Traduit par Infosyrie.fr, via Silvia CattoriÀ Jisr al-Choughour un charnier a été mis à jour d’où ont été extraites les dépouilles de dix soldats que les assaillants avaient mutilés.
La journaliste anglo-libanaise Hala Jaber, correspondante du journal britannique The Sunday Times se trouvait en Syrie, fin juin. Elle témoigne ici sur ce qu'elle a constaté durant son passage à Damas et dans le nord-ouest du pays. Ce qu'elle décrit va dans le sens opposé de tout ce qu'affirment les puissances occidentales et nos médias. Son témoignage, sans nier les victimes des violences gouvernementales, confirme ce que nos interlocuteurs en Syrie nous disent depuis des mois : que la Syrie est mise à feu et à sang non pas par les troupes du régime d'Assad mais par des bandes armées, par des provocateurs qui font dégénérer les manifestations pacifiques. - S. CattoriIls sont venus par milliers marcher pour la liberté à Ma'rrat al-Nu' man, une petite ville misérable entourée de champs de camomille et de pistaches dans la région troublée du nord-ouest de la Syrie. La manifestation a suivi une routine devenue familière à tous ceux qui y participent chaque vendredi depuis 11 semaines, et pourtant y participer cette fois requérait un courage extraordinaire.
La semaine précédente quatre manifestants ont été tués en tentant de bloquer la route principale reliant Damas et Alep, la plus grande ville du pays. Et la semaine d'avant, quatre autres avaient été tués.
Les habitants de Ma'rrat étaient à ce point furieux du sang versé par les mukhabarat - membres de la police secrète -, que des intermédiaires avaient proposé un accord aux deux camps. Quatre-cents membres des forces de sécurité avaient été retirés de Ma'rrat, en échange de la promesse d'une manifestation calme. Les forces restantes, 49 policiers et 48 réservistes, étaient confinés dans une caserne près du centre-ville. Mais au moment où quelque 5'000 manifestants non armés parvenaient à la place principale, ils avaient été rejoints par des hommes munis de pistolets.
Au début, les chefs tribaux conduisant la marche ont pensé que ces hommes étaient venus armés pour se défendre si jamais une fusillade éclatait. Mais quand ils ont vu d'autres armes - des fusils et des lances-roquettes manipulés par des types barbus à bord de voitures ou de pick-ups sans plaques d'immatriculation - ils ont compris que des incidents étaient à venir.
La violence a éclaté alors que les manifestants approchaient de la caserne, où les policiers s'étaient barricadés. Quand les premiers coups de feu ont éclaté, les manifestants se sont dispersés. Quelques policiers ont pu s'enfuir par une porte à l'arrière de la caserne ; les autres se sont retrouvés assiégés.
Un hélicoptère militaire est envoyé en renfort. « Il s'en est pris aux hommes armés pendant plus d'une heure » a dit un témoin, un chef tribal. « Il les a contraints à utiliser contre lui le plus gros de leurs munitions pour soulager les policiers encerclés dans le bâtiment. »
Certains des hommes armés ont été atteints par les balles tirées de l'hélicoptère. Quand celui-ci s'est retiré, la foule s'est mise à attaquer la caserne. Une fusillade enragée s'en est suivie. Bientôt, quatre policiers et 12 assaillants étaient morts ou mourants. 20 autres policiers étaient blessés. Leur caserne était mise à sac et incendiée, en même temps que le tribunal et le poste de police.
Les policiers qui avaient échappé à l'attaque du 10 juin ont été cachés dans les maisons des familles qui avaient manifesté un peu plus tôt, selon le témoignage de ce chef tribal. Lui, ses fils et ses neveux ont récupéré 25 hommes et les ont conduits jusqu'au QG de la police d'Alep.
Vendredi dernier j'observais la dernière manifestation pour la démocratie à Ma'rrat. Seulement 350 personnes étaient présentes, pour la plupart des jeunes gens à moto qui fonçaient sur la grand-route vers une ligne de blindés garés au milieu de bosquets d'oliviers. Parmi ces irréductibles se trouvaient des militants barbus. Ils ont alors provoqué les militaires à grand renfort d'injures, qui les ont accueilli avec un grand stoïcisme. Les gens du coin m'ont dit que les blindés n'avaient pas bougé depuis qu'ils avaient pris position 10 jours plus tôt.
La raison de cette faible participation à la manifestation a bien été comprise par les chefs tribaux qui avaient organisé les précédentes marches, et qui espéraient qu'une réforme politique finirait par apporter l'argent du gouvernement à leur ville oubliée de 100'000 habitants. Des milliers de gens ordinaires qui les avaient soutenus préféraient désormais rester chez eux de peur que des éléments armés provoquent de nouveaux affrontements.
