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On en parle sans arrêt, mais on la connaît mal. Dans «Dette, cinq mille ans d'histoire», véritable best-seller aux Etats-Unis, l'anthropologue David Graeber décrypte le fonctionnement de la dette. Une analyse passionnante par l'un des initiateurs d'Occupy Wall Street.

Qui de nous a fait attention au nouveau billet de 5 euros ? Un simple petit biffeton de presque rien. Aussi moche et sans saveur que son prédécesseur et ses grands frères de 10, 20, 50, 100, 200 et même 500 (rarissimes dans nos contrées). Apparemment, il n'y a aucune raison de considérer ce minuscule rejeton de la famille, aux couleurs pisseuses et illustré d'un motif volontairement sans signification, donc sans intérêt.

Pourtant, en regardant bien, on distingue une sorte de griffonnage qu'on imagine réalisé avec une pointe Bic : « MDraghi ». Ce MDraghi, pour Mario Draghi, a remplacé récemment « JcTrichet », pour Jean-Claude Trichet. Le paraphe de « SuperMario » signifie : « Moi, président (de la BCE), je m'engage à rembourser 5 euros dès qu'on présentera ce billet au guichet de ma banque. » Il s'agit donc d'une reconnaissance de dette ! Et c'est justement parce que c'est une dette que nous nous disons, en rangeant le billet dans notre portefeuille : « C'est du sûr. »

Car, à moins d'habiter à Chypre, nous sommes certains que Mario Draghi paiera les 5 euros. Mais pourquoi avons-nous confiance dans la signature d'un homme que nous connaissons à peine, et pas dans le sigle de l'institution imposante qu'est la Banque centrale européenne, comme les Américains attachent de la valeur à l'improbable signature de Jack Lew, le secrétaire d'Etat au Trésor des Etats-Unis, imprimée sur les dollars ?

Nous avons donc de la dette en poche. Et nous trouvons ça très bien. Mais, lorsque nous lisons les journaux qui évoquent la dette grecque, française, italienne, espagnole, nous sommes scandalisés par la punition infligée à ces peuples par la troïka Fonds monétaire international-Banque centrale européenne-Union européenne. C'est ce paradoxe qu'explore l'anthropologue américain David Graeber dans son livre Dette, cinq mille ans d'histoire, qui vient de sortir en français.

De victime à coupable

Graeber prend à rebours la définition des économistes orthodoxes pour qui la dette et les taux d'intérêt sont le simple prix à payer pour le temps (celui de l'investissement) et le risque (de tout perdre). Un instrument neutre, comme aiment à le prétendre les libéraux. Une mystification pour l'auteur : la dette est un instrument de la domination des hommes sur les hommes. « Pourquoi la dette ? D'où vient l'étrange puissance de ce concept ? Sa flexibilité est le fondement de son pouvoir. L'histoire montre que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, consiste à les recadrer en termes de dettes. Cela crée aussitôt l'illusion que c'est la victime qui commet un méfait. »

C'est ainsi qu'au XIXe siècle les colonisateurs français de Madagascar inventèrent de toutes pièces une « dette », en exigeant que les Malgaches remboursent les frais de leur occupation. Ou encore que le gouvernement du roi Charles X obligea en 1825 la jeune république d'Haïti à emprunter (en France, bien sûr) la somme énorme de 150 millions de francs-or (l'équivalent de 18 milliards de dollars actuels), afin de « dédommager » les anciens colons, français bien entendu, chassés vingt ans plus tôt lors de l'indépendance. Les descendants des esclaves ont dû payer pour la libération de leurs parents, jusqu'à la cinquième génération. Haïti est encore aujourd'hui le synonyme de « dette infâme », symbole de toutes les extorsions perpétrées par le fort sur le faible.

Une forme d'assurance

Et pourtant nous continuons à penser que « tout le monde doit payer ses dettes ». Nous y mettons même un point d'honneur. Rien n'est pourtant moins évident que cet adage. Depuis la nuit des temps, les hommes se prêtent entre eux. Bien avant le troc, bien avant la monnaie, ils échangeaient entre voisins des biens et des services en se reconnaissant des créances réciproques. Nul besoin d'éponger la dette : l'assurance que l'échange perdurerait suffisait.

Avec l'irruption du marché, il y a cinq mille ans, et des taux d'intérêt, la dette change de sens : elle devient le signe de l'infériorité matérielle et morale des débiteurs à l'égard des créanciers.

La religion s'en mêle. « Pour les anciens brahmanes, la dette est synonyme de culpabilité et de péché », rappelle Graeber. Les hindouistes ont écrit leurs textes vers 1500 av. J.-C. Trois mille cinq cents ans plus tard les économistes Michel Aglietta et André Orléan inventent le concept de « dette primordiale »*. C'est une « dette de vie », écrivent-ils en « reconnaissance des vivants à l'égard des puissances souveraines, dieux et ancêtres ». « L'homme naît endetté. Il l'est avec sa communauté, avec sa famille, avec les dieux.» Evidemment, il est impossible de rembourser totalement une vie et on passe donc son existence sur Terre à la rembourser par les sacrifices.

