Deux décisions favorables aux grandes entreprises viennent d'être prises coup sur coup par les députés socialistes. L'une introduit le « secret des affaires » dans le droit français. L'autre repousse l'adoption d'un « devoir de vigilance des sociétés-mères » qui aurait permis de poursuivre les entreprises dont les sous-traitants à l'étranger portent atteinte aux droits fondamentaux.
Place du Palais Bourbon, Assemblée Nationale
© Wikipedia/kimdokhac/CCLa loi, place du Palais Bourbon, Assemblée Nationale
Le projet de loi Macron n'en finit pas de révéler des mesures passées inaperçues. Au milieu du marathon parlementaire, un amendement du rapporteur socialiste du texte, Richard Ferrand, introduisant dans le droit français la notion de secret des affaires, a été adopté la semaine dernière en commission. Il permettrait de faire condamner les personnes divulguant des informations considérées comme secrètes. Il a toutes les chances d'être adopté cette semaine, alors que la loi Macron est discutée en séance plénière de l'Assemblée nationale.

Selon le texte, trois catégories d'information seraient protégées :

1) Celle qui «ne présente pas un caractère public», c'est-à-dire qui n'est pas «généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d'activité traitant habituellement de ce genre d'information».

2) Celle qui constitue «un élément à part entière du potentiel scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique».

3) Enfin celle qui «fait l'objet de mesures de protection raisonnables, compte tenu de sa valeur économique et des circonstances».

L'atteinte au secret des affaires serait puni de trois ans d'emprisonnement et 375 000 € d'amende, voire «sept ans d'emprisonnement et 750 000 € d'amende lorsque l'infraction est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou aux intérêts économiques essentiels de la France». La volonté d'inscrire le secret des affaires dans la loi n'est pas nouvelle. En 2012, l'ancien député UMP Bernard Carayon, avait déposé une proposition de loi portant exclusivement sur ce sujet. Acceptée par l'assemblée nationale, celle-ci avait été rejetée in extremis au Sénat après le changement de majorité.

Mais depuis, certains députés socialistes ont changé de position. Dès octobre 2012, Pierre Moscovici organisait une réunion à Bercy pour remettre le projet sur la table. Puis en juillet 2014 une proposition de loi socialiste était rédigée, signée notamment par Bruno Le Roux et Jean-Jacques Urvoas. Aujourd'hui, c'est donc à travers le projet de loi Macron que le secret des affaires fait son retour, dans la section intitulée «Faciliter la vie de l'entreprise».

Secret sur le gaz de schiste !

«Ils sont allés trop vite», affirme l'eurodéputée Michèle Rivasi. Une directive européenne est en préparation sur le sujet, impliquant le travail de plusieurs commissions, de la Commission et du Conseil européens. «Le secret des affaires est un nouveau concept au niveau européen, sauf que ce concept est très vague», explique-t-elle, craignant qu'il ne laisse «trop de marge de manœuvre aux multinationales».

William Bourdon, avocat du lanceur d'alerte sur l'évasion fiscale Antoine Deltour et fondateur de l'association Sherpa considère lui aussi que le texte «laisse trop de place à la subjectivité des entreprises et à l'instrumentalisation».

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© David Shankbone/CC
Pour Michèle Rivasi, «il faut exclure [du secret des affaires] les données qui concernent l'environnement et la santé», ce qui n'est pas la cas dans la proposition actuelle. Elle donne l'exemple de la fracturation hydraulique :

«Aujourd'hui, une entreprise européenne doit donner la liste des ingrédients qui entrent dans la composition de son cocktail pour la fracturation, tandis que les entreprises américaines sont protégées par le secret des affaires et ne sont pas obligées de donner ces ingrédients.»

Les lanceurs d'alerte fragilisés

Par ailleurs, le texte fragiliserait le droit des lanceurs d'alerte et des journalistes, comme l'explique le député écologiste Jean-Louis Roumégas qui a suivi le travail en commission : «Je ne suis pas contre le principe [du secret des affaires], mais je pense qu'il faut l'encadrer, notamment pour ne pas qu'on puisse l'opposer aux lanceurs d'alerte et pour éviter les procédures dissuasives cherchant à empêcher la presse de travailler». Selon Transparency International, «si le secret des affaires avait existé, Irène Frachon à l'origine du scandale du Mediator aurait pu être sanctionnée».

L'amendement prévoit bien des exceptions au secret des affaires, notamment dans le cas où les faits sont «susceptibles de constituer des infractions aux lois et règlements en vigueur». Mais cela ne suffit pas selon William Bourdon : «Cette disposition n'est pas satisfaisante car il peut y avoir atteinte à la santé sans infraction à la loi ni au règlement.» Pour lui, la disposition juridique adéquate consisterait à fonder les exceptions sur «le vrai critère moderne» qu'est «l'atteinte à l'intérêt général».

