Stuart Hameroff expose dans cette conférence ses travaux avec Penrose pour tenter de percer les mystères de l'origine de la conscience. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle avec deux barres horizontales en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître, si ce n'est pas déjà le cas. En passant simplement la souris sur le rectangle, vous devriez voir l'expression « Traduire les sous-titres ». Cliquez pour faire apparaître le menu du choix de la langue, choisissez « Français », puis cliquez sur « OK ». © GoogleTechTalks, YouTube

Le mathématicien Roger Penrose et l'anesthésiologiste Stuart Hameroff ont proposé il y a une vingtaine d'années un début d'explication sur le fonctionnement du cerveau humain doué d'expérience consciente. L'un des éléments de leur théorie impliquait l'existence d'états quantiques résistants à la décohérence dans des structures à l'intérieur des neurones. Dans un article récent faisant le point sur l'état de leur théorie, les deux chercheurs affirment qu'il y aurait maintenant des indications fortes en faveur de cette hypothèse. Bien que les deux hommes soient respectés, la communauté scientifique reste sceptique.


Voilà presque 20 ans, le grand mathématicien et physicien Roger Penrose publiait un livre issu de ses réflexions sur la nature de l'esprit et de la conscience. L'ouvrage, intitulé Les ombres de l'esprit, reprenait par ailleurs certaines des idées avancées dans les années 1980 par l'anesthésiologiste Stuart Hameroff. Plusieurs thèses étaient défendues. La première était que le théorème d'incomplétude de Gödel n'était pas compatible avec la thèse issue des travaux d'Alan Turing concernant l'intelligence artificielle, à savoir qu'un calcul sur une machine suffisamment complexe pouvait engendrer une intelligence humaine consciente.

Pour Penrose, le résultat de Gödel impliquait que l'esprit et la conscience humains étaient irréductibles à des calculs. Il rejoignait donc le camp de ceux qui pensent que le « difficile problème de la conscience » (hard problem of consciousness en anglais), selon le terme inventé par le philosophe australien David Chalmers, n'est pas solutionnable dans le cadre d'une réduction de la conscience à l'exécution d'algorithmes. Dit autrement, quand bien même on peut associer une structure mathématique à l'expérience vécue d'un son ou d'une couleur, elle ne peut se réduire à cette structure et à un calcul, pas plus que simuler une étoile, un cyclone ou une onde électromagnétique sur un ordinateur ne génère réellement ces objets. Penrose exprimait aussi, comme d'autres avant lui (tel Einstein, Schrödinger ou encore John Bell), son insatisfaction sur l'état actuel de la physique quantique.

Une nouvelle physique quantique

On sait qu'en mécanique quantique, l'amplitude de probabilité d'un système physique, aussi appelée vecteur d'état ou fonction d'onde, évolue de façon complètement déterministe en étant gouvernée par une seule loi : l'équation de Schrödinger. Mais lorsqu'on cherche à mesurer une grandeur physique associée à un système, par exemple la position d'un électron ou son spin, il existe une deuxième loi indiquant que lors de cette mesure, la fonction d'onde change brutalement et de façon aléatoire. C'est un peu comme si l'acte consistant à mesurer la présence d'une note dans un morceau de musique émis sous forme d'ondes acoustiques sphériques autour d'un piano faisait brutalement disparaître dans tout l'espace les autres notes et n'en laissant plus qu'une, tirée au sort selon une loi de probabilité donnée par la forme de l'onde acoustique initiale.

Il faudrait plusieurs livres rien que pour rendre compte des problèmes soulevés par cette « réduction du paquet d'ondes », comme disent les physiciens, étroitement liée à l'introduction d'amplitudes de probabilité et simplement de lois de probabilité en physique quantique. Elle a notamment conduit au paradoxe EPR, et surtout à celui du chat de Schrödinger. Pour différentes raisons qu'explique en détail Penrose dans son livre, même s'il reconnaît la pertinence de la théorie de la décohérence au sujet du paradoxe du chat de Schrödinger, il pense (et il n'est pas le seul) que le problème n'est pas complètement résolu pour autant.

