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© GIORGIO VIERA / AFPDonald Trump à l'aéroport de Palm Beach (Floride), devant ses supporters, le 20 février 2023.
Pour la première fois dans l'histoire des États-Unis, un ancien président décrit la mainmise de "l'État profond" sur les principales institutions américaines, tout en dénonçant l'influence néfaste de ce lobby guerrier sur la situation en Ukraine depuis des années. Analyse du discours de Donald Trump tenu le 21 février dernier.

Dans la lignée de Dwight Eisenhower

"Stopper les bellicistes et les mondialistes" : tel est le titre du discours de Trump qui commence par avertir que " la Troisième guerre mondiale n'a jamais été aussi proche qu'elle ne l'est maintenant ". Il enchaîne en appelant à "nettoyer la maison" de tous les "va-t-en-guerre, les mondialistes 'America Last' et l'État profond, le Pentagone, le Département d'État et le complexe industriel et de sécurité nationale (National Security Industrial complex)".

Dès l'introduction, on pense à un autre discours d'un président américain qui a marqué l'histoire, celui du président Dwight Eisenhower, le 17 janvier 1961. Eisenhower fut aussi le premier commandant suprême de l'OTAN. Dans ce discours d'adieu à la présidence, l'ancien général avait dénoncé la menace de d'influence du "complexe militaro-industriel" sur la politique des États-Unis. Et force est de constater que ce pays a été quasiment en guerre perpétuelle depuis le départ d'Eisenhower, directement ou indirectement, ce qui semble démontrer la réalité de l'influence considérable de ce fameux complexe.

Trump a remis l'expression au goût du jour. Car, de son expérience à la Maison Blanche, cet influent lobby va au-delà du simple cercle des militaires et des industriels. Il inclut aussi des fonctionnaires civils, des bureaucrates eux-mêmes sous influence des néoconservateurs, notamment au niveau du Département d'État. Quand Trump évoque ensuite "l'establishment de la Sécurité Nationale", on peut légitimement penser qu'il y inclue sans les nommer les grandes agences de sécurité et de renseignement : FBI, CIA et NSA, qui sont d'autant plus puissantes qu'elles travaillent dans l'ombre, sous la protection de l'impératif de "sécurité nationale" qui les autorise au secret. Rappelons que Trump a connu beaucoup de difficultés avec le FBI au début de sa présidence.

Trump se félicite ensuite d'avoir été " le seul président à ne pas avoir démarré de guerre depuis des générations", ce qui est exact, parce qu'il aurait "rejeté les conseils catastrophiques de beaucoup de généraux, de bureaucrates et de diplomates".

Victoria Nuland

Plus précisément, Trump accuse la diplomate de haut rang Victoria Nuland, ainsi que d'autres, d'avoir été "obsédés par l'idée d'intégrer l'Ukraine dans l'OTAN" et d'avoir "soutenu l'insurrection" de Maidan, "recherchant la confrontation", comme leurs prédécesseurs le firent avec l'Irak.

Rappelons que Victoria Nuland est l'épouse de Robert Kagan, qui n'est autre que l'un des fondateurs du mouvement néoconservateur (et co-fondateur avec William Kristol du "Project for the New American Century", PNAC, "Projet pour le nouveau siècle américain", un laboratoire d'idées américain en activité 1997 à 2006), un lobby belliciste bipartisan qui a en quelque sorte pris le pouvoir sous l'administration de George W. Bush. Les deux époux partagent ainsi une conception agressive du rôle des États-Unis dans le monde, mais toujours "au nom de la démocratie". La concordance d'intérêt entre ces idéologues et les marchands d'armes constituent le noyau dur des forces qui poussent vers les guerres.

Entre 2013 et 2016, Nuland travaillait en tant qu'Assistante au Secrétaire d'État, en charge des affaires eurasiennes et européennes. À ce titre, elle coordonnait la politique américaine concernant l'Ukraine. Nuland était omniprésente à l'époque des manifestations de Maidan, qui ont abouti à la chute du président Yanoukovitch. Elle avait déclaré que les États-Unis avaient dépensé 5 milliards de dollars pour "soutenir la démocratie" en Ukraine, en finançant diverses Organisations non-gouvernementales (ONG) et des nouveaux médias, des entités qui ont eu un rôle-clef pour lancer et accompagner les manifestations.

