Historien du XXe siècle, plus précisément de la Seconde Guerre mondiale, Jacques Cantier est l'auteur d'une monographie intitulée L'Algérie sous le régime de Vichy (Paris, O. Jacob, 2002) ainsi que d'une biographie : Pierre Drieu La Rochelle (Paris, Perrin, 2011). Dans le sillage livresque non exhaustif de L'Édition française sous l'Occupation 1940-1944 (Pascal Fouché, Paris, Bibliothèque de littérature française contemporaine de l'université Paris 7, 1987), Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle (Jean-Yves Mollier, Paris, Fayard, 2008) et Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l'Occupation (Martine Poulain, Paris, Gallimard, 2008), l'historien s'intéresse à une activité qui n'est peut-être pas prioritaire en temps de guerre, mais qui fut néanmoins pratiquée avec assiduité.
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En effet, le moment de l'Occupation apparaît comme une période d'effervescence littéraire, tant du point de vue de la création que de la réception, en dépit de la difficulté à publier - pour des raisons idéologiques - puis à accéder à l'imprimé - à cause de la pénurie des livres et des restrictions de papier.

Du point de vue de la méthode, Jacques Cantier s'inscrit dans la filiation de Lucien Febvre, replaçant l'histoire littéraire dans la vie sociale d'une époque et réconciliant ainsi histoire sociale et intellectuelle. En ce sens, l'histoire, perçue de façon traditionnelle comme manière dont le passé éclaire le présent, ou de façon moderne comme l'étude des continuités et des ruptures, articule ici trois mouvements de pensée : la lecture avant la guerre, les aspects de la politique de la lecture pendant l'Occupation considérée comme collaboration française avec les nazis, enfin la pratique réelle de la lecture en temps de crise par rapport à des usages passés et à une politique imposée.
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© ARCHIVES PIERRE BROSSOLETTELA LIBRAIRIE UNIVERSELLE, 89, RUE DE LA POMPE, À PARIS, EN NOVEMBRE 1940. ACHETÉE PAR PIERRE BROSSOLETTE ET SON ÉPOUSE, ELLE SERVIT DE BOÎTE AUX LETTRES AUX RÉSISTANTS.
Le temps long passé avec le livre en temps de paix s'oppose à deux aspects du temps court de la lecture en temps de guerre, expérience qui modifie peut-être le rapport au livre et à la lecture après le moment de l'Occupation.

Jacques Cantier commence par traiter la condition sine qua non de la compétence de lecture. Dans cette perspective, il rappelle la deuxième phase de l'alphabétisation française, après celle du Moyen Âge. L'histoire se fait ici géographie et propose un tableau de la France du point de vue de la lecture selon la distinction entre espaces urbain et rural, centre et périphérie. La question du genre n'est pas non plus indifférente, car homme et femme n'ont pas également accès à cet apprentissage. Néanmoins, l'essor de la presse suit celui de la lecture et, à partir de 1930, il n'est plus rare de tirer un livre à plus de cent mille exemplaires.

Les milieux populaires commencent à avoir une bibliothèque, c'est-à-dire deux livres : le plus souvent un roman-feuilleton issu de la presse et relié, ainsi qu'un dictionnaire, le petit Larousse de façon majoritaire. À l'autre bout de la chaîne sociale, Jacques Cantier évoque la bourgeoisie à bibliothèque dont Jean-Paul Sartre est l'exemple. On trouve ensuite une longue analyse des enjeux de la lecture dans le projet pédagogique républicain. Les sources sont alors multiples, des textes officiels aux rapports d'inspection, sans oublier un manuel devenu mythique : Le Tour de France par deux enfants. Autour de l'institution scolaire, l'historien précise les enjeux de deux modes de lecture idéologique : la lecture catholique, censurée par un directeur de conscience, et sempiternel ressassement des mêmes textes, d'une part, la lecture communiste, de l'autre, de façon collective et le crayon à la main.
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Sartre avec ses livres
Après avoir mis l'accent sur la capacité à lire, le moment est venu de le mettre sur les ciseaux, ceux d'Anastasie, qui coupent les pages, empêchent de lire et sont le symbole de la censure. En effet, le but de cette dernière est de répondre à la question : « Que lire en temps de guerre ? » à la place du lecteur, réduisant encore par là sa liberté. Jacques Cantier commence par distinguer la propagande, comme dispositif d'influence, de la censure proprement dite. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la censure prend des formes multiples et de plus en plus contradictoires. Au début de la guerre, Édouard Daladier nomme Jean Giraudoux à la tête du commissariat général de l'Information. La première forme de censure qui s'opère alors va à l'encontre de tout livre pacifiste apte à démoraliser. L'historien s'intéresse ensuite, notamment grâce aux figures de proue que sont Jean-Paul Sartre et Simone Beauvoir, aux lectures sur le front comme à l'arrière. La bibliothèque du soldat coïncide bien souvent avec deux ouvrages : le Journal d'André Gide dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » de Gallimard en 1939 - livre de chevet - et L'Imitation de Jésus-Christ - ouvrage anonyme souvent attribué à Thomas A Kempis -, texte mystique que l'on retrouve souvent dans les cantines. D'un point de vue matériel, la guerre met à mal le livre, des bibliothèques bombardées - certaines reliures des livres conservés au Mémorial de Caen ont gardé la trace des éclats d'obus - à celles qui seront abandonnées.

