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© Laurent Hazgui
Empoisonnée par les "affaires", la vie publique est surtout malade d'une faillite démocratique qui laisse le système de la corruption étendre son empire. Les journalistes Fabrice Arfi et Antoine Peillon nous expliquent comment elle est devenue insupportable.

Regards. Vous établissez tous les deux un diagnostic assez alarmiste sur la corruption aujourd'hui. A-t-elle vraiment augmenté au point de devenir endémique, ou bien a-t-elle pris des formes auxquelles nous sommes plus sensibles ?

Fabrice Arfi. La corruption est un délit pénal, mais tout ce qui relève de la corruption ne relève pas forcément du code pénal. Avec Antoine, nous en proposons tous les deux dans nos livres une définition large, pas seulement judiciaire. La question est de cerner "l'esprit de la corruption". Les statistiques indiquent un nombre ridiculement faible de condamnations pour des faits de corruption, parce c'est un délit très particulier qui suppose l'existence d'un pacte de corruption. Depuis Cicéron, on sait que la corruption existe et qu'il y aura toujours un corrupteur et un corrompu. Je n'obéis pas à une démarche moralisatrice ou purificatrice qui viserait à changer l'âme humaine. Le problème n'est pas tant que la tragédie de la corruption existe, mais que l'on soit à ce point incapable, en particulier dans notre République, de lui apporter des réponses politiques, institutionnelles, culturelles et judiciaires fortes. Cette incapacité tend à renforcer le sentiment de son omniprésence. J'ai en tout cas le sentiment que la mondialisation, la finance folle, les instruments mis au service du capitalisme contribuent à industrialiser la corruption.

À plus forte raison dans un contexte d'affaiblissement croissant de la République et des contre-pouvoirs. Nous sommes à un moment où la relation entre l'argent et la démocratie est devenue dangereuse. Les affaires sont en quelque sorte des crash-tests qui permettent d'éprouver la carrosserie de la démocratie. D'évidence, celle-ci n'est pas solide. Comme nous y répondons - tous, collectivement - très mal, naît une forme de fatigue démocratique des citoyens avec son symptôme du "Tous pourris". La mollesse des pouvoirs publics confine à la complaisance, laquelle confine à la complicité. Et cela devient totalement insupportable pour les citoyens.

Antoine Peillon. Je vais apporter une réponse claire à la question : jamais, au moins depuis la Libération, nous n'avons connu un tel niveau de corruption. Tout simplement parce que le volume de la corruption au sens large, consistant à acheter des idées, des consciences et des actes, est directement indexé au volume des flux économiques et financiers du capitalisme néolibéral. Nous disposons de données sur la finance non-régulée, non contrôlée et parfois illégale, sur la part des avoirs financiers dans les paradis fiscaux, et sur celle des sommes consacrées à l'achat de décisions politiques. Or ces trois indicateurs-là sont en hausse permanente.

Avec la financiarisation de l'économie, les volumes d'argent criminel consacrés à la corruption augmentent constamment. La corruption étant un instrument consubstantiel du capitalisme néolibéral, l'expansion de ce dernier entraîne celle de la corruption. Sur un plan "qualitatif", les affaires qui ont éclaté depuis 1995 et les années Balladur sont d'une nature très différente des précédentes, qui concernaient essentiellement le trucage des marchés publics à fins de financement des partis politiques. Leurs opérateurs se recrutaient déjà au sein de la criminalité organisée, elles étaient spectaculaires et dangereuses. Mais elles ne portaient pas sur les marchés internationaux de l'armement et de l'énergie, dont la nocivité pour les peuples, pour la planète et pour notre sécurité est d'une tout autre gravité. Il est tout à fait significatif que ces affaires soient pour la plupart couvertes par le secret défense, et sont donc désormais inaccessibles à la police judiciaire et aux juges d'instruction.

Fabrice Arfi. Le distinguo entre la notion pénale de corruption et l'esprit de la corruption est capital. On est au cœur de cet esprit quand des États censément souverains dépendent des notes d'agences de notation qui ont partie liée avec la vie des marchés : il est absolument inadmissible, en termes d'éthique et de souveraineté des peuples, que des gouvernements soient à genoux devant des groupes d'intérêts privés qui, d'un claquement de doigt, peuvent faire basculer une économie dans l'austérité. On est là dans des logiques d'influence qui se soustraient totalement au bien commun.

Vous décrivez des systèmes de corruption internationalisés, mais on a aussi l'impression qu'il existe des formes plus bénignes, liées notamment aux conflits d'intérêts ou à l'action des lobbies...

