En 2011, Anatoly Serdioukov, le ministre russe de la Défense de l'époque, lança le programme d'armement 2011-2020. L'information suscita peu d'intérêt en Occident, sans doute parce que le délai semblait lointain et que peu d'experts croyait que la Russie avait les moyens technologiques, logistiques et budgétaires pour moderniser son armée et la rendre capable de rivaliser avec les armées occidentales.
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Ogive du missile "Sarmat."
L'objectif : La guerre de Géorgie de 2008, gagnée par la Russie en cinq jours grâce à l'efficience de ses forces terrestres, avait révélé des faiblesses qui auraient été fatales face à une armée occidentale. Il faut savoir que les Forces armées russes ont perdu plus d'avions et que plus de soldats sont morts en cinq jours qu'en trois ans d'intervention en Syrie. 1

Après les bombardements illégaux de l'OTAN sur la Serbie de 1999 qui laissèrent la Russie impuissante à venir en aide à son alliée et les cafouillages des guerres de Tchétchénie, la direction russe comprit qu'elle devait porter une attention particulière à ses forces conventionnelles. Se reposer sur la dissuasion nucléaire n'est pas suffisant pour se protéger d'ennemis aussi retors que les États-Unis et leurs satellites.

La guerre de Géorgie a été l'élément déclencheur de la décision de remise à niveau de l'Armée russe. L'objectif était de faire de la Russie une des trois premières puissances militaires du monde en 2020.

La situation actuelle.

Le programme de réarmement est en avance sur les prévisions et nous pouvons constater qu'il y a eu un saut qualitatif sans équivalent à l'Ouest. Les armes stratégiques de nouveau type sont nombreuses et certaines utilisent des principes physiques nouveaux suivant les déclarations de Vladimir Poutine devant les corps constitués de la Fédération de Russie le 1er mars dernier

La partie militaire de ce discours avait plutôt porté sur les armes stratégiques nouvelles tandis que les nouvelles armes conventionnelles étaient testées sur les champs de bataille de Syrie 2 et d'Ukraine.

Les manœuvres « Vostok 2018 » en Sibérie qui ont rassemblé 300.000 soldats, 36.000 véhicules blindés et autres, 80 bâtiments de guerre, plus de 1.000 avions, hélicoptères et drones viennent de se terminer avec succès. 3

Ces vastes manœuvres, d'ailleurs analysées avec un ton léger en Occident, avait deux buts. 4
  • Préparer l'Armée russe à des opérations de grande ampleur sur son territoire ou dans son étranger proche
  • Démontrer à certains de ses proches voisins et aux Occidentaux que la Russie a les moyens de défendre ses intérêts et sa sécurité.
Je ne suis pas sûr que ce dernier message ait bien été entendu.

Bluff ou pas bluff ?

L'inventaire des nouvelles armes russes dressé par le président Poutine lors de son discours du 1er mars dernier a laissé pas mal d'experts militaires perplexes.

Leurs avis étaient partagés entre l'étonnement et la mise en doute des paroles du président russe.

Les élites occidentales en étaient pour la plupart restées aux clichés bien imprimés dans leur esprit d'une armée russe déclinante dans un pays qui d'une manière ou d'une autre finira par rendre gorge. 5

L'existence de ce nouvel arsenal stratégique ne fait aucun doute mais est-il réellement opérationnel à 100 % ?

Est-il produit en quantité suffisante pour détenir une supériorité sur l'armée étasunienne ?

La partie militaire du discours était clairement un avertissement destiné aux Occidentaux mais il est possible que Vladimir Poutine ait amplifié la force réelle de l'armée russe pour dissuader les États-Unis d'intervenir directement en Syrie ou ailleurs où des intérêts vitaux de la Russie sont en jeu.

En tout cas, beaucoup d'experts militaires le considèrent ainsi.

En ce qui me concerne, je n'ai aucune certitude (et même pas une opinion personnelle) quant au niveau réel des actuelles armées russe et étasunienne.

Ce que je sais par contre, c'est que Vladimir Poutine ne bluffe généralement pas mais ici, la crise est suffisamment grave pour qu'il puisse faire une exception pour faire douter ses adversaires.

