Nous avons parlé, depuis quatre jours, de la guerre atroce qui est menée par les deux parties. Nous avons posé la question, au Courrier des Stratèges, d'un emballement débouchant sur un conflit majeur. Mais il ne faut pas exclure un autre scénario. Celui d'une spirale suicidaire, mais purement occidentale, que le reste du monde laisserait faire, pour mettre définitivement hors-jeu ceux qui empêchent la paix et la prospérité du monde : à savoir le G7 et l'UE emmenés par les USA.
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Après tout, le reste du monde pourrait se contenter de regarder Israël s'engager dans une guerre sans fin contre le terrorisme; l'Union Européenne démontrer définitivement son double standard moral; et les États-Unis livrer leur dernier combat impérial, en épuisant définitivement leurs stocks d'armes... En tout cas, depuis quatre jours, Turquie, Russie, Iran, Arabie Saoudite, Egypte, Chine font preuve d'une retenue étonnante... Méditons sur le scénario de l'auto-destruction occidentale. Pour nous autres Français, il y a va de notre dislocation comme corps social ou bien, si nous faisons le bon choix, de l'intégration des musulmans à la nation pour contribuer à la construction d'une planète prospère et pacifiée, enfin débarrassée de l'arrogance si mortifère des cow-boys néo-conservateurs ou néo-libéraux.

Depuis quatre jours, on voit Vladimir Zelenski se débattre comme un beau diable pour essayer de reculer l'inéluctable : la nouvelle guerre du Kippour va accélérer la fin de la guerre d'Ukraine.

La cruelle réalité apparaît : s'ils veulent soutenir en quoi que ce soit Israël, les États-Unis et leurs alliés doivent lâcher l'Ukraine. Après les rodomontades de l'été 2022 dans le détroit de Taïwan, voici la vérité des prix : non seulement les États-Unis ne peuvent mener qu'une "guerre par procuration " à la fois ; mais ils portent malheur à tous leurs alliés.

À voir l'absence d'engrenage vers un conflit élargi, on commence à comprendre que le reste des parties prenantes dans la région met Israël devant ses responsabilités : soit l'État hébreu rentre dans le jeu, complexe, mais gratifiant, d'une diplomatie d'équilibre, qui à terme procurerait une paix durable à la région ; soit le gouvernement Netanyahou - éventuellement élargi - s'enfonce dans l'illusion d'une "guerre pour éradiquer le terrorisme", avec le soutien des USA et de l'Union Européenne. Une guerre qui démoralisera profondément Israël tant la forme qu'elle prendra sera contraire aux principes fondateurs du judaïsme et à l'idéal fondateur des premiers sionistes. Une guerre, surtout, qui enfoncera un peu plus l'Occident dans la crise structurelle que la guerre d'Ukraine a manifestée.

Dans le dernier cas, malheureusement le plus probable, prenons le pari que le reste du monde regardera, sans éprouver aucune pitié, le piège se refermer sur ceux qui y auront sauté volontairement.

La guerre d'Ukraine pourrait finir plus vite que prévu

Vladimir Zelenski essaie tous les arguments, tant il a conscience que son heure est passée dans le monde occidental. Il a même proposé, ce mercredi 11 octobre, de faire une visite en Israël pour marquer son soutien. Lui qui, il y a quelques jours encore, protestait bruyamment parce qu'Israël ne le soutenait pas dans la guerre d'Ukraine.

Au Congrès, le gouvernement Biden a essayé de pousser l'idée qu'il faudrait voter un double paquet d'aide, à la fois à l'Ukraine et à Israël. Mais les Républicains ne marchent pas dans la manœuvre.

Nous y reviendrons demain dans notre compte-rendu hebdomadaire du conflit ukrainien : l'armée russe est en train d'intensifier ses frappes d'artillerie et de commencer à prendre en tenailles l'armée ukrainienne dans la région de Donetsk. Certains analystes sont étonnés de la puissance de feu soudain déployée par les Russes et y voient le prélude à une nouvelle « contre-offensive », russe cette fois.

On sent l'armée ukrainienne sur un point de rupture depuis plusieurs semaines. Il ne serait pas étonnant que le tarissement de l'aide financière et militaire occidentale précipitât le dénouement.

Les États-Unis portent malheur à leurs alliés

Pour défendre Israël, les États-Unis n'auront aucun scrupule à lâcher l'Ukraine. Comme ils n'avaient eu aucun problème à abandonner l'Afghanistan avant de s'investir en Ukraine. Et l'on fera remarquer à juste titre que par la même occasion, les USA cessent de donner la priorité à Taïwan, qu'ils ont impliquée dans une tension croissante avec la Chine depuis l'été 2022.