Antoine Peillon. La question de la corruption s'élargit aujourd'hui avec la prise de conscience que notre système social, économique et politique est un système d'achat des libertés, y compris des libertés vitales. Des États ou des forces politiques importantes peuvent être financés par des puissances qui ont intérêt à influencer leurs décisions, alors qu'ils ne devraient être mus que par la volonté des citoyens - du moins selon notre idéal démocratique. En raison de la dette, des États se trouvent dans une telle situation de dépendance envers le système financier que les gouvernants, une fois élus au terme d'une mascarade démocratique, ne sont plus aux ordres que de ces puissances. Un autre fait récent est très significatif. Des personnes qui ont refusé de couvrir des faits délictueux au sein, par exemple, des banques, et ont été finalement licenciées, vont désormais au tribunal en portant plainte pour corruption avec une argumentation nouvelle : « Mon patron a fait chantage sur mon emploi et sur mon salaire pour m'obliger à des malversations. Mon salaire est donc un véhicule de corruption, son maintien ayant été conditionné à l'accomplissement de faits délictueux. » Cela nous interroge tous : le "petit" conflit d'intérêts n'est-il pas lié par une chaîne continue aux pires faits de corruption ? Du clientélisme de certains élus jusqu'aux affaires les plus graves, ce lien réside dans une culture générale de l'achat des actes et des consciences.

Fabrice Arfi. Les cas de Jean-Noël Guérini et Patrick Balkany livrent deux exemples vertigineux de l'effondrement des consciences et de la complicité des systèmes politiques avec la corruption. Guérini a été réélu sénateur par des élus, des grands électeurs qui ont pour mission citoyenne de défendre l'intérêt commun. Cela nous dit quelque chose de stupéfiant sur l'état de délitement républicain d'une partie de nos élites politiques : elles ne considèrent pas que les ravages de la corruption ont un impact concret et quotidien, mais aussi symbolique, sur la vie de la cité... Et les médias ne créent pas un écosystème favorable à une pédagogie de la corruption. Celle-ci est alors réduite à des sortes de pièces de théâtre ou à des faits-divers financiers qui ne permettent pas d'en dégager le sens et nous maintiennent dans un aveuglement citoyen.

Antoine Peillon. Beaucoup d'élus, y compris d'un niveau relativement modeste, n'ont pas une économie de vie normale, évoluent à des niveaux de richesse qui, d'une part, sont scandaleux en regard du niveau de vie moyen des Français et, d'autre part, constituent des anomalies par rapport aux financements légaux de la vie politique. D'où vient cet argent ? Quelque chose ne colle pas, dont l'origine va des conflits d'intérêts qui voient des puissances privées faire en permanence aux élus des cadeaux invraisemblables, jusqu'au détournement de l'argent des contribuables ou des militants. Un grand nombre de cadres de nos sociétés - cadres politiques ou économiques - bénéficient à titre personnel de niveaux de vie qui leur seraient inaccessibles s'ils ne se vendaient pas, s'ils ne vendaient pas leur cause et leur pouvoir.

Fabrice Arfi. Pourquoi les banques sont-elles prêtes à débourser 100.000 euros pour quarante minutes de Nicolas Sarkozy ? Ce n'est pas pour ses lumières philosophiques, dont je ne doute pas, mais parce que précisément elles achètent les leviers d'influence d'un ancien président qui, de surcroît, a la volonté de revenir dans le jeu politique. Quid de son action, s'il revient au pouvoir, vis-à-vis du lobby bancaire qui l'aura financé grassement durant sa parenthèse politique ? On est bien au-delà du conflit d'intérêts.

De quoi résulte cette faillite démocratique dans laquelle semble résider le cœur du problème : de son inscription dans les institutions, de la démission des élus, de l'absence de contrôle citoyen ?

Fabrice Arfi. Il est certain que les institutions de la Ve république ne nous protègent pas, nous citoyens, des ravages de la corruption : elles protègent ceux qui gouvernent en notre nom quand ils sont visés par les affaires de corruption. Pourtant, les verrous institutionnels sont identifiés, et cela ne coûterait strictement rien de les faire sauter. On nous a appris à l'école, avec Montesquieu, qu'il faut que « Par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Les petites balades que nous effectuons dans les coulisses saumâtres des affaires nous montrent qu'au contraire, le pouvoir n'arrête pas le pouvoir. Les exemples abondent : le verrou de Bercy pour lutter contre la fraude fiscale, la dépendance hiérarchique et statutaire du procureur de la République envers le gouvernement, le secret défense, la non-protection des lanceurs d'alerte, l'appauvrissement de la Justice... Il n'y a aucune raison, sauf à vouloir être complaisant, donc complice, de ne pas y remédier.

Antoine Peillon. Le programme du Conseil national de la Résistance, écrit à l'unanimité des résistants républicains et qui était fondamentalement un programme de régénérescence démocratique et républicaine de notre société, a été défait dès la Libération. Les grands résistants, Cabanel, Vernant, les époux Aubrac ont été témoins de la destruction et de la marginalisation immédiates de ce programme par le général de Gaulle revenu de Londres. L'institution de la Ve République avec un coup d'État en 1958, par le même acteur, a définitivement validé cette opération dont nous vivons encore aujourd'hui les conséquences. La Ve République est régalienne, au sens d'une institution Louis-quatorzienne qui protège le roi et sa cour en les mettant à l'abri de ceux qui pourraient leur demander des comptes.