2018-2019.

La tentation est grande pour les États-Unis de se confronter militairement à la Russie dans le cadre d'un conflit régional comme la Syrie ou l'Ukraine par exemple.

La grande majorité sinon presque la totalité des hommes politiques étasuniens sont persuadés de la supériorité militaire, économique et morale de leur pays.

Même le président Obama, pourtant censé être bien informé par ses conseillers, traita la Russie de puissance régionale en 2014. 6

Samantha Power, l'ancienne ambassadrice étasunienne auprès de l'ONU, prétendit que comme la Russie a perdu la guerre froide, elle ne doit plus avoir le droit de défendre ses intérêts. 7

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L'ex-ambassadeur russe à l'ONU, Vitaly Churkin, et Samantha Power.
Les déclarations méprisant la Russie sont nombreuses et dénotent bien ce concept d'exceptionnalisme qui règne parmi les élites aux États-Unis.

Les militaires, plus réalistes, savent qu'ils ne doivent pas sous-estimer l'adversaire mais ils peuvent penser qu'ils gardent encore un grand avantage tout en sachant qu'il se réduira inéluctablement dans le futur.

Ils pourraient croire qu'ils ont une dernière fenêtre de tir qui leur permettrait de sortir vainqueur d'une courte confrontation conventionnelles contre la Russie.

De leur coté, les stratèges russes ont bien assimilé le traité de stratégie militaire « De la Guerre » de Carl von Clausewitz et adaptent bien la citation suivante : « Quand la supériorité absolue n'est pas possible, vous devez rassembler vos ressources pour obtenir la supériorité relative au point décisif. »

Cela pourrait compenser l'infériorité quantitative de l'arsenal russe en armes de dernière génération.

Une partie non négligeable du haut commandement russe pense que le moment est venu pour une confrontation militaire avec les États-Unis et ils pensent que le président Poutine est trop prudent et que son attentisme est une faiblesse. Pour eux, les opérations de Géorgie et de Crimée ont été des succès parce que les Russes avaient pris l'initiative.

Pour la première fois de leur histoire, l'industrie de l'armement des États-Unis est vulnérable et il n'est pas garanti qu'elle sorte indemne d'une confrontation avec la Russie comme lors des deux guerres mondiales. De plus, avec les nouveaux vecteurs russes, le territoire des États-Unis n'est pas sanctuarisé.

Toute la question est de savoir si un conflit régional avec la Russie est possible, s'il peut être circonscrit à un théâtre d'opération restreint et être limité dans le temps

L'histoire nous a appris que ce genre de calcul s'avère souvent faux comme pour les deux guerres mondiales par exemple.

2020 et après.

Le programme de modernisation de l'Armée russe de Anatoly Serdioukov est sur le point d'être terminé. Il reste à achever le rééquipement de l'armée russe à 70 % de matériel nouveau comme programmé mais il semble que la Russie est en avance et que ce sera vite réalisé.

Certains programmes marquent le pas comme le SU-57 (qui ne faisait pas partie du programme de Anatoly Serdioukov). C'est un programme coûteux qui n'est peut-être pas utile si les avions de génération 4++ arrivent à rivaliser avec les avions étasuniens de génération 5 comme la plupart des experts le croient. La furtivité n'est plus une option importante depuis que les nouveaux systèmes de détection radar ont fait un bon en avant et ont quasi annihilé cet avantage.

De plus, depuis que l'Inde a opté pour le Rafale français, elle est moins intéressée à développer cet avion avec la Russie comme initialement prévu.

Ce programme pourrait bien rester en « standby ». L'expérience acquise ne sera pas perdue, le programme d'armement nouveau 2018-2025 (qui ne sera pas une modernisation d'armes anciennes comme le programme 2011-2020) fera appel à de nouveaux types d'armes qui utiliseront l'intelligence artificielle. Il ne s'agira pas d'armes télécommandées (comme les drones par exemple) mais d'armes autonomes qui, une fois lancées, prendront leurs décisions (tirer, brouiller, espionner) toutes seules sans intervention humaine.

