Je me demande qui appréhende encore les conseils de classe ? Certainement pas les élèves. Le conseil n'a quasiment plus aucun pouvoir de nuisance sur eux. Nul renvoi définitif pour le perturbateur, nul ultimatum sérieux pour le tire-au-flanc.
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© plainpicture/Stephen Webster
Je me demande si ce ne sont pas plutôt les professeurs qui l'appréhendent. Déjà pour l'ennui qu'ils vont y ressentir. Ce pathétique huis-clos trimestriel n'intéresse même plus ceux qui y participent. Mais aussi du fait de devoir jouer la comédie en public. Toute l'année on peut faire semblant. Et on le fait. Semblant que tout va bien, semblant de ne pas voir, semblant d'être ce qu'on voulait devenir. On le fait d'autant plus facilement qu'on est isolé derrière les murs de sa classe. Mais le jour du conseil, une dizaine de paires d'yeux sont suspendues à nos lèvres.

Ce soir j'assiste à un conseil de classe du troisième trimestre de 6ème. Tout le monde est las et fatigué. On rêvasse silencieusement aux vacances d'été qui approchent à grands pas. Le professeur principal est assis à ma droite. Il ânonne la traditionnelle synthèse trimestrielle. Passé maître dans l'art de la contorsion rhétorique, afin de satisfaire l'administration, les représentants des parents d'élève, et les collègues présents, il ménage la chèvre et le chou. « C'est une classe sympathique (pour la direction comprendre : tout va bien madame la marquise). Un noyau d'élèves reste moteur (pour les parents comprendre : rassurez-vous, le niveau est bon). Toutefois... (ça y est, on arrive à la partie intéressante...). Il faut déplorer ce trimestre encore trop de bavardages (là, l'orateur s'adresse aux collègues). A noter aussi un manque de travail, des conflits entre les élèves voire des comportements inacceptables dans certains cours. (A ce moment là, on se demande pourquoi fallait-il préciser au début que la classe reste « sympathique » ?).

Ce festival d'euphémismes passé, on enchaîne sur le « cas par cas ». C'est F. qui ouvre le bal. Un véritable cancre. Mais le professeur principal, aguerri par des années de pratiques de la litote, sait arrondir les angles : « C'est un trimestre inquiétant (on aimerait bien savoir pour qui au juste ? Pour l'élève ou pour nous qui allons devoir subir ce nullard pendant encore plusieurs années). Malheureusement, vous n'avez pas suivi les conseils de vos professeurs (ce ne sont pas des « conseils » que ce clampin aurait besoin... ). Il va falloir redoubler d'efforts au trimestre prochain (sauf que doubler zéro cela fait toujours zéro...). »

Vient le moment le plus édifiant qui défit les rudiments de la logique, de la raison, de la vie même. « Pour F. le niveau de fin de 6eme n'est pas acquis.». Silence. Le suspense est à son comble. Le jury retient son souffle. « Passage en 5eme. » En réalité, il n'y avait aucun suspense. Car nous connaissions déjà tous la fin de l'histoire. Le film a été trop vu, rabâché, délavé. C'est pareil tout les ans... et depuis tant d'années déjà. Dans un pamphlet qui fit date, publié en 1983, M.T. Maschino offre une satire revigorante d'un conseil de classe.
« Mini-rouage d'une machine dont il n'a pas pour mission de modifier le fonctionnement, le conseil de classe ne dispose d'aucune autonomie dans l'ordre pédagogique... Alors on fait comme si. Et l'on s'érige en tribunal... Les enseignants, cahiers de notes ouverts, prêts à égrener leur chapelet d'imprécation ou à psalmodier la litanie de leurs déception. La séance commence par le classique « tour de table » ... Curieux, ce besoin que nous éprouvons tous de commencer notre intervention en précisant (la plupart du temps) qu'« ils ne sont pas méchants ». Comme si, quelque part dans notre inconscient, l'image flottait d'une horde sauvage, prête à nous mettre en pièces, et qu'il conviendrait de conjurer en l'assurant qu'on l'aime bien. A moins que toutes ces déclarations ne disent, en fait, le contraire : à savoir, que nous vouons ces cancres aux gémonies, que nous en avons plein le dos de les subir et que, s'il tenait qu'à nous, la moitié, au moins prendrait la porte...» (1)
Mais revenons à notre conseil. Seule Madame G., représentante des parents d'élèves de 6ème, semble s'inquiéter du passage de F. . Aussi, elle s'interroge à haute voix : « Pardonnez-moi, mais si j'ai bien compris, cet élève n'a pas le niveau requis en fin d'année. Ne serait-il pas possible qu'il ... . Madame la principale ajointe (P.A.) s'empresse alors de terminer : « ..qu'il redouble ? ». .