Fabrice Arfi. Les enquêtes sur les braquages sont beaucoup plus simples que les enquêtes sur la corruption, non pas parce que les faits sont plus simples, mais parce que les moyens légaux sont beaucoup plus puissants pour réprimer cette délinquance-là. La criminalité financière, telle que l'ont par exemple définie les Nations unies dans leur convention de lutte contre la corruption, constitue pourtant un assassinat contre l'idée de société organisée. Nous devrions accorder à la lutte contre la corruption les moyens les plus absolus.

N'y a-t-il pas, quand même, des améliorations, au travers de législations plus strictes, de la consolidation de la notion de conflits d'intérêts, d'une vigilance plus grande ?

Fabrice Arfi. Il y a effectivement des motifs d'optimisme. Mais que l'on en soit, en 2014, à se réjouir d'avoir enfin une définition juridique du conflit d'intérêts en dit long sur le moyen âge culturel dans lequel nous sommes vis-à-vis de la corruption. Bien sûr que la Haute autorité pour la transparence, par exemple, créée après l'affaire Cahuzac, va dans le bon sens. Ces dispositions ont le mérite de favoriser une pédagogie citoyenne. Mais, depuis la fin des années 80, on dénombre au moins quatorze lois et décrets pour la moralisation de la vie politique - à chaque fois précédés par un scandale politico-financier retentissant. Et ces évolutions restent ridicules en regard des enjeux. On est passé - pour fracturer cette porte blindée qui protège les lieux du secret, de l'opacité et du mensonge d'État - du plumeau au tournevis et du tournevis au burin. Cela ne peut suffire.

Antoine Peillon. Je vais prendre moins de précautions : les nouveaux dispositifs légaux contre la corruption sont de faux outils, certains pouvant même créer des effets pervers en compliquant la tâche des enquêteurs. La loi dite Cahuzac de lutte contre la grande délinquance financière, adoptée en décembre 2013, ne comporte aucun des dispositifs attendus par les experts. Le projet de loi a été consciencieusement neutralisé par l'Élysée, le gouvernement et des députés PS qui se sont inscrits dans une défense tout à fait consciente des intérêts des fraudeurs, fiscaux notamment. En revanche, je vois des progrès dans la conscience publique. Mediapart a joué, au sein de la presse, un rôle initiateur et moteur dans la prise de conscience de la nécessité de mettre ces sujets au centre de la vie publique. Cette thématique s'installe aussi dans l'opinion : j'ai toujours la bonne surprise, au cours des rencontres et des réunions auxquelles je participe, de constater une exigence croissante, de la part de tous les milieux sociaux, en faveur du respect des valeurs républicaines. La situation n'évoluera au niveau européen qu'au travers d'initiatives citoyennes, de mobilisations d'experts et de citoyens pour se faire craindre de ces pouvoirs qui, pour l'instant, ne craignent que ceux qui les ont achetés.

L'espoir d'un véritable changement ne peut venir que d'en bas ?

Fabrice Arfi. L'initiative de la lutte contre la corruption n'est jamais partie des politiques, c'est-à-dire de ceux qui ont le pouvoir de changer les choses. N'y avait-il vraiment personne d'autre que Jean-Christophe Cambadelis, condamné deux fois dans l'affaire de la MNEF, pour diriger le Parti socialiste ? Prenons le retour purement berlusconien de Nicolas Sarkozy dans l'arène politique, et regardons à quel point le système médiatique et la classe politique de droite acceptent ce spectacle, au nom de très beaux concepts détournés, comme celui de la présomption d'innocence : nous sommes dans un système qui, de ceux qui le font à ceux qui le racontent, banalise l'esprit de la corruption. Le changement ne peut donc venir que des citoyens. Je conclus mon livre avec cette phrase de Victor Hugo : « Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu'il y a dans les cerveaux, ce sont des événements. » Je pense que nous sommes arrivés à cet instant : il ne s'agit plus de savoir si des événements vont avoir lieu, mais quelle forme ils vont prendre.

Antoine Peillon. Je partage avec Fabrice l'idée qu'il ne faut pas mettre des têtes au bout des piques. Mais la suite de l'histoire se décidera nécessairement par des événements, même si l'on ne peut pas deviner quelle forme prendra cette violence que l'on voit monter et qui atteindra inéluctablement un paroxysme. Ceux qui tiennent le pouvoir, ceux qui achètent et ceux qui se vendent, ne le lâcheront jamais par eux-mêmes. Il y a dans notre société de multiples symptômes d'une guerre civile qui a commencé. La corruption, comme moteur fondamental de notre vie publique, est de l'ordre de l'insupportable.