Tandis que nous sommes confinés à cause du coronavirus, certaines sources étonnamment diverses du New Yorker en passant par Tucker Carlson ont commencé à renvoyer leur public à un mot alarmant : « totalitarisme ». Dans ce contexte, la journaliste et activiste Masha Gessen, qui écrit dans The New Yorker, recommande les travaux de Hannah Arendt, pour ses « descriptions compliquées et précises de l'isolement et de la solitude ». Cette référence est pertinente et mérite d'être explorée, notamment en raison des idées d'Arendt qui associent l'idéologie totalitaire au darwinisme.
hannah arendt
© Loslazos - CC BY-SAHannah Arendt est décédée en 1975 et fut enterrée sur le campus de l'université de Bard , situe à Annandale-on-Hudson, dans l'État de New York
Hannah Arendt fut la principale philosophe du totalitarisme du XXe siècle. Ses écrits, en particulier Les Origines du totalitarisme publié en 1951 [et en trois tomes en 1972, 1973 et 1982 pour l'édition française - NdT] sont toujours aussi passionnants et pertinents, et ses idées sur le totalitarisme sont d'une précision effrayante. Elle relie explicitement l'idéologie totalitaire au darwinisme, désignant souvent Darwin comme une pierre angulaire du totalitarisme moderne. En fonction de l'ensemble des caractéristiques par lesquelles une nation est gouvernée, Hannah Arendt fait la distinction entre différentes formes de gouvernement. Certains gouvernent selon des règles déontologiques les théocraties qui utilisent les dix commandements, etc. Certains gouvernent par des règles de droit positif des lois écrites établies par la législation. D'autres gouvernent par la tyrannie, c'est-à-dire par l'arbitraire des opinions d'un ou de quelques individus. Chacune de ces règles a ses avantages et ses inconvénients.

La différence radicale

Le totalitarisme est quelque chose de radicalement différent, voire radicalement différent même de la tyrannie. Le totalitarisme est le règne des « lois naturelles » elle veut parler des lois issus du Droit naturel, et non des lois issues de la Nature au sens scolastique du terme. Le nazisme est régi par des « lois naturelles » biologiques qui sont inspirées de Darwin et de ses disciples concepts de supériorité raciale, de survie du plus fort, etc. Les communistes gouvernent par des « lois naturelles » de classe, d'histoire et d'économie la lutte des classes, la lutte contre le capitalisme, etc. Les marxistes établissent des parallèles entre ces lois et celles établies par Darwin. Friedrich Engels a déclaré « Tout comme Darwin a découvert la loi de l'évolution dans la Nature organique, Marx a découvert la loi de l'évolution dans l'histoire de l'humanité ».

Il est intéressant de noter que si nous considérons Hitler et Staline comme des tyrans, Arendt dirait qu'ils n'étaient pas vraiment des tyrans au sens où elle l'entend. Les tyrans sont arbitraires, et les totalitaristes ne le sont pas. Par exemple, Caligula un tyran classique pourrait faire de son cheval un sénateur, juste par caprice. Hitler n'aurait pas pu faire d'un Juif son ministre de la Défense, et Staline n'aurait pas pu faire d'un capitaliste son ministre de l'Intérieur.

Les tyrans sont moins dangereux parce qu'ils ne sont pas liés à une idéologie immuable. En ce sens, Auguste était lui aussi un tyran il avait un pouvoir personnel complet mais son règne était pour l'essentiel rationnel et humain. Les totalitaristes sont beaucoup plus dangereux que les tyrans parce qu'ils sont attachés à une idéologie de façon absolue, et cette idéologie prime sur toutes les autres considérations — sur le droit positif, sur le droit moral, sur les relations personnelles. On attendait des Allemands qu'ils livrent les Juifs à la Gestapo, même si le Juif était un ami. Les citoyens soviétiques étaient censés livrer à la Tchéka les membres de leur famille qui n'avaient pas adhéré au communisme, même s'il s'agissait de leurs propres parents.


