Israël rend sa propre justice, non pas au centuple, mais en tuant mille Palestiniens pour un Israélien mort le 7 octobre dernier. Cette date est devenue la pierre de touche des motifs politiques de l'État hébreu et 2023, l'année zéro du conflit qui l'oppose à la Palestine. Les trois-quarts de siècle qui ont précédé ont disparu ainsi que le joug imposé au peuple palestinien et dont les chaînes n'ont jamais cessé de se resserrer. Quelqu'un ayant perdu sa famille dans une agression brutale et qui en guise de représailles entreprendrait d'exterminer et de raser une ville entière agirait comme le fait aujourd'hui Israël qui se met de facto hors de portée de la sympathie et de la fraternité qui seraient nées au lendemain des attaques du Hamas. Ces émotions ne sont désormais plus possibles autrement que simulées par les automates médiatiques. Mieux, ceux-ci applaudissent aujourd'hui avec entrain les bombardements sur des populations civiles de Gaza, les hôpitaux détruits, les personnels médicaux assassinés et s'ingénient à faire passer tout cela pour une vendetta juste et méritée, provoquant la consternation d'une partie grandissante de la rue à travers le monde. C'est à celui ou celle qui criera le plus fort son soutien à Israël, qui couvrira le tumulte des sollicitudes pour les populations palestiniennes, innocentes à double titre : elle n'ont ni commis ni même voulu les attaques du 7 octobre et elles souffrent depuis des décennies de ce qui les a réellement causées : enfermement, privations de libertés, expropriations, blocus, violences arbitraires, exécutions sommaires, infanticides, siège et bombardements permanents, expéditions punitives.
Un seul cheveu sur la tête d'un soldat israélien est plus précieux que toute la population de Gaza.Il s'agit à tout prix de taire cette réalité et d'abord d'amplifier les drames du 7 pour en faire une sorte de 11-Septembre israélien et ainsi justifier la réponse militaire de Netanyahu. Auprès de ses alliés américains, il faut dire qu'il est à bonne école. Washington n'a-t-il pas pris le prétexte des attentats de 2001 pour envahir deux pays, les occuper et les piller sur une période cumulée de plus de 25 ans, les plonger dans le chaos en détruisant leurs institutions ainsi que leurs infrastructures et causer la mort d'au moins un million cinq cent mille personnes dont des centaines de milliers d'enfants ? Une loi du talion qui, pour une vie américaine a pris 500 vies irakiennes ou afghanes. Pas étonnant qu'Israël ait autant les coudées franches. En réalité, ce n'est pas vraiment ce qui pose question. On sait depuis longtemps que l'État hébreu n'a jamais fait dans la dentelle en ce qui concerne les Palestiniens qui n'ont été au cours de l'histoire de leurs relations avec Israël que des citoyens de seconde zone, et depuis que l'extrême-droite suprémaciste est au pouvoir, des nuisibles dont l'existence ne vaut rien.
Moshe Feiglin, porte-parole de la Knesset, 2014
Intouchable Israël
Ce qui importe devant l'incapacité internationale à mettre un terme à l'extermination d'une population, c'est de comprendre comment il est possible qu'Israël commette de tels crimes, non seulement dans l'impunité la plus complète, mais avec le soutien d'une partie du monde occidental. Quand l'État hébreu agit aujourd'hui sans la moindre hésitation, le moindre obstacle et la moindre retenue, nous savons déjà que c'est parce qu'il bénéficie de la protection des États-Unis où, malgré une opinion publique fortement opposée à la démesure guerrière israélienne, les sphères politiciennes, démocrates et conservatrices, sont massivement derrière Netanyahu. Mais hors du cadre d'une diplomatie impotente et des relations internationales dont le la demeure le monopole d'une nation impérialiste que ses vassaux suivraient en enfer, la France est un cas particulier car nulle part ailleurs, vraisemblablement, on n'observe une chape de plomb aussi lourde sur la situation de la Palestine. Dans les médias américains par exemple, pourtant acquis à la cause israélienne, il est possible d'entendre des voix plaidant pour la Palestine sans que celles-ci soient automatiquement couvertes des pires insultes ou dans le meilleur des cas, soumises au doute sur leur moralité. Idem chez nos voisins d'Outre-Manche. Dans l'Hexagone, le petit monde influent de l'information, de la politique et du spectacle, à de trop rares exceptions près, se serre les coudes dans une sorte de pantomime, entre mélodrame et opérette, pour défendre Israël avec une hargne déjà entrevue mais rarement atteinte jusqu'alors.
