M. K. Bhadrakumar (Photo mad)
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Le consensus bipartisan qui règne dans le Beltway [Washington, D.C.] sur le fait que les Etats-Unis sont la puissance mondiale « indispensable » est généralement attribué aux néoconservateurs qui ont été la force motrice de la politique étrangère et de sécurité des Etats-Unis dans les administrations successives depuis les années 1970.

L'éditorial du Washington Post du 7 janvier dernier intitulé « Le temps n'est pas du côté de l'Ukraine»,1 met en évidence ce paradigme. Il a été coécrit par l'ancienne secrétaire d'Etat Condoleezza Rice (sous la présidence de George W. Bush) et le secrétaire à la défense Robert Gates (qui a servi sous Bush et Barack Obama).

Rice et Gates sont de solides guerriers froids qui s'enthousiasment pour la guerre de l'OTAN contre la Russie. Ils estiment toutefois que le président Biden devrait s'engager «plus résolument» en Ukraine.

L'éditorial évoque les deux guerres mondiales qui ont marqué l'ascension des Etats-Unis en tant que puissance mondiale et avertit que l'« ordre fondé sur des règles » dirigé par les Etats-Unis depuis 1990 - mot de code pour l'hégémonie mondiale des Etats-Unis - est en péril si Biden échoue en Ukraine.

Rice et Gates reconnaissent indirectement que la Russie est en train de gagner, contrairement au récit triomphaliste occidental prévalant jusqu'à présent. Manifestement, l'offensive russe attendue leur met les nerfs à rude épreuve.

De même, l'éditorial s'inscrit dans le contexte de la politique américaine. L'impasse dans laquelle se trouve le président de la Chambre des représentants et son dénouement dramatique dans une lutte politique acharnée entre républicains laissent présager un dysfonctionnement du Congrès d'ici aux élections de 2024.2

Kevin McCarthy, qui a le soutien de l'ancien président Donald Trump, a finalement gagné mais seulement après avoir fait une série de concessions à l'aile populiste des républicains, ce qui a affaibli son autorité. L'agence AP a rapporté :3
« Des doigts ont été pointés, des mots échangés et la violence apparemment juste évitée. [...] C'était la fin d'une impasse amère qui avait montré les forces et la fragilité de la démocratie américaine. »
Un haut responsable politique du Kremlin s'est déjà exprimé à ce sujet.4 McCarthy lui-même, dans sa déclaration après son élection en tant que nouveau président de la Chambre des représentants, a énuméré parmi ses priorités l'engagement en faveur d'une économie forte, la lutte contre l'immigration illégale par la frontière mexicaine et la concurrence avec la Chine, mais a omis toute référence à la situation en Ukraine ou à la fourniture de fonds à Kiev.

En effet, plus tôt en novembre, il avait affirmé que les républicains à la Chambre s'opposeraient à une aide financière illimitée et injustifiée à l'Ukraine.

Aujourd'hui, Rice et Gates refusent de marcher au pas avec Trump. Mais, bien que diminué, Trump reste un acteur actif qui, avec une présence massive, exerce un contrôle fonctionnel et est de loin la plus importante voix du parti républicain. On peut dire que ce qui définit le parti républicain aujourd'hui, c'est Trump. Par conséquent, son soutien à McCarthy sera de grande importance.

Biden l'a compris. Il est concevable que l'article de Rice-Gates ait été préparé par la Maison-Blanche et l'establishment sécuritaire américain et écrit par les néoconservateurs. Cet article d'opinion est paru le lendemain de la déclaration commune de Biden et du chancelier allemand Olaf Scholz,5 le 5 janvier, soulignant leur « solidarité inébranlable » avec l'Ukraine.

Sous l'immense pression de Biden, l'Allemagne et la France ont cédé la semaine dernière pour fournir à l'Ukraine des véhicules de combat d'infanterie. Scholz a également accepté que l'Allemagne fournisse une batterie de défense aérienne Patriot supplémentaire à l'Ukraine. (Un haut responsable politique du SPD à Berlin a depuis émis des réserves).