Ces péchés qu'on rachète

De ces âges obscurs nous est resté un vocabulaire qui mêle intimement argent et morale. En anglais, le Jugement dernier est appelé Reckoning, le « règlement des comptes ». Le mot guilty (« coupable ») est dérivé du vieil anglais geild, qui signifiait « indemnité » ou « sacrifice », et de l'allemand geld (« argent »). Pour les juifs et les chrétiens, la « rédemption » veut également dire le « rachat ». Jésus meurt sur la croix pour racheter les péchés de l'humanité. Avec un surmoi collectif pareil, pas étonnant que la majorité des Européens d'aujourd'hui, et pas seulement les Allemands, obtus, forcément obtus, estiment que les Grecs sont les premiers responsables de leur malheur.

Le sort du débiteur étant de son fait, le créancier est donc habilité à agir envers lui, presque comme bon lui semble, et jusqu'à la sauvagerie. La manière la plus ancienne et la plus pratique a été de se saisir de sa personne ou de celles de ses épouse, fils ou filles, pour les faire travailler jusqu'au remboursement du capital et des intérêts. La dette est donc intimement liée à l'esclavage, au moins autant qu'à la guerre, grande pourvoyeuse de captifs.

Et pas seulement dans les sociétés antiques. L'exploitation de l'Amérique à partir de la conquête s'est réalisée essentiellement grâce à l'utilisation de millions de péones, des paysans endettés réduits au travail forcé sur les latifundia de leurs créanciers. On s'en souvient peu, mais la loi d'interdiction de l'esclavage promulguée par Abraham Lincoln lors de la guerre de Sécession libère aussi des travailleurs blancs surendettés. L'Inde n'a supprimé les dernières lois permettant l'esclavage pour dettes qu'en 1 975 et le Pakistan qu'en 1992.

C'est ainsi que, depuis trois mille ans, possédants et possédés s'affrontent avec acharnement. Et si l'image de l'endetté est mauvaise, celle de l'usurier, du banquier l'est encore davantage, jusqu'à les placer en marge de la société, comme les juifs sous l'Ancien Régime. « Chaque fois qu'un conflit ouvert a éclaté entre classes sociales, il a pris la forme d'un plaidoyer pour l'annulation des dettes, la libération des asservis et, en général, pour la redistribution équitable des terres », explique David Graeber. A partir du XIXe siècle av. J.-C., les Mésopotamiens, ceux-là mêmes qui avaient inventé le prêt à intérêt vers 3000 av. J.-C., « effacent les ardoises » pour éviter les révoltes et continuer à percevoir des impôts.

L'abandon des créances tous les sept ans, institué par Moïse, rétablit l'égalité entre les enfants d'Israël, conformément au mythe fondateur : « Je suis l'Eternel, ton Dieu, qui t'a sorti de la maison d'esclavage en Egypte.»

Une course à l'abîme

Au VIe siècle avant notre ère, dans Athènes, petite cité au bord de la révolution sociale, le législateur Solon décrète la remise des dettes et l'interdiction de l'asservissement. Il fait franchir un pas de géant à la démocratie : désormais chaque citoyen est à la même distance du pouvoir (isocratie) et a donc vocation à l'exercer. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Keynes appelait à « euthanasier les rentiers » afin d'ouvrir le chemin à un nouveau contrat social progressiste.

Au tournant du XXe siècle, le capitalisme financier a eu l'ambition de faire tourner la machine à l'envers en permettant à tout le monde de devenir rentier, de manière que tous les « travailleurs » puissent happer un fragment des profits créés par leur propre exploitation. On a appelé cela « la démocratisation de la finance ». Formidable renversement opéré par la magie des marchés spéculatifs : les pauvres, ou du moins les classes moyennes laborieuses, fournissent l'épargne qui permet de prêter aux riches, qui eux, abusent de l'emprunt pour spéculer sur l'immobilier, les matières premières, les monnaies... Comme dit la chanson : « le monde a changé de base », non pas, hélas, grâce au communisme, mais avec la révolution reaganienne.

Pour interrompre cette course à l'abîme, David Graeber, rejeton de la gauche radicale américaine, appelle à en finir avec les dettes, par un « jubilé biblique planétaire ». Effaçons toutes les ardoises, et imaginons enfin des relations dont le centre ne soit pas l'argent. Pour être enfin humains.

* La Monnaie souveraine, 1998, ouvrage collectif 1998, éditions Odile Jacob.

Pour une anthropologie anarchiste (Lux). Dette, cinq mille ans d'histoire, Les liens qui libèrent, 624 p., 29 euros.