en six parties réfutant les critiques de Nagel, le philosophe Edward Feser a fourni une bonne analogie pour décrire l'erreur fondamentale du matérialisme - la tentative d'élargir le matérialisme, hypothèse de travail, à une explication complète du monde. Feser suggère une parodie du raisonnement matérialiste : « 1. Les détecteurs de métaux réussissent bien plus à trouver des pièces de monnaie et autres objets métalliques dans plus d'endroits que n'importe quelle méthode. 2. De là, nous avons de bonnes raisons de penser que les détecteurs de métaux peuvent nous révéler tout ce qui peut être révélé sur les objets métalliques. »

Mais, évidemment, un détecteur de métaux ne détecte que le contenu métallique d'un objet ; il ne nous dit rien sur sa couleur, sa taille, son poids ou sa forme. De la même manière, écrit Feser, les méthodes de « la science mécaniste réussissent à prédire et contrôler des phénomènes naturels précisément parce qu'elles se concentrent uniquement sur les aspects susceptibles de prédiction et de contrôle. »

Dans le même temps, il ignore tout le reste. Mais c'est une erreur fatale pour une théorie qui aspire à être une image complète du monde. Avec l'imagerie par résonance magnétique, la science peut nous dire quelle partie de mon cerveau s'active quand, par exemple, j'aperçois le visage de ma fille dans une foule : les neurones rebondissants peuvent être observés et mesurés. La science ne peut pas quantifier ou décrire les sentiments que je ressens quand je vois ma fille. Pourtant les sentiments ne sont pas moins réels que les neurones.

La remarque semble plus sentimentale qu'elle ne l'est. Mes neurones rebondissants et mes sentiments d'amour et d'obligation sont incontestablement liés. Mais la différence entre les neurones et les sentiments, le matériel et le mental, est une différence qualitative, une différence de genre. Et sur les deux, le matérialisme réducteur ne peut en capturer qu'un.

« Le monde est un endroit étonnant », écrit Nagel, « qu'il nous ait produit, vous et moi et le reste de l'humanité, est la chose la plus étonnante à son sujet. » Mais la spécialité des matérialistes c'est de bannir l'étonnement ; ils veulent démystifier le monde et les êtres humains par la même occasion pour montrer que tout ce que nous voyons comme un mystère est réductible à des éléments qui ne sont pas mystérieux du tout. Mais ils s'accrochent à cette ambition même dans les cas où il est évident qu'il est vain de le faire. Le néodarwinisme soutient que chaque phénomène, chaque espèce, chaque trait de chaque espèce, est la conséquence du hasard aléatoire, comme l'exige la sélection naturelle. Et pourtant, dit Nagel, « certaines choses sont tellement remarquables qu'elles doivent être expliquées comme non-accidentelles si nous voulons prétendre à une réelle compréhension du monde. » (L'emphase est de mon fait.)

Parmi ces choses remarquables non-accidentelles se trouvent nombre de caractéristiques de l'image manifeste. La conscience elle-même, par exemple : vous ne pouvez pas expliquer la conscience en termes évolutionnaires, dit Nagel, sans saper l'explication même. L'évolution rend facilement compte des types rudimentaires de conscience. Il y a des centaines de milliers d'années dans la savane africaine, où les humains firent évoluer les caractéristiques uniques de notre espèce, la capacité à sentir le danger ou à lire les signaux émis par un partenaire potentiel aurait clairement aidé un organisme à survivre.

Jusque-là tout va bien. Mais le cerveau humain peut faire beaucoup plus que cela. Il peut effectuer des calculs, formuler des hypothèses métaphysiques, composer de la musique - même développer une théorie de l'évolution. Aucune de ces capacités supérieures n'a une quelconque valeur de survie évidente, certainement pas il y a des centaines de milliers d'années quand le but principal de la vie mentale était d'éviter de se faire manger. Notre cerveau aurait-il pu avoir développé et conservé de telles aptitudes non-adaptatives par les tâtonnements de la sélection naturelle comme le soutiennent les néodarwiniens ? C'est possible, mais les chances, dit Nagel, sont « infiniment petites ». Si Nagel a raison, le matérialiste est dans le pétrin. Le cerveau conscient qui est capable de concevoir le néodarwinisme comme explication universelle rend simultanément le néodarwinisme, en tant qu'explication universelle, extrêmement improbable.

