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© Anonymous
Trop peu de gens savent qu'en Europe, les traces de tout ce qu'ils font sur les réseaux sont conservés par les opérateurs de téléphonie et d'internet pendant une durée allant de 6 mois à deux ans (en France, c'est un an).

Et si, plutôt que de surveiller l'ensemble des citoyens, les autorités décidaient de ne plus placer sous surveillance que les seules personnes suspectées d'activités criminelles ?

Non seulement cela limiterait considérablement cette forme de présomption de suspicion, et respecterait la présomption d'innocence qui, normalement, constitue l'un des fondements de ce qu'on qualifie de démocratie, mais la procédure existe, elle est même en pleine expansion.

Son existence, qui n'avait jamais jusque là été publiquement révélée (Google n'en trouve aucune occurrence en français), vient d'être révélée dans un rapport de la Commission européenne. Mais la plupart des pays européens préfèrent continuer à surveiller les télécommunications de l'ensemble des citoyens, au motif qu'il ne s'agit pas tant de surveiller les suspects, mais également de "recueillir des preuves sur les mouvements des victimes ou des témoins"...

La France, championne d'Europe de la surveillance des télécommunications

Le Canard Enchaîné & OWNI ont révélé, ce mercredi, que la France était championne d'Europe de la surveillance des télécommunications.

En 2009, la France a en effet procédé à 514 813 demandes d'accès aux "logs", également nommées "données de trafic", ou "données de connexion" (qui a téléphoné ou envoyé un mail à qui, quand, d'où, pendant combien de temps ?) conservées par les opérateurs de téléphonie fixe ou mobile, et les fournisseurs d'accès à l'internet.

Le Royaume-Uni arrive en seconde position, avec 470 222 demandes d'accès, loin devant la Lituanie (85 315), les Pays-Bas (85 000) ou encore l'Espagne (53 578), l'Allemagne n'en dénombrant de son côté "que" 12 684 (pour 81,5 millions d'habitants). Comme le soulignait Le Canard enchaîné, "en bonne logique, le territoire de nos voisins allemands devrait être livré à la terreur et à la dévastation...

Ces chiffres figurent en annexe d'un rapport de la Commission européenne sur la conservation des données, qui a pour objet de préparer une révision de la directive, en vue d'harmoniser la conservation des données dans l'Union afin, notamment, "de réduire au minimum le risque de violation de la vie privée et de préserver la confiance des citoyens".

De fait, trois pays (Roumanie, Allemagne et République tchèque) ont estimé que la conservation des "logs" était anticonstitutionnelle au motif, notamment, qu'elle constituait "une grave restriction du droit à la vie privée et devait donc n'être admise que dans des circonstances extrêmement limitées", la cour constitutionnelle allemande ayant ainsi conclu que la loi créait un "sentiment de surveillance, qui pouvait entraver le libre exercice des droits fondamentaux" :
Les données ne devaient être demandées que lorsqu'il existait déjà une suspicion d'infraction pénale grave ou une preuve d'un danger pour la sécurité publique, et l'extraction des données devrait être interdite pour certaines communications privilégiées (c'est-à-dire celles liées à un besoin affectif ou social), qui reposent sur la confidentialité.
L'instrument le plus préjudiciable jamais adopté dans l'Union

Qualifiant la conservation des "logs" d'"atteinte massive à la vie privée", Peter Hustinx, contrôleur européen à la protection des données a pour sa part déclaré que la directive européenne ayant généralisé cette surveillance des télécommunications constituait "sans aucun doute l'instrument le plus préjudiciable au respect de la vie privée jamais adopté par l'Union européenne eu égard à son ampleur et au nombre de personnes qu'elle touche" :
En fait, la question qui se pose n'est pas de savoir si l'accès à certaines données de la téléphonie et de l'Internet peuvent être nécessaires pour lutter contre des crimes graves, mais si cet objectif nécessite que les données relatives au trafic des communications de l'ensemble des citoyens soient conservées systématiquement pour des périodes allant jusqu'à deux ans ?
Rappelant que "la directive avait été adoptée à un moment où les risques d'attentats terroristes imminents étaient majeurs" (suite aux attentats de Londres et de Madrid, NDLR), la Commission conclue son rapport en reconnaissant que "la directive ne garantit pas en soi que les données conservées seront stockées, extraites et utilisées dans le strict respect du droit à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel", parce que "la responsabilité de faire respecter ces droits incombe aux États membres".

A ce titre, la Commission précise qu'elle "veillera à ce que toute proposition future relative à la conservation des données respecte le principe de proportionnalité et soit apte à atteindre l'objectif de lutte contre les infractions graves et le terrorisme, et n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour y parvenir". En prévision d'une révision de la directive, une étude d'impact devrait ainsi examiner :
  • la réduction des durées de conservation obligatoire des données,
  • la limitation des autorités autorisées à accéder aux données,
  • la réduction des catégories de données à conserver,
  • la prévention de la recherche aléatoire de données («data mining»).
«Quick freeze plus», la nouvelle vague des écoutes

De fait, la solution existe, et son existence est révélée dans ce même rapport de la Commission. Moins intrusive, parce que ciblée, et non généralisée à l'ensemble des abonnés, la conservation des données "a posteriori" (ou "data preservation", également appelée "gel immédiat"), oblige les opérateurs ayant reçu une injonction judiciaire à "conserver des données portant uniquement sur des personnes déterminées soupçonnées d'une activité criminelle" :
Récemment, un mode de conservation des données a posteriori appelé «quick freeze plus» ou «gel immédiat plus» a été mis au point: sa nouveauté est que le juge peut également accorder l'accès à des données qui n'ont pas encore été effacées par les opérateurs.
De plus, il comporterait une exemption légale très limitée de l'obligation d'effacer, pendant une courte période, certaines données de communication qui ne sont normalement pas stockées, telles que les données de localisation, celles concernant les connexions à l'internet, et les adresses IP dynamiques pour les utilisateurs ayant un abonnement forfaitaire ainsi que lorsqu'il n'est pas nécessaire de stocker des données pour la facturation.
La Commission relève cela dit que "la plupart des États membres contestent que la conservation des données a posteriori puisse valablement remplacer la simple conservation des données" dans la mesure où elle ne permet pas de remonter dans le temps, "pas plus qu'elle ne permet de recueillir des preuves sur les mouvements des victimes ou des témoins d'une infraction, par exemple".

Et c'est bien tout le problème : dans un état de droit, seuls les suspects devraient pouvoir faire l'objet de mesures de surveillance. En l'état, c'est l'ensemble de ceux qui communiquent qui sont surveillés.

En novembre 2001, lorsque la France, réagissant en urgence aux attentats du 11 septembre, avait adopté cette surveillance préventive des traces laissées par les internautes, nous avions été nombreux à dénoncer cette ère du soupçon. Un sénateur socialiste, Michel Dreyfus-Schmidt, avait d'ailleurs lui-même vendu la mèche avec un lapsus lourd de sous-entendus :
« Il y a des mesures désagréables à prendre en urgence, mais j'espère que nous pourrons revenir à la légalité républicaine avant la fin 2003 ».
Les mesures attentatoires à la vie privée et aux libertés devaient en effet ne s'appliquer que jusqu'en 2003... 42 lois sécuritaires plus tard, il serait peut-être effectivement temps d'en revenir à la "légalité républicaine".

Illustration : Anonymous.