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Plusieurs des mots que nous utilisons couramment seraient dérivés de mots utilisés par nos ancêtres il y a... 15 000 ans. C'est en tout cas ce qu'affirme une étude britannique publiée dans les Annales de l'Académie Américaine des Sciences (PNAS).

Plusieurs des mots les plus fréquemment utilisés par nos ancêtres vivant en Europe il y a quelque 15 000 ans, comme "je", "tu", "nous" ou encore "homme", auraient traversé le temps pour se retrouver, sous une forme largement inchangée, dans plusieurs langues modernes.

C'est en tout cas ce que suggèrent des travaux menés par le professeur de biologie évolutive Mark Pagel (Université de Reading, Grande-Bretagne), publiés le 6 mai 2013 dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences sous le titre "Ultraconserved words point to deep language ancestry across Eurasia".

Pour parvenir à ce résultat, Mark Pagel et ses collègues ont utilisé des modèles statistiques. Lesquels leur ont permis d'établir que les mots les plus fréquemment utilisés dans une langue présenteraient la caractéristique de persister dans le temps de façon beaucoup plus durable et stable que les mots plus rarement utilisés. Selon ces travaux, ces mots les plus couramment utilisés dans une langue pourraient se perpétuer sous des formes faiblement inchangées au cours de périodes très longues, pouvant aller jusqu'à 10 à 15 millions d'années.

En utilisant leurs modèles statistiques, Mark Pagel et ses collègues affirment l'existence d'une "super-famille" linguistique eurasiatique, qui unirait 7 grandes familles linguistiques modernes, comprenant notamment les langues indo-européennes, ouralo-altaïques, et dravidiennes. En effectuant ce travail, les chercheurs ont notamment mesuré que les mots dont la fréquence d'utilisation dans une langue dépasse le taux de 1 pour 1000 avaient une probabilité 7 à 10 fois supérieure d'appartenir à cette super famille linguistique eurasiatique que les autres mots.

L'hypothèse avancée par Mark Pagel repose sur le principe que les langues évoluent de façon darwinienne, c'est-à-dire par réplication et mutation : au fil du temps, les mots se répliquent (ils se transmettent de génération en génération), et parfois "mutent", tels des gènes (par exemple, le mot anglais "father" est issu de l'ancien mot latin "pater"), ou même disparaissent complètement. Et c'est précisément ce processus évolutif qui, selon cette dernière étude, serait plus ou moins rapide selon la fréquence d'utilisation des mots.

Il est à noter que l'hypothèse avancée par Mark Pagel au sein de cette dernière étude est en réalité un prolongement de travaux précédemment menés par ce scientifique. En effet, en 2007, ce même chercheur publiait déjà dans la revue Nature un article intitulé "Frequency of word-use predicts rates of lexical evolution throughout Indo-European history", dans lequel il écrivait que les mots appartenant au vocabulaire de base d'une langue donnée, c'est-à-dire utilisés le plus fréquemment par les utilisateurs de la langue, évoluaient très lentement au fil du temps au point de perdurer parfois pendant plusieurs dizaines de milliers d'années. Il concluait notamment que « ces taux lents montrent que les êtres humains sont capables de produire un réplicateur culturellement transmis qui peut atteindre une précision de réplication aussi forte que celle de certains gènes ».

Les travaux de Mark Pagel renforcent-t-il l'hypothèse controversée de la langue mère, récemment réhabilitée par le linguiste américain Joseph Greenberg puis par son élève Merritt Ruhlen (lequel a publié en 1994 le célèbre livre L'origine des langues: Sur les traces de la langue mère, développant cette théorie de la langue-mère), selon laquelle toutes les langues modernes et plus anciennes seraient in fine issues d'une seule et même langue, qui aurait été parlée il y a 50 000 à 60 000 ans par une population africaine d'hommes modernes ? Non. Car si la théorie de la langue mère est critiquée en raison du manque de précision et de fiabilité du à la grande période de temps sur laquelle elle se propose de remonter (50 000 à 60 000 ans), les travaux de Mark Pagel ne remontent quant à eux que sur une période de 10 000 à 15 000 ans. Ce qui assure une fiabilité supplémentaire aux résultats obtenus par Mark Pagel. Même s'il est bien évident que son hypothèse d'une super-famille linguistique eurasiatique, unissant 7 grandes familles linguistiques modernes (dont les langues indo-européennes), est en pratique indémontrable, puisque l'écriture n'existait pas il y a 15 000 ans.

Voir la vidéo d'une passionnante conférence (sous-titrée en français) de Mark Pagel sur l'évolution des langues :