Traduction : Michèle Mialane

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L'Occident se bricole une arme absolue contre les pays émergents récalcitrants et les démocraties qui renâclent à se soumettre aux marchés. Le libre-échange n'en est qu'un aspect très marginal. Là-dessus tout le monde est d'accord. Ceux qui appellent le TAFTA de leurs vœux pour conserver à l'Europe son niveau de vie élevé. Et les autres, ceux qui s'inquiètent des aliments génétiquement modifiés et des tribunaux internationaux opaques. Mais alors, quel est l'enjeu fondamental ?

Angela Merkel veut un grand débat politique, comparable à la fondation de l'UE et de la double décision de l'OTAN en 1979. « Il faut se montrer intraitable.» C'est ce qu'elle dit. Quant à Sigmar Gabriel [ministre (SPD) de l'Energie et de l'Economie], il s'exprime ainsi : « Si nous faisons une erreur là-dessus», a-t-il murmuré au Bundestag, « nos enfants ne nous le pardonneront pas. »

De bien grands mots. Mais pourquoi cette attitude théâtrale ? Comment un traité entre deux puissances économiques déjà inextricablement liées peut-il revêtir une importance à ce point historique, et ébranler le monde entier ?

Nous trouvons un indice dans une déclaration de la chambre de commerce des USA. Les porte-parole de l'économie US soulignent leur attachement à la protection des investissements financiers que prévoit le TAFTA : « Nous souhaitons moins protéger les investissements financiers aux USA et en Europe » qu'instituer le TAFTA comme « étalon-or » pour les autres accords sur les investissements.

L'ex-Commissaire européen au commerce Karel De Gucht a mis en exergue cet objectif mondial du TAFTA : « Nous autres Européens devons établir des standards mondiaux, » a-t-il dit « avant que d'autres ne le fassent pour nous. » Car « le grand combat du commerce mondial se livrera à l'avenir autour des normes, des standards et des aides publiques. » Autrement dit, des règles de la mondialisation.

À l'OMC, on fuit devant la démocratie

Ces règles relèvent en fait de la compétence des l'Organisation mondiale du commerce, l'OMC. Et ces dernières années, les USA et l'UE ne réussissent plus à y imposer leurs projets. À l'OMC c'est en définitive la grande majorité qui décide : les pays émergents et en développement.

Les partisans du TAFTA ne cessent de répéter que l'Occident doit cimenter ses standards à l'échelon mondial pour imposer à des pays comme la Chine ou l'Inde les meilleures règles environnementales et démocratiques. Pourtant, au vu des principales exigences politico-commerciales posées par l'UE et les USA au cours des années précédentes, il n'y paraît guère. On se s'est absolument pas préoccupé d'établir de meilleures règles environnementales et démocratiques, mais d'accroître le pouvoir et les opportunités des firmes transnationales tout en restreignant les marges de manœuvre démocratiques.
C'est ainsi que la tentative de l'Occident à l'OMC d'élargir la protection de la propriété intellectuelle au-delà de l'accord du TRIPS a échoué. Les dispositions du TRIPS-plus permettraient de restreindre encore les droits des paysans du monde entier, de développer le brevetage du vivant et d'assurer aux grandes firmes un contrôle accru sur les semences et les médicaments. Les efforts faits pour libéraliser et ouvrir encore davantage les services ( santé, éducation, eau, fourniture d'énergie) sont également largement restés sans résultats. L'Occident veut accroître encore la protection des investissements, déjà très contestée, en lui adjoignant une très large protection du « manque à gagner ultérieur »
Pour contourner les processus de décision démocratique à l'OMC, les USA et l'UE se sont repliés sur des accords de commerce bilatéraux qui gravent leurs standards dans le marbre. Par ce biais, leur énorme puissance économique leur permet de mettre isolément des pays sous pression, et ainsi de tenter d'imposer leurs exigences au niveau mondial. Ils ont déjà remporté quelques succès. L'UE a par exemple réussi, après plusieurs années de discussions et au moyen de chantages brutaux, à contraindre les pays ACP [Afrique- Caraïbes- États du Pacifique, NdT] à signer des « accords de partenariat économiques » (APE). Ces derniers garantissent aussi bien l'acceptation des dispositions du TRIP-Plus que l'ouverture de certains secteurs des services et une importante protection des investissements grâce à des procédures d'arbitrage entre les investisseurs et les États.