Madame G., à l'ingénuité presque touchante, croit encore au père Noël ! Madame la P.A. est bien décidée à faire acte de pédagogie. « Madame, on ne redouble plus. Sauf dans des situations ex-cep-tion-nel-les ». Courte pause. (Attention n'allez pas penser en cas d'une nullité exceptionnelle d'un enfant godiche... ce serait hors de propos). « Par exemple, pour des raisons médicales, si un élève a été trop absent (notons alors qu'en toute rigueur, il ne re-double pas puisqu'il n'a pas fait une première fois...). Ou alors sur demande expresse des parents. Ceux-ci peuvent faire appel de la décision prise au conseil de classe ». Elle s'empresse d'ajouter : « Désormais, on n'a le droit qu'à un seul redoublement pour toutes les années de collège. On préconise donc aux parents de ne pas l'utiliser avant la classe de 3eme. Là où cela peut être utile pour une éventuelle demande d'orientation... ». Madame la P.A. ne pouvait pas être plus claire. En agitant l'épouvantail de l'orientation, on inhibe toute envie de faire redoubler avant la classe de 3eme, puis toute envie de redoubler tout court. En effet, une fois en dernière année, l'enfant, dégoûté à jamais du collège, n'a qu'une envie, s'échapper au plus vite, les parents pour soutien.

La maman a perdu une bataille mais pas la guerre. C'est une tenace. Déjà au conseil précédent, elle avait fait preuve d'un grand zèle en vitupérant certains professeurs. Oubliant les règles élémentaires de déontologie de représentation des parents d'élèves, elle s'était faite l'avocate de sa propre fille, en attaquant nominativement des collègues médusés. Madame G. revient donc à la charge. « Tout de même, que va-t-il advenir de cet élève en classe de 5ème ? ». Un brin courroucée, mais toujours courtoise, Madame la P.A. répond : « Différents dispositifs peuvent être mis en place. » Le mot est lâché : « dispositif ». Ça fait sérieux ! L'Éducation Nationale prend les choses en main. Et comme pour porter le coup de grâce, elle multiplie les sigles obscurs : « Nous avons le P.A.P, voire le P.P.S mais ici nous pouvons préconiser un P.P.R.E. ».

Madame G, trop imbue de sa personne pour oser demander le sens de ces acronymes, se tait. Madame la P.A. a gagné. Le conseil reprend son cours et se termine sans encombre. De temps en temps, on encourage, on complimente, on félicite. Le plus souvent, on prend une mine perplexe ou accablée. Parfois, on entend le fameux « niveau de fin de 6ème non acquis. Passage en 5eme. ». Rompu, tout le monde joue son texte avec nonchalance. On attend simplement le tomber de rideau.