Note du traducteur : Voir aussi l'œuvre magistrale d'Alexandre Soljenitsyne, L'Archipel du Goulag :
« L'idéologie ! C'est elle qui donne au crime sa justification et au scélérat la fermeté durable dont il a besoin. Elle lui fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres et de recueillir, au lieu de reproches et de malédictions, louanges et témoignages de respect. [...] C'est l'idéologie qui a valu au vingtième siècle d'expérimenter le crime à l'échelle de millions d'individus. Des crimes impossibles à récuser, à contourner, à passer sous silence. Comment, après les avoir vus, oserions-nous encore affirmer que les scélérats n'existent pas ? Qui donc aurait alors supprimé ces millions d'hommes ? »



Le totalitarisme est particulièrement dangereux parce qu'il est motivé de façon impartiale et qu'il n'est contrôlé par aucune autre considération. Il est très efficace en ce sens qu'il détruit systématiquement l'opposition de manière organisée, ce que les tyrans, les théocrates, etc. ont tendance à ne pas faire.

Gouverner par la peur

Arendt avait remarqué que les totalitaristes opèrent en utilisant la terreur. Elle a défini cette dernière comme l'utilisation totalement arbitraire de la peur. N'importe qui pouvait recevoir une visite de la Tchéka à 3 heures du matin, pour n'importe quelle motif [la Tchéka était la Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage de 1917 à 1922 et fut l'ancêtre des Organes, elle même police politique chargée de faire régner la terreur - NdT]. La culpabilité au sens d'une violation de la loi ne joue aucun rôle — l'accusation constitue la condamnation, et il n'existe aucun recours à la loi ou à la raison. Le but de la terreur est de totalement désorganiser la société et la pensée individuelle. On ne peut jamais prévoir, on ne peut jamais savoir ce qui va suivre. Cette désorganisation est essentielle car elle ne laisse comme principe directeur que l'idéologie dominante la « loi naturelle ». La lutte est le seul principe d'organisation, et c'est l'essence même du système totalitaire. Seule la « loi naturelle » seule la lutte compte, et la guerre est perpétuelle. Sous l'emprise du totalitarisme, les gens sont terrifiés et paralysés Arendt a souvent utilisé le mot « paralysé ». Au sein d'un état totalitariste, les populations paniqués deviennent du bétail qui sera élevé, abattu, et utilisé pour faire avancer l'idéologie et gagner la lutte perpétuelle. La terreur et la paralysie sont les pierres angulaires de la politique publique des États totalitaires.

Le confinement dû au Covid-19 n'est pas totalement totalitaire, bien sûr. Dennis Prager note que si « nous sommes plus proches d'un État policier que jamais dans l'histoire américaine », « un État policier ne signifie pas un État totalitaire. L'Amérique n'est pas un État totalitaire ; nous avons encore de nombreuses libertés ». Mais on peut déjà en sentir les effluves. Les partisans d'un confinement radical inspirent la peur comme vous le savez peut-être si vous avez suivi les événements en Californie. Ils sont arbitraires vous pouvez aller au magasin d'alcool mais pas à l'église, ou bien dans le Michigan, vous pouvez acheter des légumes mais pas des graines pour les planter dans un jardin. Un exemple notable de cet arbitraire est la menace du maire de New York, Bill de Blasio, d'arrêter les Juifs orthodoxes qui assistent à des funérailles, alors qu'il n'a pas menacé les spectateurs qui se sont rassemblés dans la foule pour regarder les Blue Angels voler dans le ciel il y a quelques jours [Les Blue Angels est le nom de la patrouille acrobatique de la Marine américaine - NdT].


Note du traducteur : Remplacez l'« Amérique » par la France, l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne, pour n'en nommer que quelques-uns, les effluves d'un État totalitaire y sont bien présentes aussi.


Sur les fondements de Darwin

Pour Arendt, Darwin était à l'origine du totalitarisme moderne, car il offrait la « loi naturelle » la plus répandue — la sélection naturelle. Logiquement, Darwin a influencé les totalitaristes qu'étaient les nazis et les communistes. Les plus hautes qualités des êtres humains étaient, selon Darwin, la conséquence directe d'une lutte intégrée à la Nature. Le darwinisme offre une validation scientifique de la « loi naturelle » totalitaire, sur laquelle un système totalitaire pourrait être construit. Pour Arendt, Darwin était, en quelque sorte, le prophète du totalitarisme.

Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt écrit :
« Le darwinisme a connu un succès retentissant [dans les systèmes totalitaires] parce qu'il a fourni, sur la base de l'héritage, les armes idéologiques nécessaires à la domination des races et des classes... »
Le matérialisme est une impulsion indispensable à l'idéologie darwinienne et totalitaire. C'est pourquoi le refus du libre arbitre par le darwiniste Jerry Coyne est si dangereux il supprime l'idée de culpabilité ou d'innocence, et fait de nous des animaux d'élevage à gérer et à abattre selon l'idéologie. Dans le monde sans libre arbitre de Coyne, un homme ne peut pas dire de manière cohérente « Mais je suis innocent ! ». Sans libre arbitre, il n'y a ni innocence morale ni culpabilité morale. Il n'y a que de la matière en mouvement, qui doit être contrôlée par l'État pour les besoins — idéologiques — de l'État.

Dans cette crise du Covid-19, nous devons examiner attentivement les implications sociales et politiques des mesures prises par nos gouvernements pour endiguer la pandémie. Comme Hannah Arendt l'a si bien expliqué, une nation paralysée par la peur et confinée par un gouvernement qui gouverne par décrets à la chaîne a évolué de manière subtile mais indéniable vers une dynamique totalitaire. La peur et la mise en quarantaine obligatoire ont un coût qui va bien au-delà du simple coût économique. Le totalitarisme n'est pas moins meurtrier qu'une pandémie et il est tout aussi facile d'en faire un mauvais diagnostic à ses débuts.


Note du traducteur : Hannah Arendt écrivait aussi dans Les Origines du totalitarisme que dans un mouvement totalitariste,
« Tout l'art consiste à utiliser, et en même temps à transcender les éléments du réel, d'expériences vérifiables empruntés à la fiction choisie, puis à les généraliser pour les rendre définitivement inaccessibles à tout contrôle de l'expérience individuelle. Grâce à de telles généralisations, la propagande totalitaire établit un monde capable de concurrencer le monde réel, dont le principal désavantage est de ne pas être logique, cohérent et organisé. La cohérence de la fiction et la rigueur de l'organisation permettent finalement à la généralisation de survivre alors que sont anéantis les mensonges plus spécifiques [...] »
Et à propos des masses, elle poursuit :
« Elles ne croient à rien de visible, à la réalité de leur propre expérience ; elles ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laisse séduire par tout ce qui est à la fois universel et cohérent en soi.
[...]
Les masses ne se laissent convaincre non par les faits, même inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils sont censés faire partie.
[...]
Les masses sont obsédées par le désir d'échapper à la réalité, parce que dans leur déracinement essentiel, elles ne peuvent plus en supporter les aspects accidentels et incompréhensibles. [...] La fuite des masses devant la réalité est une condamnation du monde dans lequel elles sont contraintes de vivre et ne peuvent subsister, puisque la coïncidence en est devenue la loi suprême et que les êtres humains ont besoin de transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles en un schéma humain d'une relative cohérence. »
Ou encore :
« Pendant très longtemps, la normalité du monde normal constitue la protection la plus efficace contre la divulgation des crimes de masse totalitaires. « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible » ; en présence du monstrueux, ils refusent d'en croire leurs yeux et leurs oreilles, tout comme les hommes des masses ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles devant une réalité normale où il ne reste pas de place pour eux. La raison pour laquelle les régimes totalitaires peuvent aller si loin dans la réalisation d'un monde fictif, sans queue ni tête, est que le monde non totalitaire, auquel appartient toujours une grande partie de la population du pays totalitaire lui-même, se plaît lui aussi à prendre ses désirs pour la réalité, cette réalité qui est celle de la démence, tout autant que les masses en face du monde normal. »
Selon Hannah Arendt, un leader ne peut jamais admettre l'erreur. C'est la raison pour laquelle la mise en avant de l'infaillibilité du leader est essentiel à la propagande totalitaire. La propagande totalitaire se distingue aussi par un complet mépris pour les faits en tant que tels : les faits dépendent entièrement du pouvoir de celui qui peut les fabriquer. Avant d'arriver au pouvoir, peu importe les faits, et une fois arrivé au pouvoir, il ne reste plus qu'à plier la réalité aux prophéties. Dans un monde entièrement sous contrôle, le dirigeant totalitaire en mettant en place ce qu'il a prédit a en effet la possibilité de réaliser tous ses mensonges et d'avérer toutes ses prophéties.

Voir aussi


Source de l'article initialement publié en anglais le 7 mai 2020 : Evolution News
Traduction : Sott.net