Ces versions adultes du Théâtre de Guignol, faites de gestes aussi amples que ceux de moulins à vents, de déclarations qui franchissent les frontières du criminel et d'indignations feintes, ont pour principal objet la production d'un écran de fumée suffisamment épais pour que la vérité devienne invisible. Les plateaux du paysage audiovisuel français sont devenus des succursales de tribunaux où l'on ne rend qu'un seul verdict, répété ad nauseam : antisémite ! Dans aucun autre pays, ce mot n'est employé avec tant de zèle et d'ardeur, à un rythme quasiment industriel. Presque érigé en verbe divin par cette comédie inhumaine, il est pourtant complètement vidé de sa substantifique moelle. Le mot, apparu au XIXe siècle, qui fait de l'antisémite celui qui hait exclusivement les Juifs - il serait plus juste de parler de judéophobie - soustrait les Arabes de son vrai sens étymologique, ce qui désignerait Israël aujourd'hui comme l'État le plus antisémite au monde. Cette troncature sémantique est l'épouvantail au milieu du champ des morts palestiniens. Littéralement. Il épouvante, et on perçoit une vraie forme de peur derrière les gesticulations médiatiques. Celle qu'on pourrait appeler « du moindre doute » expliquant ainsi que même face à des images d'enfants broyés sous les décombres de Gaza, ils continuent sans une larme ni un tressaillement de défendre ceux qui les tuent, de crainte que s'instille le plus petit soupçon de compassion et donc, d'antisémitisme. C'est le croquemitaine dont on menace les récalcitrants pour les soumettre, c'est-à-dire les forcer à soutenir Israël en dépit de ses crimes flagrants.
« Flagrant » est un bien faible mot. Lorsqu'à partir de 1941, les nazis ont commencé à exterminer les Juifs, ils l'ont fait à l'abri des regards, loin des centres urbains, dans les recoins de l'Europe centrale, puis sous des prétextes de regroupement communautaires qui permettaient d'éviter des paniques ingérables ou des rébellions, ils ont déporté les Juifs de l'Ouest vers l'Est pour procéder à la Solution Finale1. Le seul outil informatif à l'époque et au moment des faits, c'était la rumeur. On pourrait croire une telle entreprise inconcevable aujourd'hui, à l'ère de l'information totale, mais ce n'est pas sans désespoir que l'on constate l'inverse : c'est de la part de ceux qui nous informent et qui nous dirigent, un soutien total et absolu, sans une once de réserves, à l'opération de destruction et de soumission de Gaza, au mépris des ses vies humaines, comme s'il fallait, pour éliminer un nid de frelons, raser la maison où il a élu domicile et ensevelir ses habitants. Justifier l'injustifiable. On comprend alors cette volonté de donner aux évènements de Gaza des caractéristiques prétendument religieuses en repeignant les Juifs en victimes, et vice et versa, et qui cherche en premier lieu à activer la corde sensible de la culpabilité occidentale, surtout française apparemment, qui fonctionne sur un double mode pavlovien, entre crainte instinctive et simulacre mémoriel, et que l'historien Henry Rousso a baptisé Syndrome de Vichy. Parler des Juifs est un leurre auquel nous sommes contraints de croire mais qu'il faut déconstruire. Ergo, en quoi Israël, et en particulier le gouvernement Netanyahu représentent-ils la communauté juive ? L'État hébreu est un état multi-ethnique et multi-religieux, certes majoritairement de confession juive, mais pas uniquement, et surtout, la moitié des Juifs dans le monde ne sont pas citoyens israéliens. Faire ici mention de la judéité comme représentant Israël ne sert qu'à détourner l'attention d'une réalité objectivement insupportable : le gouvernement israélien procède à un nettoyage ethnique sans équivoque afin de mettre en œuvre et finaliser ses projets de conquête des territoires palestiniens, prétendument pour des raisons sécuritaires, mais en réalité, colonisatrices. C'est à une seconde Naqba que nous assistons, et rien d'autre. La figure du Juif éternellement sur la sellette et celle de sa némésis antisémite servent d'artifice. Fatiguée et râpée comme une vieille carpette, cette méthode contient aujourd'hui si peu de logique qu'il est également nécessaire à ces procureurs d'invoquer le spectre de l'Holocauste. Les Juifs, particulièrement en France, seraient menacés par l'antisémitisme latent des Français qui leur prépareraient de nouveaux pogroms. Gare donc à ne pas défendre ni même s'enquérir des Palestiniens, au risque de devenir de la graine de pétainiste. Ce qui est assez ironique quand on pense aux démonstrations récentes de l'activisme pro-israélien à Paris.