Selon lui, une physique encore inconnue, mais qui doit découler d'une théorie quantique de la gravitation dans laquelle la mécanique quantique standard doit elle-même être une simple approximation, est une nécessité si l'on veut vraiment résoudre toutes les énigmes et les difficultés que posent certains aspects de la théorie quantique. Surtout, cette nouvelle physique doit contenir des éléments mathématiques qui ne sont pas réductibles à des algorithmes, en accord avec l'interprétation que fait Penrose du théorème d'incomplétude de Gödel. Elle serait aussi susceptible d'éclairer d'un jour nouveau le problème difficile de la conscience.

Des automates cellulaires quantiques dans les neurones

C'est à la suite de réflexions similaires, dont il avait donné une version moins détaillée dans un précédent livre publié en français sous le titre L'esprit, l'ordinateur et les lois de la physique, que Penrose a été contacté par Stuart Hameroff. Celui-ci lui a parlé de ses tentatives en tant que biologiste réfléchissant sur l'origine des effets de l'anesthésie, pour comprendre le fonctionnement du cerveau et les bases physiques de la conscience. En joignant leurs travaux, les deux hommes ont donc proposé la théorie suivante.

Ils prennent pour acquis qu'une bonne partie du fonctionnement du cerveau s'explique très bien avec les lois de la physique classique, en particulier au niveau du connectome, c'est-à-dire du câblage des neurones. Mais au niveau des liaisons synaptiques, quelque chose de nouveau émergerait. Ces liaisons seraient fortement influencées par des structures que l'on trouve dans le cytosquelette des neurones : les microtubules. Ce sont des sortes de fibres constituées d'éléments appelés des dimères de tubuline, des protéines possédant un moment dipolaire. Selon Penrose et Hameroff, ces protéines que l'on peut polariser dans deux états feraient des microtubules des sortes d'automates cellulaires capables de stocker des qubits et d'effectuer des calculs en plus de ceux que l'on attribue au réseau de neurones. Si tel est le cas, la capacité de traitement de l'information du cerveau humain serait bien supérieure à celle qu'on lui attribue aujourd'hui. Ce qui repousserait la date à laquelle un ordinateur serait suffisamment puissant pour simuler correctement son fonctionnement.

Les microtubules, des calculateurs quantiques ?

Mais surtout, et c'est le point le plus critiqué par la communauté scientifique, Penrose et Hameroff ont prédit que les microtubules seraient des calculateurs quantiques efficaces, alors que la théorie de la décohérence semble impliquer que ce n'est pas possible. Les cellules du cerveau et les microtubules seraient trop chauds et trop perturbés par le bruit de fond ambiant pour que des calculs quantiques longs aient le temps d'être effectués. En plus court, même en descendant à l'échelle des tubulines, on est toujours confronté à des objets trop gros et trop chauds pour manifester des effets quantiques.

Toutefois, Penrose et Hameroff ont répliqué que l'on ne pouvait être certain de rien sur ce point. On sait bien que des comportements quantiques macroscopiques d'objets existent bien, comme la supraconductivité et la superfluidité (à basse température il est vrai, mais on envisage pourtant de créer des supraconducteurs à température ambiante). On sait aussi que l'effet EPR fonctionne, malgré des séparations de plusieurs mètres entre des systèmes quantiques. Surtout, des signes de manifestation de cohérence quantique dans des systèmes biologiques à température ambiante sont observés depuis quelques années, particulièrement avec la photosynthèse. Il se pourrait que l'évolution ait découvert le moyen de contourner l'obstacle de la décohérence quantique.

Les ombres de la physique de l'esprit

Il existe dans la théorie de Penrose et Hameroff une seconde hypothèse encore plus spéculative. Si des calculs quantiques sont bien effectués par les microtubules, ils seraient sous la domination des effets de gravitation quantique faisant intervenir des processus échappant au calcul que postule Penrose au-delà de la mécanique quantique orthodoxe. C'est notamment au niveau de la réduction du paquet d'ondes lors d'une mesure que ces effets interviendraient, avec ce qu'il appelle la réduction objective orchestrée, ou orchestrated objective reduction (Orch-OR) en anglais.

