Liquidation, Emmanuel Macron et le saint-simonisme
Au XIX e siècle, le Saint-simonisme invente la société libérale et individualiste du bonheur régie par l'élite. Depuis 2017, Emmanuel Macron en a fait son programme. Du coup, tout s'éclaire de ses intentions, de ses actions et de ses échecs. Un pamphlet où la pensée le dispute à la formule. Quasi inconnu des Français deux ans avant d'être élu à la présidence de la République, Emmanuel Macron ne vient pourtant pas de nulle part.

Il se rattache clairement à un courant progressiste remontant au xixe siècle, le saint-simonisme, qui, à l'époque, promouvait la résorption du politique dans l'économie, l'attribution du pouvoir aux experts et aux scientifiques, le dépassement des cadres traditionnels et la fusion des identités par l'abolition des frontières, l'intégration européenne et la globalisation financière. Ce lien étroit avec le saint-simonisme éclaire les choix politiques de l'actuel Président de la République.
Plongeant dans le passé pour mieux décrire notre avenir, Frédéric Rouvillois dévoile ainsi le sens caché du macronisme : sa volonté de liquider les réalités anciennes afin de leur substituer, sur tous les plans, un « nouveau monde » fluide, ouvert, sans identités ni barrières, afin que rien ne vienne gêner le mouvement perpétuel des individus et des biens qu'exige la mondialisation. Voici, amplifié par la gestion erratique de la pandémie qui a frappé la planète et dérouté la France, un dernier inventaire avant liquidation.
Liquidation - Emmanuel Macron et le saint-simonisme, parution 24 septembre 2020

Extraits :
Arrivé à ce stade, surgit une interrogation supplémentaire : est-ce Emmanuel Macron, champion de ce monde nouveau, qui l'interprète et le façonne suivant le modèle saint-simonien, ou bien est-ce ce monde nouveau qui lui impose une telle vision des choses ? L'œuf ou la poule ? Toujours est-il que la conjonction est frappante, et qu'elle explique en partie l'impensable victoire du candidat Macron à l'élection présidentielle de 2017, sans-doute imputable au fait qu'il était alors le seul représentant authentique et affiché de ce monde nouveau. Le seul à être en osmose avec sa logique et ses aspirations : comme le notait peu après Olivier Mongin, « le président n'est pas seulement un chanceux qui a su occuper une place sur un mode inattendu32 », bénéficiant de la désertion de Hollande, de l'auto-ringardisation de Hamon, des casseroles dorées de Fillon et des maladresses de Marine Le Pen. Si « ce jeune homme si parfait33 » l'a emporté, c'est qu'il représentait si parfaitement « ce monde qui vient34 », ce monde qu'il annonce, et dont il est parvenu à faire croire aux Français qu'ils n'avaient « aucune raison de le redouter » : ce monde qui serait le seul souhaitable, mais aussi le seul possible. Au fond, commente Brice Couturier, en votant pour Macron en 2017, « le pays met enfin son idéologie » - ou du moins ses choix électoraux - « au diapason de ses mœurs35 ». Et de ce qu'il pense être ses intérêts.

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En marche pour liquider le vieux monde

Cette hypothèse - celle d'une influence profonde du saint-simonisme sur Emmanuel Macron -, il faut maintenant l'établir sur pièces, en confrontant le contenu de la « matrice » aux faits et gestes du Président, l'objectif étant d'éclairer ainsi ce que le futur Président, dans son livre-programme de 2016, a lui-même qualifié de « révolution ».

En 1817, Saint-Simon annonçait : « Nous entrons dans une révolution commune à toute l'espèce humaine84. » Celle dont Emmanuel Macron se fait le prophète se veut-elle aussi globale : car il s'agit d'une révolution à la fois anthropologique, politique, sociale et même quasi-religieuse, qui tend à remodeler l'homme en le réunifiant, la société en la rationalisant, les valeurs en les subordonnant à l'idée de Progrès, au principe des droits de l'homme et au rêve d'un âge d'or. Une révolution qui prétend assurer le bonheur de tous - et notamment, pour reprendre la formule saint-simonienne, « la prospérité matérielle, intellectuelle et spirituelle des plus nombreux et des plus pauvres », mais on doit se demander si elle ne débouchera pas, en définitive, sur une paradoxale (et fort inquiétante) utopie des très riches...

Une révolution, enfin, qui se propose de « liquider » le vieux monde, aux deux sens du terme : le rendre liquide, fluide, mobile, sans rien qui attache, qui ancre ou qui ralentisse le flux permanent des êtres et des choses, érigé en valeur suprême.

Et pour cela, dissoudre, sur tous les plans, ce qui pourrait bloquer ou faire obstacle au mouvement universel : autrement dit, liquider le vieux monde, qui était précisément structuré autour de ces repères, de ces frontières, de ces murs, que l'on ne franchissait que sous certaines conditions et dans certaines limites.

Au total, tel est le sens la « révolution » pour laquelle on entend prendre appui sur la matrice saint-simonienne : éliminer en liquéfiant, et, réciproquement, liquider pour rendre liquide.