Impossible neutralité
Le 3 novembre dernier, le groupe britannique Sleaford Mods se produit à Madrid. Le duo, à travers ses paroles, est connu Outre-Manche pour des positions clairement de gauche, bien que ce ne soit évidemment pas un gage d'intelligence ou de probité. Jason Williamson, le leader du groupe, s'est fait suspendre du parti travailliste en 2016 après avoir pris la défense de Jeremy Corbyn au moment de son limogeage pour des suspicions d'antisémitisme. Au cours du concert, un keffieh, la célèbre écharpe symbole de la Palestine, est lancé sur la scène. La réaction du chanteur est pour le moins inattendue : il avertit son public qu'il mettra fin au concert si la chose se reproduit. Quelques minutes plus tard, un autre keffieh atterrit sur scène et le concert est arrêté. Sur les réseaux sociaux, les réactions ne se font pas attendre et sont très critiques de l'attitude des musiciens. Williamson finit par devoir répondre à ses attaques mais ses explications ne convainquent pas : « Ne me demandez pas quelque chose dont je n'ai pas la moindre idée lors d'un concert. Je suis chanteur. Mon métier, c'est la musique. La seule chose que je sais vraiment sur la guerre, c'est que je suis malade et fatigué des morts prématurées, comme nous le sommes tous. Du meurtre de n'importe qui, au nom de n'importe quelle putain de croyance. »
Williamson, dont il ne s'agit pas de faire le procès ici et qui sert juste d'exemple pour décrire les discours propres aux artistes qui essaient le plus souvent de revêtir les habits de l'impartialité, oublie le fameux adage « qui ne dit mot consent ». Ces positions de neutralité2 apparente, naviguant entre deux eaux, n'évitent pas l'écueil de la froide réalité. Elle nous est servie sur un plateau d'argent dans son tweet : quiconque est né en Occident dans les années 70, comme lui, ne peut décemment prétendre ignorer la situation en Palestine. C'est absurde. À moins d'être une sorte de Kaspar Hauser des temps modernes, les personnes de cette génération ont grandi avec ce conflit et connaissent dans les grandes largeurs ses tenants et ses aboutissants. Le métier que l'on exerce n'est pas un motif suffisant pour arguer du refus de prendre position ou de s'impliquer : le chanteur chante, l'ouvrier ouvrage, l'enseignante enseigne, et alors ? Est-ce que leur intelligence et leur sensibilité s'arrêtent de fonctionner dès lors qu'ils s'attellent à la tâche pour laquelle ils sont payés ? Banalités mises à part, que ce soit par ignorance ou par manque de courage, affirmer que le conflit qui oppose les Palestiniens au gouvernement Netanyahu est le fait de croyances religieuses, c'est alimenter la rhétorique des oppresseurs, comme démontré plus haut.
La neutralité comme troisième voie n'est pas une option. Si elle ne finit peut-être pas aux côtés des génocidaires sur les bancs des accusés dans les tribunaux de Nuremberg, elle a malgré tout davantage un parfum de potence que d'innocence. Aujourd'hui, en tout cas, elle marche de concert avec ceux qui, quel que soit leur bord politique, soutiennent le gouvernement israélien dans son crime contre l'humanité.
L'Arabe qui cache la forêt
Je ne suis pas pro-palestinien, je ne suis pas pro-israélien, je suis pro-vérité et je suis pro-justice. Si la vérité est du côté israélien, je soutiendrai Israël. Si la justice est du côté israélien, je soutiendrai Israël. Et il en va de même pour les Palestiniens. J'ai passé une grande partie de ma vie d'adulte (...) à faire des recherches, à étudier le conflit israélo-palestinien et j'en suis arrivé à la conclusion, à la fin de ces recherches, mais dès le début, que les arguments avancés par Israël pour justifier ses crimes sont en grande partie des fabrications, des déformations et des distorsions.La nature et la signification des opérations israéliennes à Gaza sont cristallines. Leur véritable cause est de peu d'importance finalement, tant nous oscillons entre vérité et mensonges. La vérité, c'est l'histoire d'avant le 7 qui nous l'enseigne, le mensonge, nous savons dores et déjà que le gouvernement israélien le pratique sans limites. Qu'on accepte où pas les faits ayant eu lieu ce jour-là tels que relatés par lui et repris par nos médias, qu'ils s'approchent du discours officiel ou qu'ils en soient éloignés, qu'ils aient eu lieu tels quels ou qu'ils aient été mis en scène, qu'ils soient arrivés à point nommé pour un gouvernement en difficulté face à des manifestations populaires et pour son chef accusé de corruption ou qu'elles aient représenté une occasion en or de se refaire en mettant la main sur d'autres territoires, ça n'aurait changé en rien le destin du peuple palestinien et le sort de Gaza : tôt ou tard, Israël aurait mis ses projets actuels à exécution, avec ou sans motif. A contrario, il nous paraît essentiel de mettre en évidence une conviction de plus en plus encombrante. Derrière ce crime contre l'humanité commis en direct sur tous les écrans du monde entier dont une partie pourtant ultra-minoritaire mais au pouvoir de nuisance inversement proportionnel se gargarise, se tient ce que toutes les accusations d'antisémitisme ne peuvent dissimuler : le prolongement d'une persécution qui dure depuis 75 ans et qui s'est étendue au reste du Proche-Orient, de la première guerre du Golfe, en passant par l'Afghanistan, l'Irak, la Syrie et la Libye. Ce n'est qu'une longue suite de destructions qui ont laissé derrière elles des chaos indescriptibles, poussant à l'exil des centaines de milliers de personnes, peut-être des millions, vers les côtes paisibles de l'Europe de l'Ouest et l'Amérique d'où furent pourtant fomentées ces guerres.