Mais de quoi les sigles de Madame la P.A. sont-ils le nom ? Le PAP (plan d'accompagnement personnalisé), le PPS (projet personnalisé de scolarisation) ou encore le PPRE (programme personnalisé de réussite éducative), s'inscrivent dans ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui une « Ecole inclusive ».
« L'école inclusive permet une meilleure prise en compte des besoins spécifiques de tous les élèves et notamment des élèves à besoins éducatifs particuliers [qui] connaissent des difficultés scolaires durables ayant pour origine un ou plusieurs troubles des apprentissages et pour lesquels des aménagements et adaptations de nature pédagogique sont nécessaires. » (2)

Source : Portail pédagogique de l'Éducation Nationale
Dorénavant, poser la question du redoublement n'a plus de sens du fait même d'un changement radical de la temporalité scolaire. Autrefois, l'Ecole et ses programmes annuels donnaient le tempo. C'était à l'élève de s'adapter bon gré mal gré. En cas d'échec, le temps se mettait à bégayer et on refaisait une nouvelle fois le programme. Aujourd'hui, c'est l'élève et ses « besoins spécifiques » qui donnent le rythme. L'Ecole se doit de suivre. Et à ce jeu, une année calendaire n'est plus la référence.
« Pour soutenir la capacité d'apprendre et de progresser de tous les élèves [il faut] un accompagnement pédagogique qui répond à leurs besoins. Il implique des pratiques pédagogiques diversifiées et différenciées, d'une durée ajustable, suivant une progression accordée à celle de l'élève. » (3)

Source : Portail pédagogique de l'Éducation Nationale
Bien. Mais concrètement ? Quelle réalité quotidienne se cache derrière cette prose ministérielle dont l'emphatique boursouflure pourrait rendre jaloux Victor Hugo lui-même ? La procédure est simple : début septembre, le professeur principal d'un élève à « besoins spécifiques » reçoit les parents. On part en quête de multiples « troubles des apprentissages » : hyperactivité, dyspraxie, dyscalculie, troubles de l'attention, dysorthographie, dysgraphie, etc. ... Bien sur, derrière ses termes peut se cacher, pour certains enfants, de vraies pathologies. Mais dans combien de cas, cela sert-il simplement à masquer une sinistre réalité : carences pléthoriques, lacunes insondables, inaptitude à l'effort ? On fait ensuite signer un document qui engage les enseignants à tenir comptes des « besoins spécifiques ». La liste des items est longue. A titre d'exemples, citons :
  • Diminuer le nombre d'exercices lorsque la mise en place du temps majoré n'apparaît pas possible ou pas souhaitable.
  • Limiter la quantité d'écrit (recours possible aux QCM, exercices à trous, schémas...).
  • Limiter le « par cœur ».
  • Proposer des dictées aménagées (à trous, avec un choix parmi plusieurs propositions...).
  • Favoriser, dans le choix des ouvrages, les livres ayant une version audio.
  • Lorsque c'est interdit, autoriser l'utilisation d'une calculatrice simple.
  • Faire construire une fiche mémoire et permettre à l'élève de l'utiliser, y compris durant l'évaluation.
Je laisse à chacun le soin de juger si ces « aménagements et adaptations », qu'on les appelle « plan personnel » ou « projet individualisé », sont des abdications quotidiennes aux exigences de l'Ecole ou s'il s'agit d'une juste tentative, comme le rappel le CESE, pour « ne laisser aucun élève au bord de la route » (5). L'année se termine. Et avec elle le temps des revendications. Si notre profession s'embrase à longueur d'année, au moment des congés d'été, toute véhémence s'anesthésie. C'est le repos du révolutionnaire fonctionnaire. Chaque année, on laisse le Grand soir pour septembre prochain. Après tout la situation est grave, très grave, mais pas encore assez pour sacrifier les vacances.

NOTES

(1) M.T. Maschino, Vos enfants de m'intéressent plus, Hachette, 1983.

(2) https://eduscol.education.fr/cid86144/plan-d-accompagnement-personnalise.html

(3) https://eduscol.education.fr/cid50680/les-programmes-personnalises-de-reussite-educative-ppre.html

(4) https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/154000367.pdf