Voici donc Montaigne par monts et par vaux, fuyant devant l'épidémie, en famille. Avec sa mère de 75 ans, sa femme et sa fille Léonor de 14 ans. On imagine aussi une suite de domestiques et valets. Une douzaine de personnes, peut-être, réfugiées de maison en maison, tenaillées par la crainte.
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Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, a quitté son logis "laissé sans surveillance, abandonné à qui pouvait en avoir envie". Il se trouve sans ressources : "Chez moi, l'essentiel de mes revenus provient du travail des gens, et la terre que cent hommes travaillaient pour moi fut pour longtemps inemployée ! [...] le raisin, richesse principale du pays, demeurait sur la vigne...
"Voici encore un malheur qui m'arriva en plus du reste : au dehors et au dedans de chez moi, je fus assailli par la peste, une peste des plus violentes entre toutes... Je dus supporter cette étrange situation : la vue même de ma maison m'était effroyable. Tout ce qui y restait était laissé sans surveillance, abandonné à qui pouvait en avoir envie. Moi qui suis si hospitalier, je dus péniblement me mettre en quête d'un refuge pour ma famille, une famille frappée d'égarement, qui faisait peur à ses amis et à elle-même, et causant l'horreur à chaque endroit où elle cherchait à s'arrêter, et contrainte à changer de demeure aussitôt qu'un membre de la troupe venait à ressentir une douleur au bout des doigts... dans ces moments là, toutes les maladies sont prises pour la peste : on ne prend même pas le temps d'essayer de les reconnaître. Et le pire c'est que, selon les règles de la médecine, pour tout danger que l'on a pu approcher, il faut rester quarante jours dans les transes de l'incertitude, l'imagination vous tourmentant pendant ce temps comme elle le veut, et vous rendant fiévreux, vous qui étiez en bonne santé. Tout cela m'eût beaucoup moins atteint, si je n'avais eu à me soucier de la peine des autres et à servir misérablement de guide durant six mois à cette caravane... "

Montaigne, Les Essais, t.3chapitre 12 - Sur la physionomie traduction en français moderne du texte de l'édition de 1595 par Guy de Pernon
Montaigne, élu maire de Bordeaux en 1581, alors qu'il voyageait agréablement en Italie, a dû rentrer à Bordeaux sur l'invitation pressante du Roi à la fin de l'année pour succéder à Monsieur de Biron, dit Le Boiteux. La peste atteint la ville à la fin de son second mandat, en 1585. C'est alors qu'il quitte la ville avec sa famille, fuyant peste et famine qui vont de conserve.

Il n'y reviendra plus, et surtout pas pour installer son successeur le maréchal de Matignon. Depuis Libourne, il écrit aux jurats de la ville de Bordeaux, le 31 juillet 1585. Il s'interroge :
"ma présence à la prochaine élection vaut que je me hasarde d'aller en la ville vu le mauvais état en quoi elle est, notamment pour des gens qui viennent d'un si bon air".
Manière de dire qu'il n'ira pas, pour une cérémonie qui n'est que protocolaire.

Voilà qui lui sera beaucoup reproché. Même par les auteurs qui l'admirent : Barrès parle de "son manque de vergogne quand, maire de Bordeaux, il s'enfuit devant la peste". Pour Zweig, "il a perdu un peu de gloire, d'honneur, de dignité."

Jugements anachroniques, car personne ne reproche rien à Montaigne en son temps. Matignon, ami et successeur de Montaigne à la mairie, écrit un mois plus tôt, le 30 juin 1585, au roi Henri III :
"La peste augmente de telle façon en ceste ville qu'il n'y a personne qui aye moyen de vivre ailleurs qui ne l'ayt abandonné."
Dans son texte, Montaigne s'en rapporte aux règles de la médecine - quelque opinion qu'il en ait par ailleurs-. Comme aujourd'hui, elles sont source de loi : la quarantaine, "vous rendant fiévreux, vous qui étiez en bonne santé". Et les opinions savantes sont formelles.

Pars vite et reviens tard

Auger Ferrier, prestigieux médecin toulousain, fait autorité sur le sujet. Il écrit, en 1548 :
"Le plus souverain remède que l'on sache pour se garantir de la Peste, c'est se retirer bien tôt du lieu infect et s'en aller loin et revenir tard." (Remèdes préservatifs et curatifs de peste, pp. 19-20).
La formule est tirée de Galien, médecin grec de l'Antiquité qui rencontre la peste antonine en 167 -qui est la variole- : elle se résume en trois lettres CLT , ainsi déclinées : Cito, Longe, Tarde, et encore : Cito, longe fugeas et tarde redeas. Le geste barrière premier est la fuite !

Guillaume Briet, "médecin ordinaire de la ville de Bordeaux", s'interroge précisément, en 1599, sur la question, dans un bref essai : "Explication de deux questions politiques touchant la peste." L'une si elle est contagieuse. L'autre si le devoir du chrétien permet de se retirer du lieu où elle est et comme on s' y doit comporter. Sa réflexion est théologique autant que médicale : la peste est la volonté de Dieu. Et ce ne sont pas les péchés qui manquent pour justifier le dessein divin. Mais le médecin reprend la formule d'Auger Ferrier : Tost, Loing, Tard (p. 40), et considère, au terme d'un raisonnement tortueux, que l'on peut et que l'on doit se retirer du lieu contagieux (p. 44) !

La peste à Bordeaux

Bordeaux connait plusieurs épisodes de peste au tournant du XVI et du XVIIe siècles ( 1585, 1604, 1629 1635, 1645). L'épidémie vient de Toulouse, par l'importation de hardes infectées. Les quartiers les plus touchés sont ceux de Sainte-Croix et du fort du Hâ. Toulouse perd la moitié de sa population. Bordeaux est moins touché.

Dans tous les cas les bourgeois quittent la ville pour la campagne. Les jurats, qui dirigent la ville en l'absence de maire supprimé par Louis XIII, constituent un bureau de la santé composé de magistrats, médecins, chirurgiens, qui préconise les mesures utiles. Les collèges sont fermés. Les commerçants se plaignent de la perte de leurs revenus. Une quarantaine est ordonnée. Les portes de la ville sont fermées aux étrangers et aux mendiants. Les pauvres sont consignés dans leur logis : on leur porte des paniers de nourriture. Ceux qui ne respectent pas la quarantaine sont pendus.

L'hygiène publique est à l'ordre du jour. Une ordonnance du 5 avril 1603 ordonne aux habitants de "nettoyer leur devant de maison". La jurade achète des provisions pour nourrir la population et se fait approvisionner en grains par le port. L'accroissement des dépenses publiques et la diminution des recettes entraîne l'émission d'emprunts qui endettent la ville pour une longue durée.

Toutes mesures qui trouvent un écho aujourd'hui devant un mal, que l'on peut nommer et décrire dans les termes de La Fontaine ("Un mal qui répand la terreur"), puisque ses effets et son traitement sont presque aussi inconnus que l'étaient ceux de la peste d'antan.

On n'oubliera pas que le fabuliste conclut sur une réflexion relative aux inégalités et à la Justice (selon que l'on est puissant ou misérable...) qui annonce à coup sûr quelques débats à venir.

C'est ainsi que l'Histoire se répète, ou bégaye...