Le jour même de la parution de l'éditorial, le Pentagone a organisé, de manière inhabituelle pour un samedi, un point de presse avec Laura Cooper,6 secrétaire adjointe à la défense, chargée des Affaires de sécurité internationale pour la Russie, l'Ukraine et l'Eurasie. Cooper a déclaré explicitement que la guerre en Ukraine menaçait la position des Etats-Unis dans le monde :
« D'un point de vue stratégique global, il est difficile de souligner suffisamment les conséquences dévastatrices si Poutine parvenait à atteindre son objectif de s'emparer de l'Ukraine. Cela réécrirait les frontières internationales d'une manière que nous n'avons pas vue depuis la Seconde Guerre mondiale. Et notre capacité à inverser ces gains, à soutenir et à défendre la souveraineté d'une nation, est quelque chose qui résonne non seulement en Europe, mais dans le monde entier. »
Le pot aux roses est découvert: les Etats-Unis se battent en Ukraine pour préserver leur hégémonie mondiale. Coïncidence ou non, le ministre ukrainien de la défense, Oleksii Reznikov, a déclaré ce week-end dans une interview retentissante à Kiev7 que Kiev se laissait délibérément utiliser par l'OTAN dans son conflit avec Moscou! Je cite :
« Lors du sommet de l'OTAN à Madrid (en juin 2022), il a été clairement formulé que la principale menace pour l'Alliance au cours de la prochaine décennie proviendrait de la Fédération de Russie. Actuellement, l'Ukraine élimine cette menace. Nous accomplissons aujourd'hui la mission de l'OTAN. Ils ne versent pas leur sang. Nous versons le nôtre. C'est pourquoi l'Otan est tenue de nous fournir des armes. »
Reznikov a affirmé qu'il avait personnellement reçu des cartes de vœux et des messages électroniques de ministres de la Défense occidentaux allant dans ce sens. En outre, il a affirmé que l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN était une chose décidée.

En effet, le 7 janvier, le Pentagone a annoncé le plus important programme d'aide à la sécurité de l'administration Biden pour l'Ukraine8 à ce jour dans le cadre du « Presidential Drawdown ». De toute évidence, l'administration Biden y met le paquet. Une autre réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies est prévue pour le 13 janvier.

Mais M. Poutine a clairement indiqué9 que « la Russie est ouverte à un dialogue sérieux, à condition que les autorités de Kiev répondent aux exigences claires qui ont été formulées à plusieurs reprises et reconnaissent les nouvelles réalités territoriales ».

En ce qui concerne la guerre, les nouvelles en provenance du Donbass sont extrêmement inquiétantes. Soledar est aux mains des Russes et les combattants de Wagner resserrent l'étau autour de Bakhmut, un centre de communication stratégique et le pivot des déploiements ukrainiens dans le Donbass.

D'autre part, contrairement aux attentes, Moscou n'est pas perturbé par les frappes sporadiques et théâtrales des drones ukrainiens à l'intérieur de la Russie. L'opinion publique russe reste fermement favorable à Poutine.

Le commandant des forces russes, le général Sergey Surovikin, a donné la priorité à la fortification de la « ligne de contact ». Cela s'avère efficace contre les contre-attaques ukrainiennes.

Le Pentagone n'est pas certain de la stratégie future de Surovikin. D'après ce qu'ils savent de son brillant succès dans l'éviction des officiers de l'OTAN d'Alep en Syrie en 2016, la guerre de siège et d'attrition est le fort de Surovikin. Mais on ne sait jamais. Un renforcement constant de la Russie en Biélorussie est en cours. Les systèmes de missiles S-400 et Iskander y ont été déployés. Une attaque de l'OTAN (de la Pologne) contre le Belarus n'est plus réaliste.

