l y a vingt ans jour pour jour, le 25 mars 1999, l'OTAN débutait, à l'encontre de l'ex-Yougoalsvie ( alors composée de la Serbie et du Monténégro ), une intense campagne de bombardements, d'où naîtra la république du Kosovo. A sa tête, le chef de la guérilla kosovare (UCK), Hashim Taci, que la procureure du TPIY considérait pourtant comme un "criminel de guerre".

kosovo
© Inconnu
A ce paradoxe s'ajoutèrent des milliers de blessés graves et de morts civils Serbes et Kosovars confondus. Seul intellectuel occidental à avoir été témoin de cette inhumaine tragédie, je livre ici, à ce propos, un extrait de mon "journal de guerre".

Belgrade, le 23 avril 1999.

Le temps pressait si, comme convenu deux jours auparavant, je voulais me rendre sain et sauf ( voyager de nuit étant alors, au vu du danger, fortement déconseillé par les autorités serbes ) dans les hôpitaux de Djakovica et de Prizren, au chevet des blessés provenant de cette colonne de réfugiés kosovars prise pour cible, le 14 avril dernier, par un raid de l'OTAN alors qu'elle transitait, sur cette route reliant ces deux villes, en direction de Kukes, bourgade située quelque part derrière les premières montagnes de l'Albanie.

Civils kosovars bombardés par l'OTAN

Je me souviens, en particulier, de ces cris d'enfants en bas âge (de deux à cinq ans, environ) qui, semblant alors percer mon âme plus encore que mes tympans, me parvinrent aux oreilles, déchirants comme une lame pénétrant une plaie ouverte, dès que j'eus poussé la porte d'entrée. Insoutenable... L'expérience très certainement la plus dure, aux limites mêmes de ce qui est humainement tolérable, sinon moralement acceptable, de mon entière existence ! Et le directeur de ce modeste hôpital, plus insalubre même que le plus minable de nos dispensaires, de me préciser, comme pour venir renforcer davantage encore cette impression de me trouver soudain là au cœur même de la douleur universelle, qu'il n'était pas jusqu'à ce couloir où il m'accueillit qui ne fût, lorsque ces dizaines de blessés affluèrent en un flot quasi ininterrompu, une vaste mare de sang dans laquelle les chirurgiens baignaient, incrédules et affairés, ployant sous cette masse subite de travail, jusqu'aux genoux.

Et puis ces plaintes balbutiées du fin fond de la souffrance, ce gémissement continu, tel un murmure sourd et incessant, des vieillards allongés, impuissants et affamés, sur leur lit souillé par leurs propres excréments ; ce regard perdu et apeuré de bambins cherchant, sous les couvertures, leurs jambes amputées ; ce désespoir sans nom d'adolescents mutilés, estropiés, invalides à vie ou soudain aveugles ; cette jeunesse, ses joies comme ses insouciances, ainsi fauchée, à jamais perdue, par la cécité d'un destin aussi cruel que fatal ; cette détresse infinie de mères pleurant, hagardes, cette mort tragique, quelquefois sous leurs propres yeux, de leurs enfants ; ces brûlés et ces écorchés vifs qui, privés d'anesthésie ou de morphine, ne cherchaient plus qu'à mourir, implorant la grâce du ciel et comme son pardon, pour ne plus souffrir ; ce mal, physique et mental, qui faisait parfois hurler jusqu'aux muets ; tout cet amas de chair meurtrie, cette lente et effrayante agonie de ces âmes flétries par le chagrin autant que par l'adversité, cette ample et abyssale tristesse sans larmes ni consolation possible ; et puis surtout, encore et toujours, ces yeux d'enfants soudain devenus vieux qui, rivés aux traits de mon visage comme s'ils eussent supplier, sans comprendre, la clémence de leur père, semblaient me demander, à moi, misérable parmi les miséreux, pitié... comme la rémission de fautes pourtant inexistantes et jusqu'à la rédemption de leur propre vie !

Ô, alors, le tourment, l'indicible tourment de ma conscience ! Oui : l'évidente, injustifiable souffrance des hommes.