Une argumentation semblable est valable pour d'autres capacités cognitives. « L'histoire de l'évolution laisse l'autorité de la raison dans une position plus que faible », écrit-il. Le néodarwinisme nous dit que nous avons le pouvoir de raison parce que la raison était adaptative ; elle a dû nous aider à survivre par le passé. Pourtant la raison est souvent en conflit avec notre intuition ou nos émotions - capacités qui doivent aussi avoir été adaptatives et essentielles à la survie. Pourquoi devrions-nous « privilégier » une capacité par rapport à une autre quand la raison et l'intuition sont en conflit ? Selon ses propres termes, le système du néodarwinisme ne nous donne aucune référence selon laquelle nous devrions choisir une capacité adaptative par rapport à une autre. Et pourtant, les néodarwinistes insistent pour que nous embrassions le néodarwinisme car il se conforme à notre raison, même s'il va à l'encontre de notre intuition. Leur défense de la raison n'est pas raisonnable.

Il en va de même pour notre sens moral. Nous avons tous confiance, à un degré ou un autre, au fait que « nos jugements moraux sont objectivement valides » - c'est-à-dire que bien que nos jugements individuels puissent être justes ou faux, ce qui les rend justes ou faux est réel, pas simplement un fantasme ou une opinion. Deux plus deux font vraiment quatre. Pourquoi cette confiance est-elle inhérente à notre espèce ? Comment était-ce adaptatif ? Les matérialistes néodarwiniens nous disent que la moralité a évolué en tant que mécanisme de survie (comme tout le reste) : nous avons développé un instinct pour un comportement qui nous aiderait à survivre et nous avons qualifié ce comportement de bon comme moyen de le renforcer. Nous avons fait l'inverse pour un comportement qui nuirait à nos chances de survie : nous l'avons qualifié de mauvais. Ni l'un ni l'autre type de comportement n'était bon ou mauvais en réalité ; ce genre de jugements moraux ne sont que des tours utiles que les humains ont appris à se jouer à eux-mêmes.

Pourtant, Nagel fait remarquer que notre sens moral, même au niveau le plus basique, a développé une complexité bien au-delà du nécessaire pour survivre, même dans la savane - même à Manhattan. Nous sommes, écrit Nagel, « des êtres capables de penser avec succès au bien et au mal, au juste et au faux et de découvrir des vérités morales et évaluatives qui ne dépendent pas de [nos] propres croyances. » Et nous nous comportons en conséquence, ou essayons de le faire. Les chances pour qu'une telle capacité multi-facettes mais non-adaptative doive devenir une caractéristique de l'espèce par le biais de la sélection naturelle sont, encore une fois, invraisemblablement faibles.

La confiance de Nagel au « bon sens » a suscité un mépris spécial chez ses critiques. Un scientifique, écrivant dans The Huffington Post, l'appelle « l'argument d'ignorance » de Nagel. Dans Nation, les philosophes Brian Leiter et Michael Weisberg ne pouvaient que secouer la tête devant la régression de l'ancien grand philosophe passant de la pensée sophistiquée au bon sens.

« Ce style d'argument », écrivent-ils, « n'a, hélas, pas une histoire prometteuse ». Après tout, autrefois nos intuitions de bon sens nous ont dit que le soleil traversait le ciel d'une Terre plate. La science matérialiste nous a depuis appris autre chose.

Toutefois, toutes les intuitions ne sont pas du même type. C'est une chose que mon intuition m'induise en erreur à propos de la forme de la planète ; c'en est une autre d'être induit en erreur sur le fait que j'existe ou si la vérité et le mensonge existent indépendamment de ma permission, ou si mon « Moi » a un certain degré de contrôle sur mes actions. En effet, une personne ne pourrait corriger ses intuitions erronées à moins que ces intuitions ne fussent correctes - à moins qu'il ne soit un « Moi » capable de distinguer le vrai du faux et de choisir l'un par rapport à l'autre. Et c'est l'attaque matérialiste de ces intuitions - le bon sens - que Nagel trouve absurde.

Leiter et Weisberg, comme la plupart de ses autres critiques, étaient aussi en émoi que Nagel ait le culot de se prononcer sur des sujets qu'ils considèrent purement scientifiques, bien au-delà de son domaine professionnel. Un philosophe doutant d'un scientifique est un spectacle rare de nos jours. Avec le déclin général des sciences humaines et le succès des sciences physiques, les relations entre scientifiques et philosophes de la science se sont inversées. Aussi récemment que le milieu du siècle dernier, des philosophes comme Bertrand Russell et A. J. Ayer pouvaient se sentir libres d'expliquer aux scientifiques les implications philosophiques de ce qu'ils faisaient. Aujourd'hui, le pouvoir est du côté des scientifiques : un faux mouvement et c'est retourne dans ton bac à sable, petit philosophe.