Norman Finkelstein, politologue américain
En France, le récit d'un antisémitisme endémique mais en réalité anecdotique et maintenu entre la vie et la mort dans une sorte d'acharnement thérapeutique par un écosystème politico-médiatique sans scrupules, copain comme cochon avec des groupes d'intérêts pro-israéliens particulièrement actifs, est devenu l'argument de vente numéro un de la destruction de Gaza. Quiconque s'y oppose, même avec les plus extrêmes précautions pour Israël est étiqueté antisémite notoire. Le souvenir traumatisant de la France vichyste qui a tant fait pour plaire au Troisième Reich et qui aujourd'hui repeindrait le peuple français comme congénitalement antisémite devrait plutôt servir à dépoussiérer une vieille évidence : ses élites et ceux qui les servent ont toujours été prompts à se soumettre au plus fort, qu'il soit envahisseur nazi ou impérialiste américain, et cela sans la moindre considération pour les vies humaines. Le portrait de Gaza et des calamités qui s'abattent sur elle par les faiseurs d'opinion cache, en France, la continuité naturelle d'une islamophobie systémique qui est en vérité une haine systémique anti-arabe. Toute velléité de porter le débat sur la religion musulmane conduit aux mêmes travers que d'associer judaïsme et politique israélienne.
À Paris, la manifestation du dimanche 12 novembre 2023 avait un petit air de déjà-vu et rassemblait en tête de cortège les mêmes partners in crime3 qu'en 2015. Solennelle, elle hurlait son hypocrisie (et ses injures à tout porteur ou toute porteuse d'une pancarte trop pro-palestinienne). Cette union sacrée a enfin trouvé son apothéose : tout le spectre politique français, à l'exception de la vraie gauche qui se reconnaîtra, cornaqué par les garde-chiourmes du sionisme en France, bras dessus, bras dessous avec l'extrême-droite née des cendres de la collaboration pétainiste et anti-juive... contre l'antisémitisme. Et l'islamo-gauchisme, son vrai cœur de cible. Cette instrumentalisation des Juifs de France et de la Shoah a dû faire se retourner dans leurs tombes les millions de déportés morts dans les camps.
Mais qu'ils ne se méprennent pas : ceux qui soutiennent ou applaudissent le gouvernement israélien aujourd'hui sont de la même trempe que ceux qui à Drancy ont fermé les portes des wagons en partance pour Auschwitz ou Sobibor.
Épilogue
Écrite en 1917 par Lord Balfour, alors Secrétaire d'État aux affaires étrangères britannique et destinée à Lord Rothschild, éminent argentier sioniste et dans laquelle il se déclare en faveur de la création d'un état juif en Palestine, la Déclaration éponyme semble aujourd'hui une ironie de l'histoire au regard des projets de l'actuel gouvernement anglais de déporter les migrants, autres indésirables, sous les cieux rwandais. Une vieille lubie so British ? En tout cas, l'idée de déménager les Juifs fut un temps aussi dans les tiroirs d'Hitler... à Madagascar, à ce qui se raconte...
Notes :
(1) Je ne saurais trop recommander de regarder La Conférence, film allemand de 2022, qui reconstitue fidèlement la Conférence de Wannsee durant laquelle les dignitaires du régime Nazi planifièrent la mise en œuvre de la Solution Finale.
(2) Quelques jours plus tard, il a tout de même revu sa position en appelant à un cessez-le-feu.
(3) L'expression anglophone partners in crime n'existe pas en français telle quelle, partenaires de crime. Elle est traduite par complices mais ça n'a pas à mes yeux la même saveur.
Commentaires des Lecteurs
donc GAZA après WARSHAW...