Crimes de guerre de l'OTAN

Mais, quoique bouleversé jusqu'à l'extrême, je voulus cependant saisir en profondeur la dynamique, les circonstances exactes et précises (hormis certes l'indéniable responsabilité de l'Alliance atlantique), de pareil massacre. Aussi, après avoir recueilli mes forces, demandai-je donc au directeur de l'hôpital de m'entretenir un moment, sans qu'aucun témoin serbe ne fût présent lors de ce dialogue, avec quelques-uns (les moins grièvement blessés et les plus apparemment lucides) de ces rescapés : ce qui, sans qu'il contestât un seul instant ma requête, me fut aussitôt accordé. Et un groupe de jeunes femmes kosovares parlant toutefois le serbo-croate, fût-ce maladroitement, de m'expliquer alors dans le détail, sans aucune pression extérieure ni crainte d'avoir ainsi à subir d'éventuelles représailles de la part de quelque médecin serbe, les véritables raisons de cet exode loin de leurs terres.

C'est de la réunion des habitants d'une dizaine de villages composés chacun d'environ trois cents personnes que cette colonne de réfugiés albanais (dont le nombre total s'élevait à trois mille âmes à peu près) était, en fait, constituée au départ, me confièrent-elles tout d'abord : autant de paysans, poursuivirent-elles sur leur lancée, qui, suite aux frappes aériennes des avions occidentaux, durent alors laisser immédiatement, sous cette menace doublée de la tout aussi condamnable vengeance qui en découla fatalement de la part des forces yougoslaves, leur foyer respectif. Et, pourtant, quoique ce fût effectivement la police serbe qui vint donc leur ordonner arbitrairement de quitter au plus vite leur maison ou leur ferme, ce sont les bombardements de l'OTAN que ces milliers de Kosovars (femmes, vieillards et enfants pour la plupart) fuyaient alors, paradoxalement, en premier lieu, terrorisés par cette soudaine mais désormais constante avalanche de feu, de bruit et de fureur, m'assurèrent-elles de bonne foi et, surtout, en toute liberté de pensée comme de parole.

Révélation pour le moins surprenante, mais d'autant plus crédible qu'elle émanait de la bouche même des victimes, que celle-ci, même si elle ne faisait que venir confirmer, en réalité, ce que l'on connaissait déjà ! A savoir : que la majeure partie de ces exactions que l'on imputait alors systématiquement, et de manière toujours trop hâtive, aux Serbes n'était, en fait, que la conséquence, quoique certes non moins répréhensible pour autant, de cette agression de l'OTAN à l'encontre de la Yougoslavie, pays pourtant souverain et dont cette province du Kosovo faisait en outre encore, jusqu'à preuve du contraire, partie intégrante, sauf bien sûr, comme c'était là le cas le plus flagrant, à bafouer de manière éhontée les normes du droit international le plus imprescriptible.

La vérité, donc ! Oui : j'étais enfin parvenu à obtenir ainsi, en cette guerre où les divers appareils de propagande rivalisaient d'imagination souvent aussi malsaine que débridée pour ourdir les mailles de ces stratagèmes destinés à tromper leurs opinions publiques, à une parcelle, certes toute simple mais néanmoins précieuse, de vérité !

Un crime contre l'humanité

J'accuse, donc ! Car il n'est point de raison diplomatique, d'argument politique ou de motif militaire qui puisse exister, sauf à l'inventer de toutes pièces et à choir ainsi dans l'arbitraire le plus infâme, pour légitimer - je le clame ici haut et fort pour en avoir vu dans toute son horreur et vécu dans toute son intensité l'indescriptible drame humain - pareil meurtre. Comme il n'est point non plus, sauf à verser en un prodigieux mensonge, d'un je ne sais quel hypocrite et absurde « devoir d'ingérence humanitaire » (...) pour, au nom de la paix, provoquer pareil chaos et, au nom de la vie, engendrer la mort même !

Il me revint alors en mémoire, au vu de cette gigantesque douleur qui emplissait l'hôpital de Djakovica, les mots de l'admirable Primo Levi dans l'enfer d'Auschwitz - même si les (dé)raisons comme l'ampleur de pareil crime, unique dans l'histoire de l'(in)humanité ne sont certes pas comparables - : « si c'est un homme ». J'eus honte pour l'Europe ! Oui : j'eus honte pour cette Union Européenne, l'UE, jadis tant aimée et dont je n'avais eu de cesse de vanter jusqu'à présent, dès l'aube de sa naissance, les valeurs morales tout autant que les principes philosophiques, au premier rang desquels émergent, à l'en croire, la tolérance, la liberté et la fraternité, nobles pivots conceptuels de toute démocratie correctement entendue !