C'est une constante depuis 1917, les États-Unis sont venus soutenir la France et la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale, avant de les laisser seuls pour mettre en œuvre la paix de Versailles. Ils ont promis monts et merveilles à l'Europe de l'Est en 1945, avant de l'abandonner quarante ans dans les mains soviétiques. Les USA ont lâché le sud-Vietnam, abandonné le Cambodge aux Khmers Rouges et le Laos à une autre guérilla communiste. Plus récemment, ils ont montré qu'ils étaient disposés à détruire l'économie de l'Union Européenne plutôt que de passer un compromis avec la Russie, etc...

À présent, le gouvernement de Joe Biden fait savoir qu'il défendra dans tous les cas Israël. Les États-Unis ne peuvent le faire qu'en abandonnant les autres fronts. Et la question se pose de savoir s'ils soutiendront durablement Israël en cas de difficultés croissantes. Le peuple israélien ne devrait se faire aucune illusion : ils seront lâchés comme les autres par les Américains ! C'était d'ailleurs le sentiment profond de l'élite israélienne depuis le refus d'Obama de bombarder la Syrie en août 2013 ; d'où un rapprochement de Tel-Aviv avec Moscou depuis 2015, en particulier le refus de soutenir l'Ukraine...

Tout cela vient de s'effondrer devant la rage suscitée par les attaques spectaculaires, humiliantes et brutales du Hamas, qui font penser au 11 septembre 2001, mais sont encore plus destructrices rapportées à la population d'Israël. Rappelons-nous comment les États-Unis ont voulu ramener l'Irak et l'Afghanistan à l'âge de pierre pour 3000 victimes. Imaginons qu'ils en aient eu 450 000 - c'est le ratio des pertes israéliennes causées par le Hamas rapporté à la population américaine.

On entend donc les déclarations se multiplier du côté israélien, sur la nécessité d'exterminer les terroristes et de garantir durablement la sécurité d'Israël. Mais que se passera-t-il si l'armée israélienne s'enfonce dans une guerre apparemment sans fin avec une guérilla urbaine efficace ? Pourquoi les USA ne lâcheraient-ils pas Israël comme ils lâchent tous leurs « plus fidèles alliés » depuis des décennies ? À chaque fois après les avoir entraînés dans un désastre.

En réalité, ce qu'il y a de terrible dans la situation actuelle, c'est que l'on pouvait espérer voir une évolution pacifique de la région — accord d'Abraham, réconciliation irano-saoudienne, négociation israélo-saoudienne. Il était prévisible que le Hamas, au nom des Palestiniens, envoie un signal : ne nous laissez pas loin de la table de négociation, nous pouvons faire très mal... Mais face à cela, faut-il jouer à George W. Bush en Irak ? Faut-il s'y prendre de telle manière que l'on suscite un deuxième Daech à sa porte — dans le cas très hypothétique où l'on détruirait le Hamas ?

Les puissances immobiles

Par contraste avec la furie très « américaine » des Israéliens, je suis pour ma part frappé de voir, depuis samedi, l'extrême retenue de la plupart des puissances qui ont une capacité de stabiliser la région (sauf les USA et les membres de l'Union Européenne — qui se sont exclus de fait de la table finale des négociations).

On entend Erdogan se moquer des Israéliens en se demandant si Tel Aviv est à la tête d'un État (responsable) ou d'une « organisation » (incontrôlable ?). Vladimir Poutine répète qu'il n'y a qu'un chemin pour la paix, le respect des résolutions de l'ONU, en particulier la création d'un État palestinien. L'Égypte se contente de faire savoir qu'elle avait prévenu Netanyahou d'une attaque imminente. Les Saoudiens ne disent rien qui puisse compromettre une reprise des négociations avec Israël. La Chine se tient sur la réserve. Quant à l'Iran, son allié libanais, le Hezbollah n'est pas encore allé au-delà d'une menace d'intervention.

Tout se passe comme si le reste du monde voulait indiquer en Israël qu'il y a deux chemins possibles : soit l'acceptation du compromis et d'un équilibre des forces complexes, qui inclura forcément des pilules amères : l'acceptation de la coexistence avec la Syrie, avec l'Iran ; et celle d'un État palestinien souverain. Soit la tentative illusoire d'une « éradication du terrorisme », qui sera la réplique en petit de ce que les Américains ont manqué, à grande échelle, en Mésopotamie et en Afghanistan.

Au moment où nous en parlons, malheureusement, Israël semble choisir cette seconde voie, tant la réaction aux attaques du Hamas a été brutale depuis dimanche. Et les déclarations belliqueuses se sont multipliées aujourd'hui 11 octobre.

Plus efficace que vitrifier l'Occident : le laisser aller au bout de sa spirale suicidaire ?