Michèle Rivasi relève un autre aspect négatif du secret des affaires : «En permettant à une entreprise d'attaquer un ancien salarié qui divulguerait des informations auprès de son nouvel employeur, il peut empêcher la mobilité des travailleurs et freiner l'innovation.»

Il y a donc un débat à avoir sur la durée pendant laquelle un ancien employé est soumis à ce secret. Le texte actuel n'en fait aucune mention. «Les États sont portés par des industriels qui veulent garder leurs connaissances, or il faut permettre la circulation des connaissances», explique l'eurodéputée.

Le CCFD, Sherpa et Transparency International dénoncent aussi l'amendement déposé par Bernadette Laclais et adopté en commission : il élargit les exceptions à l'obligation de publier les comptes à toutes les entreprises, «quelles que soient leur forme, leur activité et leur importance», alors que seule une minorité d'entre-elles pouvait auparavant en bénéficier. L'obligation n'existe donc plus pour aucune entreprise.

Responsabiliser les entreprises

Dans le même temps, une proposition de loi sur le devoir de vigilance des entreprises était étudiée, suscitant une forte attente chez des associations comme Sherpa, le Collectif Éthique sur l'étiquette, Indecosa CGT et Peuples Solidaires-ActionAid.

Selon l'exposé des motifs, son objectif était «d'instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre à l'égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Il s'agit de responsabiliser ainsi les sociétés transnationales afin d'empêcher la survenance de drames en France et à l'étranger et d'obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l'environnement.»

Cette mesure constituerait un outil juridique important face à des entreprises dont les sous-traitants sont reconnus coupables de mauvais traitements envers leurs salariés. Il reviendrait alors à l'entreprise de montrer qu'elle a été vigilante sur les agissements du sous-traitant.

Les quatre associations mentionnées avaient notamment porté plainte contre Auchan suite à l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh et contre Samsung pour travail forcé d'enfants en Chine. Or les deux plaintes viennent d'être classées sans suite.

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© rijans/CC BY-SA 2.0L’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013
«Face à cette mauvaise volonté manifeste de la justice de lutter contre ces atteintes graves de multinationales françaises aux droits humains fondamentaux, nos organisations pointent l'urgence de voter la loi sur le devoir de vigilance pour prévenir de futurs drames sociaux ou environnementaux», annonce le collectif d'associations dans son communiqué de presse.

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Mais la proposition de loi sur le devoir de vigilance a été rejetée mercredi 21 janvier en commission, le PS et l'UMP votant contre. «Les socialistes disent que ce texte n'est pas assez souple, qu'il faudrait attendre les directives européennes», déplore Danielle Auroi, députée écologiste et rapporteur du projet de loi. La proposition de loi sera tout de même présentée à l'Assemblée le 29 janvier, dans la niche parlementaire des écologistes.

Dominique Potier, député de Meurthe et Moselle, qui a été à l'initiative de la proposition de loi avec Danielle Auroi, détaille : «Il n'y a pas eu d'accord entre le parlement et le gouvernement. La proposition de loi avait deux faiblesses : un manque de sécurité par rapport à la constitution et la portée européenne. On s'emploie à trouver une solution d'ici jeudi [débat de la proposition de loi en séance publique, dans la niche écolo], afin d'amender la proposition ou en déposer une nouvelle.»

Quant aux associations, elles nous ont fait part de leur déception alors qu'un important travail avait été effectué sur le sujet, notamment à travers la plate-forme «Responsabilité sociétale des entreprises». «On avait senti venir le trouble, les équipes de Macron avaient lancé une contre-proposition très très faible, alors que c'est un projet sur lequel les socialistes ont beaucoup travaillé», explique Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer au CCFD.

L'argument du risque d'inconstitutionnalité, utilisé pour rejeter le texte, ne la convainc pas du tout : «Nous craignons que ce soit un argument plus politique que technique. Il aurait été possible de clarifier ces points par amendement.» Pour elle, ce qui dérange Bercy (qui n'a pas donné suite à nos appels), «c'est l'objet même de la proposition de loi, c'est-à-dire la possibilité d'engager la responsabilité de la société-mère en cas de manquement d'une entreprise».

«Des parlementaires ont annoncé une nouvelle version du texte, à examiner en mars, mais nous sommes très sceptiques parce que les retours que nous avons ne sont pas à la hauteur», ajoute-t-elle.

Même constat pour Marie-Laure Guislain, responsable du contentieux chez Sherpa : «Il s'agit d'un mouvement de surprotection des acteurs économiques. On se demande aujourd'hui qui fait la loi : le gouvernement s'est contenté de reprendre les termes proposés par le Medef et l'AFEP [Association française des entreprises privées] composée des entreprises du CAC 40.»

Deux propositions de loi, deux attitudes différentes de la part de la majorité socialiste. «On est en droit de se demander si ce n'est pas une déclaration d'amour trop précipitée envers les entreprises», conclut William Bourdon.