L'artiste angoumoisin Jérémie Pujau a improvisé un jeu de massacre, mercredi en plein centre-ville. Les passants lui ont jeté des oeufs et il en a tiré une vidéo sociétale qui interpelle.Dans les faits, rares sont ceux qui osent sortir du groupe. Celui qui en part devient une menace, une autre personne à abattre.
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Le calvaire de Jérémie Pujau (à gauche) n’a pris fin que lorsqu’une jeune fille s’est saisie des derniers oeufs.. PHOTO/Repro CL
Il s'en est pris plein la tête mais n'a pas bronché. Pendant une demi-heure mercredi, Jérémie Pujau s'est glissé dans la peau d'un condamné, d'un bouc émissaire, d'une minorité en danger.

L'artiste angoumoisin s'est posté en cible vivante, droit comme un i, place Saint-Martial à Angoulême. Devant une caméra cachée et derrière des tréteaux sur lesquels il avait déposé 130 oeufs en libre-service.

Il ne parlait pas, ne bougeait pas, ne sourcillait pas. Rien. Comme un ovni qui assume sa différence. Son but: "Voir la réaction des gens, dans une approche sociétale." Elle n'a guère tardé. Après seulement cinq minutes d'indifférence générale, des jeunes filles curieuses se sont approchées. Ont tout de suite pensé à lui "envoyer un oeuf dans la gueule", dit l'une d'elles sur la vidéo projetée avant-hier soir à la Maison des peuples et de la paix (MPP) d'Angoulême. Elles se sont retenues un temps et ont voulu engager la conversation, vainement. Car Jérémie Pujau restait dans son monde, absolument imperturbable. Alors elles ont commencé à toucher les oeufs, à considérer l'artiste comme l'idiot du village, l'homme à abattre bientôt.

Avancez vers la fin de la vidéo, c'est assez bluffant de tristesse.


"La facilité de perdre son libre arbitre"

La plus vaillante a tiré. Toutes les autres se sont prises au jeu douteux. Et puis le groupe s'est étoffé, radicalisé. Chacun y allait de son lancer d'oeufs, comme si c'était un rite de passage obligé pour s'intégrer. Pour paraître fort.

Une "réaction ordinaire" déplore le jeune homme. "Elle est toujours à peu près la même, dans toutes les villes où je fais ça", raconte celui qui entame une tournée qui devait le mener hier à Bordeaux avant de le conduire à Toulouse, Marseille, Lyon puis Lille. Inévitablement et plutôt tôt que tard, l'envie de tirer, la pulsion de rejeter violemment se fait sentir. "Heureusement que ce ne sont que des oeufs, imaginez si c'étaient des pierres ou autre chose", interpelle Jérémie Pujau.

Sa première performance de ce type, il l'avait faite à Angoulême déjà, en 2005. "À l'époque, je portais un casque, j'étais sur un podium, il y avait des barrières. C'était une vraie évocation d'un stand de fête foraine, une incitation à tirer beaucoup plus claire. Mais je constate que malgré tout, les attitudes sont les mêmes."

Les performances ne démontrent pas autre chose que "la facilité avec laquelle on perd notre libre arbitre devant la pression du groupe", s'inquiète le jeune homme en rapprochant cette "humiliation presque volontaire" de ce qui s'est joué pendant "la guerre d'Algérie ou encore la seconde guerre mondiale".

Psychologiquement éprouvant

Ce sont surtout les 15-30 ans qui attaquent les premiers, mais avec l'assentiment des adultes, leur complicité sourde et aveugle. Parce que ce public est le plus influençable, le "plus facilement endoctriné par tous les régimes totalitaires."

Mais de temps en temps se dresse un "héros", une voix qui va s'opposer, un geste qui vient protéger. "À Paris, un homme a tendu un carton devant mon visage pour limiter les dégâts", se souvient l'artiste. "Dans les faits, rares sont ceux qui osent sortir du groupe. Parce qu'un groupe qui perd un membre est moins fort et se sent plus en danger. Celui qui en part devient une menace, une autre personne à abattre."

Endosser le rôle de la cible est "psychologiquement très éprouvant", témoigne Jérémie Pujau. "À chaque fois, c'est un choc immense, même après douze performances de ce type dans différentes villes d'Europe." Il faut alors un peu de temps pour reprendre ses esprits et passer à la phase finale du travail: interroger sur leurs motivations et leur ressenti ceux qui ont interagi. Les réponses sont souvent confuses, souvent teintées de culpabilité. Mais il est déjà trop tard: l'humanité est à terre.