Lorsque le dernier de ces APE a été signé, en octobre dernier (2014) avec le groupe des États africains de l'Est, chez nous le débat sur le TAFTA battait son plein. Mais on ne songeait guère à ce qui se passait hors d'Europe, bien que les APE soient faits sur le même modèle que le TAFTA. Après la signature des accords, le Kenya a fait savoir qu'on n'avait accepté que «le couteau sur la gorge ». D'autres représentants des ACP, que des accords du même type avaient fait grincer des dents, s'étaient déjà exprimés en ce sens.

Le groupe des ACP comprend 79 pays africains, caribéens et du Pacifique, pour la plupart d'ex-colonies européennes. Dans les années 70, la Convention de Lomé avait accordé à ces pays le libre accès aux marchés de l'UE. Mais un jugement de l'OMC avait exigé il y a dix ans de remplacer ces préférences unilatérales par des facilitations commerciales mutuelles. Une bonne occasion pour la Commission européenne d'imposer aussitôt aux pays ACP l'intégralité de leur programme de libre-échange. L'UE les menaçait, en cas de refus, de frapper leurs exportations de 30% de droits de douane, ce qui aurait réduit à néant les moyens d'existence de millions de petits paysans et salariés.

Les grands projets de libre-échange (TAFTA, TPP , CETA) constituent d'une certaine manière la poursuite de cette stratégie par d'autres moyens. Si de grandes puissances économiques (UE, USA) se garantissent mutuellement un meilleur accès à leurs marchés, les tiers auront en règle générale moins de chances sur ces mêmes marchés. Ils ont donc le choix entre accepter le préjudice économique ou les « standards-or » de l'Occident en matière de libre échange, normes juridiques et protection des investissements.

Des fissures dans les structures de domination

L'UE avait ainsi atteint son but ans les ACP, au prix bien sûr de l'impopularité. Par de tels chantages, l'Occident révèle involontairement qu'il ne dispose plus d'une véritable hégémonie mondiale. Il ne peut plus convaincre les élites politiques des pays en développement des avantages de ses règles et de ses standards. Et ce sont surtout les pays émergents en pleine ascension qui refusent obstinément de se plier à ses exigences.

L'Inde par exemple : il y a des années que l'UE négocie vainement un accord bilatéral. À ce jour on n'a guère récolté que des « Une » négatives, par exemple lorsqu'il fut révélé que l'UE voulait imposer au gouvernement de New-Delhi les règles du TRIPS-Plus, qui interdiraient à l'Inde de fabriquer beaucoup des génériques à bon marché qu'elle produit. Le pays est en effet le premier fabricant mondial de génériques, qu'il fournit à bas coût à des millions de personnes du Sud. Les règles du TRIPS-Plus libéreraient un marché gigantesque pour les firmes pharmaceutiques européennes et parallèlement restreindraient le droit à la santé de millions d'êtres humains.

Plus graves encore sont les divergences au sujet de l'Accord sur les investissements (TISA). Ces dernières années, il a déclenché un véritable flot de résiliations. Par exemple la Bolivie, le Venezuela, l'Équateur, l'Indonésie et l'Afrique du Sud ont annulé des accords TISA déjà en vigueur. L'Afrique du Sud a été condamnée par un tribunal d'arbitrage international à la suite d'une plainte déposée par une firme italienne contre le traitement préférentiel de la population noire (« Black Economic Empowerment»). Vodafone a déposé une plainte contre l'Inde en raison de nouvelles lois fiscales ; en retour, celle-ci a fait connaître sa décision de renégocier tous les accords TISA bilatéraux.