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La deuxième phase de la censure est celle opérée par les nazis. Sa première forme est la liste « Bernhardt » qui interdit quarante-trois livres hostiles à l'Allemagne à partir du 14 juin 1940. Le vingt octobre de la même année, la liste « Otto » lui succède. À cette censure pro-allemande s'ajoute bientôt un nouveau versant : celui de l'antisémitisme. Jacques Cantier détaille la complexité de la mise en place d'une censure, les gens du livre et les hommes politiques se renvoyant les manuscrits, car ce n'est pas le contenu du texte seul qui compte, mais aussi l'origine et la notoriété de l'écrivain, sans oublier ce qu'il a publié par le passé. Plus fondamentalement encore, le but ultime de cette censure est de détruire la prééminence culturelle de la France, particulièrement en Europe. La troisième et dernière forme de censure est complexe car émanant de la Révolution nationale du maréchal Pétain ; elle s'applique à ce qui blâme l'Allemagne sans pouvoir promouvoir ce qui ferait l'éloge de la France.

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On peut enfin s'intéresser au registre de la lecture pendant l'Occupation, c'est-à-dire à l'humeur qui préside à cette activité et qui en commande la gravité. Le lecteur des années noires de l'Occupation a peut-être pour parangon le Georges Duhamel de Chronique des saisons amères. Jacques Cantier place en effet ce moment sous une certaine couleur, celle du papier réimprimé rapidement et dont le résultat est le gris. Dans la même optique, des ouvrages comme L'Apocalypse selon Jean sont à nouveau lus dans la perspective de l'actualité. L'historien s'intéresse également à ce qu'il appelle les lectures captives, celles des prisonniers, en indiquant que manque encore une histoire des prisonniers français en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Il note alors qu'étaient seulement systématiquement censurés, non sans raison, les récits d'évasion !

Deux pistes permettent ensuite d'évaluer la santé du monde des lettres en cet âge de fer. La première est celle des revues. L'événement le plus marquant est la prise de contrôle de la Nouvelle revue française (NRF) par Pierre Drieu La Rochelle. L'autre piste est celle des prix littéraires. Le Goncourt se dédouble entre sa version parisienne qui récompense Vent de mars d'Henri Pourrat en 1941, et le « Goncourt de la zone libre » qui récompense quant à lui : L'Officier sans nom de Guy des Cars.

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L'historien signale aussi une tendance au repli qui prend des formes multiples. La première est celle du retour à la terre, thème aux enjeux complexes pendant cette période, entre Collaboration et moyen d'y échapper. Jacques Cantier indique également un nouvel enjeu symbolique de l'anthologie. Les éditeurs scientifiques recueillent des textes qui apparaissent comme autant de fragments des ruines d'un passé glorieux.

Le passé permet, de façon générale, de survivre dans le présent, parfois d'une façon littéraire ingénieuse, comme la modernisation suivante : l'art courtois des troubadours médiévaux sert de métaphore au poète moderne qui chante sa blessure de vivre en pays occupé. Le roman, privé de son droit de parler de politique, est délaissé au profit de la poésie qui invite à une quête d'un sens - potentiellement caché - du texte et plus largement à une quête du sens de la vie, et de sa vie par le lecteur. Deux écritures de l'histoire littéraire s'opposent : la fascisante, d'une part, représentée par Jean Turlais notamment, et, de l'autre, la résistante, exposée dans l'ouvrage Domaine français.

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Le Parti communiste (PC) devient le premier éditeur clandestin. Il est suivi par les éditions de Minuit qui empruntent leur nom à l'obscurité. L'éditeur Jean Bruller prend un nom de pays, Vercors, pour publier Le Silence de la mer. Les éditions de Minuit se caractérisent par leurs projets collectifs et anonymes, empruntant leur nom au lieu, comme dans le cas du Vercors. À rebours, d'autres éditeurs se sont compromis : René Julliard se sauve in extremis en publiant Dignes de vivre de Paul Éluard en 1944. Pour les éditions Denoël en revanche, éditeur de Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet, point de salut. Jacques Cantier note qu'une histoire culturelle de la Résistance reste encore à écrire.

Après la Libération vient l'épuration. Elle commence par concerner les auteurs dont de nouvelles listes paraissent, d'abord de douze, puis de quatre-vingt-quatorze, enfin de cent-cinquante-huit noms parmi lesquels : Brasillach, Céline, Châteaubriant, Chardonne, Drieu la Rochelle, Giono, Jouhandeau, Maurras, Montherlant, Morand, Petitjean et Thérive. Le premier est condamné à mort et exécuté. L'épuration de écrivains est suivie de celle des catalogues des éditeurs. La question de la responsabilité de l'auteur devient un thème à la fois littéraire et juridique. En 1944, une nouvelle de Vercors intitulée L'Impuissance fait de la guerre une source de misanthropie qui donne au protagoniste l'envie de se débarrasser des livres. Quel est le contraire de la bibliophilie ?

Lire au xxe siècle en France a été, par deux fois au moins, lire en temps de guerre. Aux côtés des deux conflits mondiaux, on trouve la guerre froide et les guerres coloniales. Sous la protection de Saint Jean Porte latine, patron des imprimeurs et typographes, Jacques Cantier a entrepris une histoire de la lecture pendant l'Occupation, dont les lieux communs sont les livres, les bibliothèques, les écoles et les maisons d'édition. L'intérêt des études de la lecture en temps de guerre est qu'elle ne constitue pas un passe-temps, mais une activité complexe et symbolique. En France, pays littéraire ayant la réputation de placer le livre au sommet, la lecture a permis une ultime forme de résistance, à la fois la dernière et la plus haute. En effet, après les armes, le livre permet de ne pas céder à l'hégémonie culturelle nazie qui tend à se substituer à celle de la France. De façon plus large encore, à partir de cette histoire de l'Occupation, cet essai invite à s'interroger sur les moments et les lieux du rituel de la lecture.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/04/2020