A mon avis et même si c'est généralement démenti (et interdit par le traité de l'espace déjà mis à mal par le SPACE Act étasunien de 2015), on peut aussi s'attendre à une militarisation de l'espace sous une forme impossible à définir maintenant.

C'est une évolution assez effrayante qui attend l'humanité.

Voila pourquoi 2018 et 2019 seront sans doute les dernières années de vulnérabilité de la Russie et qu'il n'est pas impossible que des « Dr Strangelove » du Pentagone convainquent le chef de l'exécutif étasunien de se confronter militairement à la Fédération de Russie.

Conclusion.

La sécurité dans le monde voudrait que l'on tienne compte de la nouvelle puissance militaire russe et qu'on arrête d'essayer de la réduire à une réserve de matières premières dans laquelle les multinationales occidentales pourraient se servir à leur seul bénéfice.

Certains politiques européens ont déjà fait des déclarations pour établir un dialogue constructif avec Vladimir Poutine mais ils sont encore bien seuls pour le moment. La majorité des dirigeants européens sont dans une position suiviste des décisions politiques étasuniennes.

Beaucoup de déclarations inconsidérées ont été faites en Occident et cela rend le retour vers le réalisme difficile : après avoir introduit des sanctions pour l'adhésion de la Crimée à la Fédération de Russie, il est difficile de les retirer maintenant sans rien obtenir en échange et avoir définitivement perdu le marché russe des produits alimentaires par exemple ou d'admettre le maintien du président Assad comme autre exemple.

Les sujets de désaccords restent nombreux mais il en va de notre intérêt et de notre sécurité d'avoir des accords réalistes avec la Russie sur les points les plus dangereux que sont la Syrie et l'Ukraine.

Une fuite en avant, que ce soit en Ukraine où on pourrait pousser à une reprise de la guerre civile ou en Syrie où la tentation d'intervention aérienne est grande, nous rapprocherait inéluctablement de cette troisième guerre mondiale qui devrait être redoutée de tous.

Vladimir Poutine ne s'humiliera jamais à céder devant la menace mais ce n'est pas un va-t-en guerre. Le compromis trouvé avec le président Erdogan pour sortir de l'impasse à Idlib est une démonstration de la volonté russe d'éviter les bains de sang inutiles.

Ce qui est inquiétant, c'est l'indifférence ou plutôt l'apathie des citoyens du monde occidental presque totalement conditionnés par les principaux médias aux mains d'oligarques qui ont des intérêts à préserver.

Cette conclusion ne sera sans doute qu'une goutte de bon sens dans l'océan de propagande belliciste actuelle mais comme dans le colibri de la légende amérindienne, il est une petite part du travail pour prévenir une catastrophe universelle et mettre fin à cet insupportable sentiment de supériorité morale de notre système libéral occidental.
1. Si on excepte les avions accidentellement perdus en Syrie.

2. https://fr.sputniknews.com/defense/201608201027367190-russie-armements-syrie/

3. 300.000 soldats, 36.000 véhicules blindés, 1.000 engins volants ! C'est exactement la force nécessaire pour atteindre le Dniepr et les rives de la mer Noire (Ukraine) en une semaine.

4. Des manœuvres de cette ampleur sont un événement majeur qui devrait être correctement analysé. A-t-on, peur en Europe de reconnaître son infériorité où a-t-on peur de d'effrayer les citoyens ?

5. Il s'agit dans ce cas de contraindre la Russie de rendre la Crimée et Sébastopol à l'Ukraine et de la forcer à renoncer à toute influence en Ukraine grâce à des pressions économiques, des pressions militaires, des pressions sur les oligarques etc.

6. Barack Obama révisa son jugement deux ans plus tard et admit que la Russie est une grande superpuissance.

Un article plein d'ironie à prendre au second degré.

http://www.pravdafrance.com/news/international/18-11-2016/1303836-INTERNATIONAL-0/

7. http://russiepolitics.blogspot.com/2014/11/qui-perdu-la-guerre-froide.html