Aussi, certains philosophes se sont retranchés dans le même genre d'hyperspécialisation qui a rendu les scientifiques de sous-disciplines différentes pratiquement incapables de communiquer entre eux. Maintenant, ces philosophes, pratiquant ce qu'ils appellent la « philosophie expérimentale », peuvent s'enorgueillir d'être aussi incompréhensibles que les scientifiques. D'autres philosophes, comme Dennett, ont transformé leur domaine en servante de la science : acceptant docilement et avec reconnaissance n'importe quelle trouvaille des scientifiques - des scans cérébraux au boson de Higgs - qu'ils utilisent ensuite pour démontrer la supériorité des sciences dures par rapport aux rêveries illusoires de la « philosophie de salon » d'autrefois.

En ce sens aussi Nagel est une régression, osant non seulement interpréter la science mais aussi contredire les scientifiques. Il admet que c'est « étrange » quand il s'appuie sur une « déclaration philosophique pour réfuter une théorie scientifique soutenue par des preuves empiriques ». Mais il sait que quand il s'agit de cosmologie, les scientifiques sont tout aussi susceptibles de faire une erreur de philosophie que les philosophes le sont de faire une erreur de science. Et Nagel est accusé de faire de grosses erreurs, en effet. Selon Leiter et Weisberg et les autres, il ignore comment la science se pratique réellement de nos jours.

Nagel, disent Leiter et Weisberg, surestime l'importance du matérialisme, même en tant que méthode scientifique. Il s'attaque à un épouvantail. Il écrit comme si « le matérialisme réducteur menait vraiment la communauté scientifique ». En vérité, disent-ils, la plupart des scientifiques rejettent le réductionnisme théorique. Il y a cinquante ans, de nombreux philosophes et scientifiques ont pu croire que toutes les sciences étaient en fin de compte, réductibles à la physique, mais la science moderne ne marche pas comme ça. Les psychologues, par exemple, n'essaient pas de réduire la psychologie à la biologie ; et les biologistes ne veulent pas ramener la biologie à la chimie ; et les chimistes ne veulent pas réduire la chimie à la physique. En effet, un biologiste évolutionniste - même un bon matérialiste - ne fera pas du tout référence à la physique au cours de son travail !

Et ce point est vrai, comme l'écrit lui-même Nagel dans son livre : le matérialisme théorique, dit-il, « n'est pas une condition nécessaire à la pratique de n'importe laquelle de ces sciences ». Les chercheurs peuvent croire au matérialisme ou non, comme ils le souhaitent, et toujours faire des progrès scientifiques. (C'est une autre raison pour laquelle il est peu convaincant de citer le progrès scientifique comme preuve de la vérité du matérialisme.) Mais la remarque des critiques manque aussi d'honnêteté. Si le matérialisme est vrai en tant qu'explication à toute chose - et ils insistent qu'il l'est - alors les faits psychologiques, par exemple, doivent être réductibles à la biologie, et ensuite à la chimie, et finalement à la physique. S'ils n'étaient pas réductibles de cette manière, ils seraient (tadam !) irréductibles. Et n'importe quel fait irréductible serait, par définition, incausé et indéterminé ; ce qui signifie qu'il ne serait pas matériel. Ça pourrait même être un truc effrayant.

Sur ce point, Leiter et Weisberg ont été gentiment réprimandés par l'éminent biologiste Jerry Coyne, qui participait aussi à l'atelier des Monts Berkshire. Il fut ravi de leur savon passé à Nagel dans Nation, mais il les accusa de flancher au sujet du matérialisme - de se dérober face aux dures conclusions qu'exige le matérialisme réducteur. Il n'est pas surprenant que les scientifiques de diverses disciplines n'essaient pas activement de réduire toute science à la physique ; cela serait un problème théorique soluble uniquement dans un avenir lointain. Cependant, « l'idée que toutes les sciences sont en principe réductibles aux lois de la physique », écrit-il, « doit être vrai à moins que vous ne soyez un religieux ». Soit nous sommes des molécules en mouvement, soit nous ne le sommes pas.