Il existe au total plus de 3000 accords de ce type dans le monde. L'Allemagne en a conclu 130. Avant le TAFTA personne n'en parlait chez nous [en Allemagne, NdT]. Car la plupart des plaignants sont des firmes US ou européennes. Et les « accusés » sont en majorité des pays du Sud, en particulier ceux qui, comme l'Argentine ou le Venezuela, se permettent de contrecarrer l'orthodoxie néolibérale. Par exemple, après la grave crise économique argentine (1998-2002) les investisseurs ont déposé plainte contre les contrôles des mouvements de capitaux, introduits par le gouvernement Kirchner pour éviter l'aggravation de la crise. De même, lorsque ce dernier a gelé le prix de l'eau pour permettre à une population paupérisée d'avoir au moins accès à une eau de qualité correcte, une firme française a réclamé des dommages et intérêts.
Mais l'évènement clé en matière de protection des investissements s'est déroulé en Bolivie, à Cochabamba, où l'on avait privatisé la gestion de l'eau, sous-traitée au groupe Bechtel, ce qui avait provoqué une hausse de 50% du prix de l'eau. À la suite de soulèvements sanglants, le groupe s'est retiré et a demandé des dommages et intérêts à un tribunal d'arbitrage international.
Ce conflit a tiré de leur somnolence une grand nombre d'organisations travaillant pour le développement ou les droits humains. Il y a eu des manifestations internationales de protestation, et pour éviter de nuire à son image Bechtel a retiré sa plainte. Mais une question demeure : Comment est-il possible que quelques juristes spécialistes de l'économie siégeant dans un tribunal d'arbitrage international puissent statuer sur un droit aussi élémentaire que l'accès à une eau potable ?

Le pouvoir des grandes entreprises s'accroît à l'échelle mondiale

Les accords sur la protection des investissements prévoient en règle générale l'institution de procédures d'arbitrage entre les États et les investisseurs, ce qui permet aux firmes transnationales de déposer plainte devant les tribunaux d'arbitrage internationaux. Cette clause permet aux firmes d'accéder au statut de sujets de droit international, sans être elles-mêmes liées par ce droit aux devoirs inhérents, par exemple la défense des droits humains. Devant les tribunaux d'arbitrage elles sont sur un pied d'égalité avec les États et peuvent influer sur leurs politiques ultérieures.

Les accords sur l'investissement, mais aussi le TAFTA et les autres grands projets de libéralisation créent un droit transnational en principe supérieur aux systèmes juridiques nationaux. Sa situation vis-à-vis du droit international existant, par exemple les conventions onusiennes sur les droits humains, les accords sur le climat ou le droit international de l'environnement n'est pas clairement définie. Comparé aux faibles moyens d'action dévolus aux conventions sur les droits humains, ce droit contractuel est cependant nettement mieux doté. Les contrevenants risquent des amendes pouvant atteindre des milliards d'euros.

L'accroissement du pouvoir des grandes entreprises à l'échelle mondiale doit être conforté par une nouvelle réglementation, qui constitue une véritable innovation. Elle se nomme « coopération pour la régulation » ; elle est déjà gravée dans le marbre du CETA (Page 4) et doit sans doute aussi être intégrée au TAFTA. Elle prévoit que tous les futurs projets de loi doivent, dès la phase de planification, être examinés par un collège d'experts fournis par les partenaires et éventuellement être stoppés à ce niveau sans être rendus publics, ni même que les parlementaires soient au courant. Ce qu'Angela Merkel a un jour désigné par « démocratie compatible avec le marché » doit de toute évidence devenir une réalité grâce aux projets occidentaux de libéralisation.

L'Occident remportera-t-il son combat planétaire pour l'hégémonie ? C'est bien sûr une autre question. Les peurs occidentales se focalisent sur l'influence croissante de la Chine. Ce pays s'est hissé au rang de premier concurrent des stratèges occidentaux de la libéralisation. En Asie, Pékin promeut des coopérations régionales qui font pâlir le projet transpacifique US-américain du (TPP). En outre Pékin joue de plus en plus souvent le rôle de solide partenaire financier en Asie, Afrique et Amérique latine, où il finance sans problème des projets d'investissements et d'infrastructures de toute taille. Ce qui peut parfois mettre au désespoir les politiciens environnementalistes : c'est le cas en ce moment pour le projet pharaonique d'un canal au Nicaragua. Mais cela offre aussi à beaucoup de pays en développement des marges de manœuvre qui en fin de compte les rendent moins vulnérables au chantage.