Tout cela est clairement décrit dans les films signés par Igor Lopatonok avec Oliver Stone "Ukraine on Fire" et "Revealing Ukraine" (Lopatonok s'est d'ailleurs félicité du discours de Trump). Nuland et l'ambassadeur américain à Kiev, Geoffrey Pyatt, recevaient aussi à l'époque les leaders de l'opposition, ainsi que quelques sénateurs américains comme John McCain ou Lindsey Graham qui venaient haranguer la foule des manifestants. Quel autre pays dans le monde pouvait se permettre une telle ingérence, aussi ouvertement, dans les affaires internes d'un pays souverain ?

Les 19 et 20 février 2014, le massacre de Maidan, imputé à la police, allait précipiter la chute de Yanoukovitch. Mais l'universitaire Ivan Katchanovski, dans une étude magistrale ignorée des grands médias, a démontré que cette affaire était un coup monté, une attaque sous fausse bannière des plus cyniques, dont les commanditaires restent mystérieux...

Avant même cet événement, le 4 février, l'enregistrement d'une conversation entre Nuland et Pyatt fut révélée publiquement. Les journaux en retinrent surtout l'expression "F..k the EU" que Nuland avait laissé échapper. Mais le plus intéressant dans l'échange entre les deux diplomates fut le fait qu'ils étaient en train de décider qui allait intégrer le futur gouvernement et qui en serait exclu.

Et c'est le candidat nommément choisi par Nuland, Arsenyi Yatseniouk, qui deviendra quelques semaines plus tard le nouveau premier ministre de l'Ukraine. Comment ces diplomates américains pouvaient-ils être aussi sûrs d'eux, alors que Yanoukovitch était alors encore président ? Du reste, dans la conversation, Nuland cite aussi Joe Biden, qui à l'époque en tant que vice-président supervisait le dossier ukrainien pour la Maison Blanche.

Ces dernières semaines, deux sources américaines ont affirmé que les États-Unis étaient bien plus impliqués dans le renversement de Yanoukovitch que ce qu'en sait le grand public. Ce fut d'abord l'économiste Jeffrey Sachs, puis le journaliste Seymour Hersch. Ce qui avait été présenté comme une révolution, et qui était en fait un coup d'État, est le point de départ de la guerre que nous connaissons aujourd'hui entre l'OTAN et la Russie, via l'Ukraine. Tout est parti de là.

Huit ans plus tard, on retrouvera les mêmes Biden et Nuland aux manettes, mais un cran au-dessus dans la hiérarchie. Alors que Biden est devenu Président, Nuland est nommée sous-secrétaire d'État pour les Affaires politiques, un poste que certains décrivent comme étant le troisième plus important au sein du Département d'État. Mais elle supervise toujours l'Ukraine.

Il est aussi intéressant de constater que Biden et Nuland ont tous deux avertis, avant l'invasion russe en Ukraine, que si les chars russes franchissaient la frontière, NordStream n'existerait plus. Et tout récemment, Nuland s'est félicitée que NordStream n'était plus en état de fonctionner. Mais officiellement, les États-Unis n'ont rien à voir avec l'opération de sabotage qui a détruit les pipelines gaziers.

Cependant, grâce aux révélations de Seymour Hersch, un des journalistes d'investigation les plus réputés au monde, ancien Prix Pulitzer, on connaît le scénario très plausible qui aurait conduit à la destruction des pipelines, et qui impliquerait directement les Américains.

Il n'existe à ce jour aucune autre thèse un tant soit peu crédible qui puisse expliquer ce qui est arrivé. Et ce ne sont pas les spéculations proches du ridicule des soi-disant experts des chaînes de télévision française qui pourront nous convaincre du contraire. Par ailleurs, pourquoi, et comment un homme du calibre de Hersh inventerait-il un faux témoignage, ou se laisserait manipuler, sur un sujet aussi grave ? Avec cette affaire du sabotage de Nord-Stream, on semble en fait être passé au stade supérieur du "F..k the EU".

