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En général, quand quelqu'un dit avoir la preuve que les «dons psychiques» existent, telles la télépathie ou la prémonition, la réaction du monde académique se résume à un haussement d'épaule. Quand réaction il y a, évidemment. Mais cette fois-ci, c'est un peu différent : le quelqu'un en question, Daryl J. Bem, s'adonne à être professeur de psychologie, émérite s'il-vous-plaît, nulle part ailleurs qu'à Cornell University, en pleine Ivy League. La fine fleur de la crème, si l'on me prête ce pléonasme en forme de perronisme...

Et pour couronner le tout, une revue savante tout ce qu'il y a de sérieux, The Journal of Personality and Social Psychology, s'apprête à publier l'article où M. Bem décrit les expériences qu'il a faites afin, dit-il, d'amener ses collègues à au moins considérer la possibilité de l'existence de tels pouvoirs. Du coup, les uns crient au scandale dans le New York Times. D'autres à la mauvaise utilisation généralisée des statistiques en sciences sociales. Et d'autres encore subodorent un canular.

M. Bem a rendu disponible une première version de son papier sur son site, ici (pdf). Notons que le Journal of Personality... publiera en même temps une sévère critique de ses travaux, que l'on peut télécharger ici, arguant essentiellement que les mauvais tests statistiques ont été utilisés et que des tests idoines invalident les résultats. (C'est extrêmement intéressant, mais relativement long et technique, alors je vous laisse choisir de vous y plonger ou non.)

Mais que dit le texte de Bem, au juste ? Il relate neuf expériences, toutes inspirées de tests ou d'effets bien établis en psychologie, mais dont l'ordre chronologique des étapes a été renversé afin de mesurer une éventuelle faculté de précognition chez les sujets. Dans la majorité des cas, les expériences impliquaient des images érotiques ou désagréables (parce que violentes ou montrant des serpents, des scorpions, etc) : si un don de voyance existe, explique M. Bem, il doit avoir été retenu par la sélection naturelle - et la capacité de «préssentir» un danger ou une occasion de relation sexuelle donnerait un avantage évolutif certain à d'hypothétiques precogs, comme dit Tom Cruise dans Minority Report.

Par exemple, dans sa première expérience, 100 étudiants ont été placés devant un écran d'ordinateur montrant deux rideaux. Derrière l'un d'eux, se faisaient dire les sujets, se trouvait une image, et leur tâche était de deviner derrière lequel. (En fait, pour être bien certain qu'il s'agissait de «prémonition», la position de l'image n'était déterminée, aléatoirement, qu'après le choix du sujet.) Certaines photos étaient érotiques, d'autres neutres. Résultat : les sujets ont «prédit» correctement la position des images érotiques dans 53,1 %, contre 49,8 % dans le cas des images neutres, et la différence serait statistiquement significative.

Ceux qui le veulent pourront examiner les autres expériences. Personnellement, j'en soulignerai ceci : dans tous les cas, l'«effet mesuré» (deux bien grands mots, ici) est très, très faible, soit de l'ordre de 2-3 % de mieux qu'un pile ou face. Certes, dans 8 expériences sur 9, cet «effet» penche dans le sens d'une précognition, mais cela reste toujours par des marges infimes. En outre, la majorité des résultats de tests de signifiance statistique (indépendamment de la question de savoir s'ils étaient les bons), tests dont on se sert pour calculer les chances pour qu'un résultat d'expérience soit simplement dû au hasard, sont à la limite de ce qui est considéré comme acceptable. Et encore, il faut parfois recourir à une sorte d'artifice un peu technique - pour les initiés : certains des «t tests» de M. Bem sont «double-tailed», les autres sont «one-sided» - afin d'atteindre le seuil recherché.

Et puis, si vous lancez une pièce de monnaie 100 fois dans les airs et qu'elle tombe 52 ou 53 fois sur pile, en conclurez-vous qu'elle est mal balancée ?