La théorie quantique dont nous disposons actuellement ne serait, pour Penrose comme pour Einstein et même des physiciens comme John Bell et le prix Nobel Gerard 't Hooft, qu'une solution partielle bien que très efficace en pratique aux problèmes de la quantification de l'énergie et de la dualité onde-corpuscule. À un niveau plus profond de la réalité existerait donc une physique de la conscience encore inconnue, englobant la théorie quantique orthodoxe, et dont nous ne pouvons pour le moment voir que l'ombre dans le connectome et les microtubules. Ainsi que l'existence de l'espace-temps ne devient palpable que lorsqu'on est confronté à des vitesses proches de celle de la lumière et à des champs de gravitation intenses, la physique de l'esprit ne deviendrait visible que face à des objets très complexes.

Entre spéculation scientifique et pseudoscience

Inutile de dire qu'on atteint là le sommet de la spéculation scientifique, où le risque de se perdre dans des considérations métaphysiques non scientifiques est élevé. On sait d'ailleurs que plusieurs scientifiques de haut niveau, tels que John Hagelin et le prix Nobel Brian Josephson, ne professent plus que de la pseudoscience en tentant d'aborder le problème des bases physiques de la conscience.

Bien que très critique vis-à-vis des hypothèses de Hameroff et Penrose, la communauté scientifique ne considère pas pour le moment que ces deux chercheurs ont franchi la ligne rouge. On a plutôt l'impression que ce qu'ils proposent est du même niveau que les réflexions de Schrödinger dans son célèbre ouvrage Qu'est-ce que la Vie ? publié en 1944, des réflexions qui ont orienté les pionniers de la biologie moléculaire vers la découverte de l'ADN, mais l'ont aussi anticipée.

Indications de cohérence quantique dans les microtubules

Penrose et Hameroff viennent de publier l'année dernière un article dans Physics of Life Reviews faisant le point sur leur théorie de l'origine de la conscience. La revue contient plusieurs articles commentant et critiquant leur théorie ainsi que leurs réponses. On est quand même assez déçu de voir que parmi ces articles, il s'en trouve un de Deepak Chopra, un célèbre médecin états-unien d'origine indienne dont les théories sont plus que fumeuses. Mais ce qui frappe le plus, c'est que Penrose et Hameroff affirment maintenant qu'il y a des signes de l'existence d'un état de cohérence quantique dans les microtubules. Ils se basent pour cela sur les travaux d'un chercheur indien, Anirban Bandyopadhyay, du National Institute for Materials Science à Tsukuba, au Japon, qui étudie les microtubules avec ses collègues depuis quelques années.

On reste perplexe devant les articles de Penrose et Hamroff, car il faudrait disposer de solides connaissances en physique quantique, en neurobiologie et en physique du solide pour évaluer véritablement ce qui est crédible et ce qui ne l'est pas dans les constructions théoriques qu'ils avancent. On ne sait pas trop si l'on assiste aux premiers balbutiements sérieux d'un changement de paradigme scientifique comparable à ce qui s'est produit en biologie pendant les années 1940, ou s'il s'agit d'une des nombreuses tentatives avortées et peu crédibles de brillants chercheurs tentant de percer les mystères des rapports entre l'esprit et la matière. Ce qui est sûr, c'est que Penrose et Hamroff sont sur des routes déjà explorées par Schrödinger, Pauli, Wigner et Linde en physique, et par Alfred Whitehead et Karl Popper en philosophie. En tout état de cause, il reste du pain sur la planche, et l'on peut espérer que le Human Brain Project ainsi que les travaux sur les ordinateurs quantiques nous aideront à y voir un peu plus clair dans les décennies qui viennent.

Les spéculations de Penrose et Hameroff restent stimulantes, mais on en est toujours au stade des hypothèses de travail que l'on doit encore développer et tester expérimentalement, ce que ne semblent pas nier les deux hommes. Pour le moment, ces scientifiques ressemblent à des funambules qui cherchent à ne pas tomber dans la mystique quantique pseudoscientifique New Age ou dans un positivisme frileux refusant d'explorer de nouvelles voies périlleuses dans un territoire inconnu, celui de la physique de l'esprit.

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