Trafic d'organes humains

Mais le pire, en ce tragique dossier, est peut-être ce que le directeur de cet hôpital de Djakovica, le docteur Sava Stanojevic, me confia alors, troublé et horrifié tout à la fois : il soupçonnait, sans donc en détenir toutefois encore de preuves concrètes, les milices de l'UCK, son chef de guerre en tête, Hashim Thaci, mafieux notoire dans les Balkans, de se livrer clandestinement à un trafic d'organes humains (parallèlement à celui de la drogue, des armes et de la prostitution) prélevés sur des prisonniers serbes et, qui plus est, civils pour la plupart d'entre eux. Le but, abject ? Financer ainsi, comme ils le font déjà avec la traite des femmes (dans de sordides bordels d'Amsterdam, d'Anvers, de Hambourg ou d'ailleurs), leur guérilla, non moins ignoble !

L'accusation était certes grave, surtout si ces allégations se révélaient fondées. Une bombe médiatique tout autant que politique ! Restait donc, bien sûr, avant de dévoiler ces faits à la presse mondiale comme dans les chancelleries internationales, à en établir, de manière irréfutable, les preuves tangibles et définitives, si l'on ne voulait pas se voir inculpé, par les tribunaux compétents, de diffamation ou simplement taxé, par nos différents ennemis, de conjectures purement fantaisistes, aléatoires, sinon mensongères. Certes souhaiterais-je enquêter plus avant sur ces faits gravissimes, mais, à l'évidence, je n'en possède ni l'autorité diplomatique ni le pouvoir juridique : « l'intellectuel est seul parce que nul ne l'a mandaté », disait déjà très justement à ce propos, bien qu'en un tout autre contexte historique, Jean-Paul Sartre dans son Plaidoyer pour les intellectuels. Ainsi d'autres que moi, j'ose l'espérer, s'en chargeront, de manière efficace, plus tard...

Postage en guise de mise au point :

Carla Del Ponte, ancienne procureur du TPIY, a publié, en 2008, un livre choc, coécrit avec le reporter américain (travaillant pour le New York Times) d'origine croate Chuck Sudetic, intitulé « La Caccia, io et i criminelli di guerra » (Feltrinelli, Milan). Cette autobiographie, dont le titre français est « La Traque, les criminels de guerre et moi » (Paris, Héloïse d'Ormesson, 2009), révélait notamment, parmi d'autres dossiers embarrassants pour la diplomatie occidentale, l'existence, dans les années 90, d'un trafic d'organes humains prélevés par l'UCK - et, de manière plus précise encore, le tristement célèbre « Groupe de Drenica » dont Hashim Thaci, futur Premier Ministre du Kosovo, était alors le cynique et féroce commandant - sur des civils serbes, des prisonniers torturés puis tués, exécutés froidement, avant que leur corps ne disparaisse, sans plus jamais laisser de trace, mystérieusement.

Dick Marty, citoyen suisse et membre, pour la commission des Droits de l'Homme, de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, a confirmé, dans un rapport des plus accablants, publié le 16 décembre 2010, les dires de Carla Del Ponte. Hashim Thaci y figure également sur la liste, tel l'un des chefs mafieux du crime organisé (responsable du trafic d'armes, de drogue et de la prostitution, finançant en grande partie, en ces sombres années-là, la guérilla albanaise), des suspects. Il n'a cependant jamais été inquiété par la justice internationale. Au contraire, protégé par les Américains, et en particulier par Madeleine Albright, il a été reconduit, sans qu'aucune enquête judiciaire ne soit diligentée à son encontre, dans son indétrônable fonction de Premier Ministre du Kosovo ! Intouchable, il est toujours, depuis le mois de décembre 2014 et à l'heure même où j'écris ces lignes, le puissant et très utile Ministre des Affaires Étrangères dans le gouvernement d'Isa Mustafa.