Traduit pour El Correo par Florence Olier-Robine

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Assez !
Le cri s'élève dans les rues d'innombrables villes et villages excédés d'une injustice fondamentale : les forces de sécurité publique assassinent, presque toujours impunément, des citoyens afro et latino-américains sans armes - en moyenne presque deux afro-américains par semaine - . On ne compte plus le nombre de fils, frères, pères et même enfants tués par les forces de l'ordre dont les familles et êtres chers restent aux prises avec la question sans réponse du « pourquoi » ?

Mais, cette fois, la clameur collective monte de tous les horizons populaires. Les rues sont pleines, non seulement d'Afro-américains épaulés par quelques alliés d'autres communautés, mais de gens de toutes couleurs, de toutes ethnies, certaines se côtoyant pour la première fois.

Ce cri commun réclame la justice, et sa principale justification s'enracine dans un sentiment de violence officielle et la sensation d'un système de justice raciste envers les Afro-américains. Mais, bien qu'on trouve là le point de départ, peu à peu autre chose vient s'y greffer.

Car il s'avère que presque toutes les victimes de la violence policière sont non seulement « de couleur », mais aussi touchées par la pauvreté. Dans le pays qui compte le plus fort taux d'incarcération, la majeure partie des détenus sont Afro et Latino-américains, et l'écrasante majorité, y compris la population carcérale blanche, souffre de pauvreté.

Lors des grandes manifestations de cette fin de semaine à New-York, on pouvait lire sur une pancarte : « liberté et justice pour qui ? » en référence à l'une des devises officielles du pays, « justice égalitaire et liberté pour tous ».

Bien sûr, les manifestations rassemblent de plus en plus d'organisations syndicalistes, mais pas uniquement, on y trouve aussi des employés des secteurs de la blanchisserie, des emplois domestiques, ceux qui travaillent dans la grande industrie du fast food, ou dans les hyper marchés tels que Walmart (Wal-Mart Stores, Inc), et perçoivent le salaire minimum ou juste un peu plus, sans droits spécifiques ni privilèges. Beaucoup sont immigrants et plus encore sont noirs et latino- américains. Et ils sont en train d'élargir la notion de « justice » à quelque chose qui n'inclut pas uniquement des droits civiques, mais aussi des droits économiques et sociaux.

Certains participants de ce nouveau mouvement disent qu'il s'agit d'un « nouveau mouvement des droits civiques ». Mais d'autres pensent qu'il va plus loin. « Les brutalités policières, les prisons, le fossé chaque jour plus profond entre les riches et tous les autres, sont les marques de deux formes de violence : l'une faite de coups, de blessures physiques et d'intimidation, l'autre économique. C'est, de fait, une guerre contre les pauvres. »

Presque toutes les semaines, les disparités économiques et la pauvreté sont mises en évidence.

Parmi les exemples les plus récents figure un rapport présenté jeudi dernier à la Conférence des maires des Etats-Unis d'Amérique, révélant que la faim et le nombre de « Sans Abris » est en forte augmentation dans les métropoles américaines [Voir pièce jointe en anglais].
  • Autre illustration : le Centre de recherche Pew [Pew Research Center for People & the Press] indiquait en fin de semaine dernière que l'écart matériel entre populations minoritaires et blanche s'est creusé même dans le contexte de la supposée reprise économique actuelle. Le compte-rendu observait que le revenu moyen des foyers blancs en 2013 se montait à 141 900 dollars, soit 13 fois plus que le revenu moyen des foyers afro-américains, qui, lui n'atteint que 11 000 dollars ; En 2007 les blancs gagnaient 11 fois plus que leurs homologues afro-américains de même classe. Quant aux latinos, le revenu moyen net d'un ménage était de 23 600 en 2007 pour tomber à 13 700 dollars en 2013 [« Few See Quick Cure for Nation's Political Divisions » Pew Research Center for People & the Press, Dec 11, 2014.].
Dans le même temps, seulement 1% de privilégiés centralise l'ensemble des richesses (plus de 40%) et ce chiffre dépasse déjà un niveau jamais atteint depuis les prémisses de la Grande Dépression.

Et ils ne se donnent même pas la peine de dissimuler leur joie, non seulement parce qu'ils sont plus riches que jamais, mais parce qu'ils ont acheté les pouvoirs politiques à de telles hauteurs que les économistes lauréats du Prix Nobel Paul Krugman et Joseph Stiglitz, suivis par des observateurs connus comme le journaliste chevronné Bill Moyers, se voient obligés d'employer les termes de « ploutocratie » ou d'« oligarchie » pour décrire ce pays au jour d'aujourd'hui.

La dernière preuve en date - parmi tant d'autres - se trouve dans le budget fédéral approuvé en fin de semaine par le Congrès contenant des clauses révélatrices de qui commande. Les grandes banques, Citigroup et JPMorgan en tête, ont obtenu des législateurs l'annulation des annexes à une loi votée après la crise financière visant à contrôler certaines des opérations financières les plus risquées, responsables du déclenchement de cette crise. On peut dire que Citigroup a littéralement rédigé la nouvelle disposition.

Dès lors, rien de surprenant à ce que le gouvernement gagne de moins en moins la confiance du peuple qu'il est censé représenter. Le Congrès recueille des indices de satisfaction ridicules et la Maison Blanche, bien que plus populaire, est loin de faire consensus, les deux-tiers de la population étant persuadés que le pays est engagé sur la mauvaise voie, selon ce que révèlent des enquêtes récentes. Plus encore, cette tendance initiée il y a quelques décennies, a atteint son point le plus bas en cinquante ans, aux dires du Centre de Recherche Pew, qui souligne que la méfiance envers le gouvernement est telle que seulement 24% de la population déclare « toujours » ou « la plupart du temps » se fier au gouvernement.

Warren Buffett, la seconde personnalité la plus riche du pays, s'est montré très franc lors des interviews qu'il a accordées en 2011 : « il y a eu une guerre de classes durant les vingt dernières années, et c'est celle à laquelle j'appartiens qui a gagné ». Il n'en tirait aucune fierté, au contraire, puisqu'il ne faisait que constater des faits, à savoir que l'avarice et les inégalités dans le pays pourraient bien conduire à la mise en péril du jeu tout entier.

Cette double violence, des forces de police et d'une justice à deux vitesses, d'une part, et d'autre part, la violence économique, commence à engendrer les premières manifestations de résistance, et d'aucuns pensent qu'elles pourraient se transformer en mouvement organisé, non seulement pour obtenir une justice raciale mais aussi économique (telle que l'avait définie Martin Luther King à la fin de sa vie). Certains prétendent que cette « guerre » n'est pas terminée et même, comme beaucoup l'affirment dans les manifestations de rue, « qu'elle ne fait que commencer ».