Vous pouvez compatir avec Leiter et Weisberg d'esquiver le matérialisme. Comme philosophie de tout, c'est indéniablement rasoir. Comme mode de vie, ce serait même pire. Heureusement, le matérialisme n'est jamais traduit dans la vie telle qu'on la vit. En tant que collègues et amis, maris et mères, femmes et pères, fils et filles, les matérialistes ne passent jamais aux actes. Personne ne pense que sa fille n'est que des molécules en mouvement et rien d'autre ; personne ne pense que l'Holocauste était mal mais seulement dans un sens relatif et provisoire. Un matérialiste qui vivrait sa vie selon ses convictions déclarées - comprenant lui-même n'avoir aucune moralité du tout, considérant ses amis, ses ennemis et sa famille comme des robots génétiquement déterminés - ne serait pas seulement un matérialiste, ce serait un psychopathe. Dites ce que vous voulez à propos de Leiter et Weisberg et des participants à l'atelier de Berkshire. D'après ce que je peux en dire, aucun d'eux n'est un psychopathe, loin de là.

Appliqué au-delà de sa propre utilité en tant que méthodologie scientifique, le matérialisme, comme le suggère Nagel, est à l'évidence absurde. Mind and Cosmos peut se lire comme une paraphrase prolongée de la célèbre insulte d'Orwell : « Il faut faire partie de l'intelligentsia pour croire des choses comme ça : aucun homme ordinaire ne saurait être aussi idiot ». On ne peut prendre au sérieux le matérialisme en tant que philosophie que par un tour de force héroïque de dissonance cognitive ; prétendre dans notre vie intellectuelle, abstraite, que des valeurs comme la vérité et la bonté n'ont aucun contenu objectif même quand, dans notre vie privée, nous essayons d'apprendre ce qui est réellement vrai et nous comporter d'une manière que nous savons bonne. Nagel a scellé son exclusion de l'intelligentsia en spéculant nonchalamment sur la raison pour laquelle ses collègues intellectuels entreprendraient un tel tour de force.

« La priorité donnée au naturalisme évolutionniste face à ses conclusions invraisemblables », écrit-il, « est due, je pense, au consensus laïque que c'est la seule forme de compréhension externe de nous-mêmes qui fournisse une alternative au théisme ».

Dans une critique récente parue dans The New York Review of Books de Where the Conflict Really Lies [Où le conflit est vraiment - NdT] par le philosophe chrétien Alvin Plantinga, Nagel dit à quel point il recule instinctivement devant le théisme et à quel point il est avide d'une alternative raisonnable. « Si jamais je me retrouvais être envahi par la conviction que ce que dit le Symbole de Nicée est vrai », écrit-il, « l'explication la plus probable serait que j'ai perdu l'esprit, pas que le don de la foi m'a été accordé. » Il admet trouver alarmant l'échec patent du matérialisme en tant que vision du monde - précisément parce que l'alternative est impensable pour un intellectuel laïque. Il appelle ce tic intellectuel : « peur de la religion ».

« Je parle par expérience, étant fortement sujet à cette peur », écrivait-il il y a peu dans un essai intitulé Evolutionary Naturalism and the Fear of Religion [Le naturalisme évolutionniste et la peur de la religion - NdT]. « Je veux que l'athéisme soit vrai et le fait que certains des gens les plus intelligents et bien-informés que je connaisse soient des croyants religieux me met mal à l'aise. Ça n'est pas seulement que je ne crois pas en Dieu et espère, naturellement, avoir raison dans ma croyance. C'est que j'espère qu'il n'y a pas de Dieu ! Je ne veux pas qu'il y ait un Dieu ; je ne veux pas que l'univers soit comme ça. »

Nagel croit que ce « problème d'autorité cosmique » est largement partagé par les intellectuels, et je le crois. Cela explique l'obstination avec laquelle ils s'accrochent au matérialisme - et l'hostilité qui accueille un intellectuel qui commence à s'éloigner du troupeau. Le matérialisme doit être vrai parce qu'il « nous libère de la religion ». La mission positive qu'entreprend Nagel dans Mind and Cosmos est d'esquisser, prudemment, une Troisième Voie possible entre le théisme et le matérialisme, étant donné que le premier est inacceptable - émotionnellement si ce n'est intellectuellement - et le second intenable. Peut-être que la matière elle-même tend à produire des créatures conscientes. La nature dans ce cas serait « téléologique » - pas aléatoire, pas entièrement soumise au hasard mais tendant vers un but particulier. Notre vie mentale s'expliquerait - ouf ! - sans référence à Dieu.

Je ne pense pas que Nagel parvienne à trouver sa Troisième Voie et je doute que lui ou ses successeurs y parviennent jamais, mais j'ai mes propres préjugés. A n'en pas douter, l'honnêteté et le courage intellectuel - la pensée libre et la bonne foi ennoblissante - brillent à travers sa tentative.