En ce sens la Chine constitue un frein puissant aux ambitions planétaires de l'Occident. La nouvelle puissance mondiale instaure une concurrence et réduit en maints endroits la dépendance à l'Occident. Cependant, ce pays n'offre pas un modèle de développement alternatif. Le gouvernement chinois mise aussi sur le libéralisme, la privatisation et la dérégulation. Aucun autre pays n'a conclu ces dernières années autant d'accords bilatéraux. Actuellement la Chine ouvre son secteur de santé aux investisseurs étrangers. Et la politique commerciale et d'investissements chinoise révèle une orientation radicalement croissanciste et brutale au plan social et environnemental.

À la recherche d'alternatives

Un débat de fond sur les orientations des accords de commerce et d'investissement se déroule depuis quelques années au sein des organisations onusiennes, déclenché par la vague de résiliations des protections de l'investissement et les années de résistance de la part des ACP. L'organisation économique de l'ONU, la CNUCED a fait de l'orientation écologique et politique des accords sur l'investissement l'un de ses chevaux de bataille. Elle a formulé ses premières propositions concrètes à ce sujet dans son « World Investment Report » de 2012 : elle demande par exemple le renoncement aux tribunaux d'arbitrage ou exige l'inclusion dans les accords d'obligations au service des droits humains et de l'environnement.

Olivier de Schutter, jusqu'au deuxième semestre de l'année dernière rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à l'alimentation, va encore plus loin : tout accord de commerce et d'investissement devrait, avant d'être conclu, subir une estimation de son impact sur les droits humains (Human Rights Impact Assessment, HRIA) revêtant un caractère contraignant. Les groupes de population concernés devraient être impliqués autant que possible. Une HRIA de ce type pourrait conduire à modifier certaines dispositions des accords. Mais il peut aussi s'avérer qu'une libéralisation des marchés puisse être contre-productive au regard de la situation des droits humains socio-économiques en général, ce qui entraînerait la recherche d'une autre forme de coopération.

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En Europe plus de 50 organisations de la société civile ont élaboré un "mandat commercial alternatif" à l'intention de la Commission européenne. L'éventail des participants va d'attac jusqu'à l'association de petits paysans Via Campesina en passant par Misereor, Oxfam et des organisations de défenseurs des droits humains et de l'environnement. Elles souhaiteraient que les accords de commerce et d'investissement ne visent plus à servir le libéralisme et la protection des investissements, mais se donnent pour objectifs une économie durable, la protection des droits humains et des consommateurs, ainsi que la souveraineté alimentaire, pour n'en citer que quelques-uns. Il est notamment exigé d'exclure d'une manière générale les services publics des accords commerciaux et de faire de la stabilité financière un bien public.

À la différence des débats parfois quelque peu provinciaux menés en Allemagne sur le poulet chloré et le « jambon de Forêt-Noire », on part dans ce document de la dimension planétaire des stratégies occidentales de libéralisation pour élaborer des réponses et des contre-stratégies. Pourtant, ou précisément à cause de cela, ces initiatives soulèvent aussi beaucoup de questions. Dans quelle mesure améliorer, élargir ou refondre de ces accords a-t-il vraiment un sens? De quelles possibilités les sociétés civiles disposent-elles, quelles devraient être les tâches des organisations internationales ?

Les règles et standards de la mondialisation relèvent fondamentalement d'un domaine du droit international qui se trouve entre les mains des organisations internationales. Toutefois, si les sociétés civiles ne s'investissent pas, elles ne peuvent obtenir un mandat de réorientation. Les gouvernements occidentaux ont depuis des décennies alimenté le mythe prétendant qu'on ne pouvait créer de réglementations raisonnables à l'ONU. Mais c'est seulement il y a quelques mois que l'Assemblée plénière des Nations Unies a voté une résolution demandant l'instauration d'une procédure d'insolvabilité pour les États - contre la volonté des USA et sans l'accord des pays de l'UE. L'Allemagne, comme les USA, a voté contre.

C'est bien plutôt l'Occident qui empêche l'établissement de réglementations dans un cadre international. Une action commune de l'ONU et des sociétés civiles pourrait à long terme créer un cadre juridique réglementant l'économie mondialisée, qui imposerait aux entreprises des standards sociaux et environnementaux contraignants - en quelque sorte un pacte social global. En attendant, on peut sans regret expédier le TAFTA et consorts à leur véritable place : la poubelle.