Le 4 janvier, Poutine a salué la nouvelle année avec l'énorme frégate Amiral Gorshkov,10 équipée du « système de missiles hypersoniques Zircon ultramoderne, sans équivalent », partie pour « une mission navale de longue durée à travers l'Atlantique, l'océan Indien et la Méditerranée ».

Une semaine auparavant, le sixième sous-marin stratégique à propulsion nucléaire porteur de missiles de la classe Borei-A, le Generalissimus Suvorov, a rejoint la marine russe. Ces sous-marins sont capables de transporter 16 missiles balistiques intercontinentaux Bulava.

Le brouillard de la guerre enveloppe les intentions russes. Rice et Gates ont averti que le temps joue en faveur de la Russie :
« La capacité militaire et l'économie de l'Ukraine dépendent désormais presque entièrement des lignes de vie de l'Occident - principalement des Etats-Unis. En l'absence d'une nouvelle percée ukrainienne majeure et d'un nouveau succès contre les forces russes, les pressions occidentales sur l'Ukraine pour qu'elle négocie un cessez-le-feu augmenteront au fil des mois d'impasse militaire. Dans les circonstances actuelles, tout cessez-le-feu négocié laisserait les forces russes en position de force. »
Cette évaluation est d'une franchise brutale. L'appel de Biden à Scholz vendredi montre l'angoisse qui l'habite actuellement. Avec la fragmentation de la classe politique américaine, Biden peut difficilement se permettre des fissures dans l'unité des alliés.

Curieusement, c'était également l'idée principale d'un article publié il y a quinze jours par un grand spécialiste russe, Andrey Kortunov, dans le quotidien du Parti communiste chinois Global Times, intitulé « Les problèmes intérieurs des Etats-Unis pourraient pousser l'Ukraine en marge du discours public américain ».11 Kortunov a écrit :
« Si l'on met de côté les émotions, il faut accepter que le conflit est déjà devenu existentiel non seulement pour l'Ukraine et la Russie, mais aussi pour les Etats-Unis: l'administration Biden ne peut accepter une défaite en Ukraine sans faire face à des implications négatives majeures pour les positions américaines dans le monde entier. »
Kortunov a écrit cela presque quinze jours avant que Rice et Gates n'aient la même perception métaphysique. Mais les néoconservateurs ne sont pas encore prêts à accepter qu'ils sont effectivement confrontés à un choix - accompagner Biden aux côtés de Poutine sur la voie d'un ordre mondial multipolaire ou... sombrer dans les eaux troubles.

Source: https://www.indianpunchline.com/bidens-existential-angst-in-ukraine, 8 janvier 2023

Traduction « Point de vue Suisse »

Notes :

1. https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/01/07/condoleezza-rice-robert-gates-ukraine-repel-russia/

2. https://www.msn.com/en-us/news/politics/kevin-mccarthy-may-have-just-won-himself-the-most-dysfunctional-congress-ever/ar-AA163YTt

3. https://apnews.com/article/politics-united-states-house-of-representatives-kevin-mccarthy-us-republican-party-0938c7358f41c83759246f8949ac7c15

4. https://tass.com/politics/1559421

5. https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2023/01/05/joint-press-statement-following-a-call-between-the-president-joe-biden-and-the-chancellor-of-the-federal-republic-of-germany-olaf-scholz/

6. https://www.defense.gov/News/Transcripts/Transcript/Article/3261666/pentagon-press-secretary-brigadier-general-pat-ryder-and-deputy-assistant-secre/

7. https://sputniknews.com/20230107/bombshell-admission-ukraine-is-carrying-out-natos-mission-against-russia-defense-chief-says-1106118578.html

8. https://www.defense.gov/News/Releases/Release/Article/3261263/more-than-3-billion-in-additional-security-assistance-for-ukraine/

9. http://en.kremlin.ru/events/president/news/70328

10. http://en.kremlin.ru/events/president/news/70325

11. https://www.globaltimes.cn/page/202212/1282817.shtml
M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu'en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s'appelle «Indian Punchline».