L'attitude du reste du monde fait penser à l'attitude russe dans la guerre d'Ukraine. Peu bouger, attendre que l'adversaire gaspille inutilement ses ressources. Le laisser se déconsidérer à la face du monde. Compter sur sa bêtise pour se précipiter lui-même dans des difficultés sans fin.

Au fond, si les Israéliens veulent mener une guerre, sur le territoire de Gaza, dont le monde entier — sauf le reste de l'Occident — réprouvera les brutalités, la planète, hors Amérique du Nord et UE, en prendra son parti — exactement comme la Russie regarde des centaines de milliers d'Ukrainiens monter par vagues successives se faire massacrer par son artillerie. Cela accélère la chute de l'Occident et permettra l'inauguration d'une période de paix et de prospérité, pense-t-on dans les chancelleries d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie. On ne fera pas le bien des dirigeants occidentaux malgré eux. Et Israël, qui est une grande nation, à la pointe du progrès technologique, doit savoir ce qu'elle veut.

Les pays de l'Union Européenne, la Grande-Bretagne, les États-Unis, ne se rendent même pas compte qu'ils vont étaler, une fois de plus, leur mépris de l'universalité éthique. Quand les Russes bombardent en Ukraine, c'est, sans un examen, un crime de guerre. Quand ce sont les Israéliens qui larguent des bombes à Gaza, c'est de la légitime défense. La guerre de Gaza va faire éclater un peu plus à la face du monde la duplicité occidentale, qui ne pleure jamais que ses propres victimes et qui a répandu depuis trente ans la guerre et la souffrance au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Europe (ancienne Yougoslavie, Ukraine)

En Ukraine, il se dit qu'au moins 300 000 soldats ukrainiens sont morts au combat. Dans le cas de Gaza, combien faudra-t-il de morts israéliens et palestiniens pour que l'Occident cesse son jeu mortifère ?

On conçoit bien l'intérêt de la Russie ou de l'Iran à procéder ainsi : soit les États occidentaux se mettent au diapason du monde ; soit on fera sans eux. C'est moins destructeur, mais plus efficace que de lâcher des bombes sur un adversaire : le laisser se déconsidérer ; que plus personne ne puisse le prendre au sérieux.

S'il le faut, le reste du monde assistera sans aucune pitié à la chute finale de l'Occident. Si le prix à payer pour la paix du monde, c'est de voir l'Occident succomber au nouveau choc pétrolier qu'il aura lui-même provoqué ; voir l'Union Européenne et les États-Unis s'enfoncer dans une crise économique, financière, stratégique, dont ils seront les premiers responsables, le jeu peut en valoir la chandelle, du point de vue de la Russie, de la Chine et de leurs alliés. Sans oublier, la garantie à la paix mondiale que procurerait un Occident ayant épuisé tous ses stocks d'armes.

Un scénario, bien sûr... jusqu'à ce que la guerre civile devienne réalité en France ?

Ce que je viens d'énoncer est un scénario parmi d'autres.

Je ne suis pas sûr que les gouvernements arabes résisteront à la pression de la rue si les représailles israéliennes deviennent trop atroces. (Même si les mêmes gouvernements ont montré depuis des décennies leur indifférence au sort des Palestiniens). Il n'est pas certain que la Jordanie puisse résister à un embrasement de la Cisjordanie, s'il a lieu.

On peut imaginer aussi des remous au Liban. Des tensions croissantes entre la Turquie, voulant profiter de la crise au Kurdistan et ses voisins.

Mais l'essentiel est de nous forcer, nous Français, à réfléchir, à retrouver la tête stratégique d'un de Gaulle, d'un Bainville, d'un Chateaubriand, d'un Talleyrand, d'un Richelieu. Quand sortirons-nous la France du piège OTANien ?

Car, même si le scénario que je viens d'énoncer ne se réalise qu'à 50%, ne nous faisons pas d'illusions : une participation, sur le modèle du soutien à l'Ukraine, à la deuxième guerre du Kippour, entraînera notre pays dans des difficultés croissantes. Nous aurons des effets économiques boomerang comme celui des sanctions russes. Nous avons aussi un vrai risque de tensions internes, de guerre civile, si nous nous obstinions à dire aux populations musulmanes qui vivent sur notre sol, qui ont des passeports français, qu'elles sont les alliées d'un terrorisme à éradiquer.

Nous aussi avons notre « choix israélien ». Un gouvernement français prônant la désescalade, s'engageant avec la Turquie, la Russie, l'Égypte et l'Arabie Saoudite pour préparer un règlement de paix, ce gouvernement surmonterait de facto les trois quarts des problèmes d'assimilation des musulmans à la nation française. Un gouvernement qui, au contraire, se laisse glisser — comme celui d'Emmanuel Macron — sur la pente savonneuse des représailles à la George W. Bush, ce gouvernement aggravera considérablement les tensions dans notre société.