Ces révélations récentes, terribles pour l'image des États-Unis et porteuses de grands dangers, auront pu motiver l'intervention de Trump. L'heure n'est plus aux discours mitigés.

Suite du discours

L'ancien président concède que "rien de cela n'excuse l'horrible et scandaleuse invasion de l'Ukraine". Mais il précise aussitôt que rien de cela ne serait jamais arrivé, selon lui, s'il avait été au pouvoir. Si Trump président avait abandonné l'idée d'intégrer l'Ukraine dans l'OTAN, tout en poussant à la mise en œuvre des Accords de Minsk, cela aurait ôté à la Russie les raisons principales qui l'ont conduite à envahir l'Ukraine. De ce point de vue, on peut donc imaginer que Trump puisse dire vrai.

L'ex-président prétend ainsi que le conflit ukrainien pourrait être réglé en 24 heures avec le "bon leadership", sous-entendu avec le sien. Il affirme ensuite la nécessité de "se débarrasser de l'establishment mondialiste corrompu qui a saboté toutes les décisions majeures de politique étrangère depuis des décennies ", et de se débarrasser de l'administration Biden.

Il appelle encore à "stopper les lobbyistes et les représentants de l'industrie de défense " dans leur démarche d'influence auprès des hauts gradés de l'armée et des hauts fonctionnaires travaillant dans le domaine de la sécurité nationale, en leur promettant des emplois très lucratifs pour finir leur carrière. Il décrit ainsi de manière concrète, comme aucun président ne l'a fait avant lui, le fonctionnement du complexe industriel et de sécurité nationale.

En guise d'illustration de ce que dénonce Trump, le 16 février, l'ancien juge devenu commentateur Andrew Napolitano et l'ancien colonel Douglas McGregor, qui travailla en tant que conseiller au Pentagone sous la fin du mandat présidentiel de Trump, discutaient justement de ce phénomène des hauts gradés de l'armée qui se font embaucher par le secteur privé après leur carrière militaire.

Ils citaient Lloyd Austin, l'actuel Secrétaire à la Défense qui, dès sa retraite militaire, en 2016, avait rejoint Raytheon technologies, l'une des plus grosses sociétés au monde travaillant dans le secteur de l'armement. Commentant les déclarations contradictoires sur l'Ukraine de l'actuel chef d'État-Major des Armées américain, le général Miley, McGregor analysait que ce dernier ne faisait que répéter ce qu'on lui disait de dire afin de s'assurer un futur doré dans le secteur privé pour services rendus. On peut aussi rappeler que l'ancien vice-président Dick Cheney, qui était précédemment le PDG d'Halliburton, un sous-traitant du Pentagone, avait offert à cette société le contrat de soutien de l'armée américaine en Irak sans appel d'offre.

En proposant de changer ce système, Trump s'engage à une rupture radicale, presque une révolution, tant l'industrie de défense est tentaculaire aux États-Unis. Reste à voir s'il aurait les moyens de ses ambitions. Car on sait que les Parlementaires sont aussi ciblés par ces industriels. Une usine d'armement dans une circonscription, ce sont aussi des emplois, et donc des voix. Et Trump n'avait déjà pas réussi à "nettoyer le marais" de Washington comme il s'était engagé à le faire. Mais il faut aussi reconnaître qu'il avait tout l'establishment contre lui, l'appareil d'État comme les médias, et qu'il passa l'essentiel de son mandat à se défendre des tentatives d'impeachment.

Mais Trump s'engage parallèlement à renforcer l'armée, pour que l'Amérique puisse tenir ses adversaires en respect, "la paix à travers la force", dit-il. Tactiquement, cette politique viserait aussi à satisfaire a minima des industries de défense qui restent incontournables. L'ex-président termine son discours en promettant de mettre en place à la fin de sa prochaine présidence une administration compétente qui défendra les intérêts des Américains.

La campagne des élections américaines de 2024 est donc déjà lancée. Mais elle paraît un sujet secondaire par rapport à l'urgence d'éviter la Troisième guerre mondiale.

Trente-six heures après ce discours, il semble qu'il n'y ait aucune réaction de la grande presse américaine ni de la classe politique à cette dénonciation frontale de "l'État profond".