Des infos faisant état d'hommes armés tirant au milieu de manifestations dans au moins quatre villes semblent marquer l'émergence d'une nouvelle source de trouble dans un pays déjà déchiré par trois mois de troubles qui ont causé la mort de presque 1'400 personnes, et pas mal d'inquiétude chez ses voisins, d'Israël à la Turquie.
Des activistes interrogés la semaine dernière par le Sunday Times craignaient que ces hommes en armes - dont un certain nombre de djihadistes - divisent l'opposition et donnent aux forces de sécurité syriennes un prétexte pour continuer à tire sur leur propre peuple.
Je suis arrivé à Damas mardi dernier, le premier journaliste occidental à entrer en Syrie avec l'assentiment des autorités depuis que les troubles ont débuté. De hauts responsables m'avaient promis que je pourrais me déplacer et travailler librement.
Histoire de les mettre à l'épreuve, je me suis entretenu avec des figures de l'opposition et des militants aussi bien qu'avec des membres du gouvernement de Bachar al-Assad. J'ai trouvé un pays dont l'ardente population est de plus en plus déterminée à assurer un changement, et dont les dirigeants semblent ne pas savoir comment lui répondre.
Ce n'est pas, je le précise, grâce à des sources gouvernementales que j'ai pu établir la présence d'extrémistes, mais grâce à des personnalités de l'opposition et à mes propres yeux.
Dans les souks et les cafés de la vieille capitale, la vie et le travail continuent comme en temps normal. Le fait nouveau qui m'a frappé c'est que, pour la première fois en plus de 20 ans de visites en Syrie, j'ai entendu des officiels reconnaître leurs erreurs. Les critiques allaient de la corruption gouvernementale jusqu'aux meurtres de civils par les forces de sécurité.
« Ils ont vu des manifestants, par centaines et par milliers, scander des slogans anti-gouvernementaux ou déchirer des photos d'Assad - quelque chose qui il y a quelques mois seulement auraient conduit les gens en prison - et ils réagissent de façon disproportionnée, en tirant au hasard » reconnaît un responsable de la sécurité.
La tuerie pourtant a continué durant les manifestations de vendredi, où 20 personnes ont été tuées, la plupart dans la ville de Kiswa, au sud de la capitale. Deux autres y sont mortes lors de funérailles, et trois à Damas.
Les manifestants de Kiswa brandissaient un grand drapeau syrien pour monter qu'ils associait leur protestation et le patriotisme. Cinq jeunes gens donnaient les slogans et, selon des témoins, l'atmosphère était presque, pendant quelques brèves minutes, celle d'un carnaval.
Mais en moins d'une demi-heure des membres des forces de sécurité vêtus de blousons de cuir et armés d'AK 47 sont arrivés. Les protestataires ont répondu en maudissant le nom de Maher al-Assad, frère du président, décrié pour les pires atrocités commises pendant la répression.
Les cris de « On n'a pas peur de vous ! » ont été bientôt recouverts par les tirs des Kalashnikovs et des pistolets, selon un témoin. « En quelques minutes à peine j'ai vu 10 manifestants par terre, saignant abondamment » dit-il. « J'ai vu un enfant couvert de sang. » Hassan Sheeb, un enfant de 13 ans, serait mort de ses blessures peu après. Des hommes criaient « Oh mon dieu ! » tandis que des femmes hurlaient aux fenêtres. « À un moment j'ai cru que je mourrais et que je ne reverrai jamais ma famille » dit le témoin. « J'ai entendu les balles et senti le gaz lacrymogène. C'était dur de vivre ça en voyant trois jeunes gens baigner dans leur sang. »
Les images de ces manifestants ensanglantés emportés par leurs amis ont suscité d'avantage d'émotion que des scènes identiques observées dans d'autres pays du Proche-Orient pendant le printemps arabe. La Syrie a un rôle central dans nombre des questions génératrices d'instabilité au Proche-Orient. Alliée loyale de l'Iran, elle soutient le Hezbollah au Liban et le Hamas dans la bande de Gaza. Le chaos en Syrie, qui a des frontières avec l'Irak, le Liban, la Turquie, la Jordanie, et Israël, signifie le désordre dans toute la région. La semaine dernière les États-Unis exprimaient leur préoccupation à propos d'informations selon lesquelles la Syrie acheminait des troupes sur la frontière turque, que plus de 12'000 personnes ont franchie pour fuir les violences. Hillary Clinton a dit qu'à moins que les forces syriennes cessent immédiatement leurs attaques, « nous verrions bientôt une escalade militaire dans la région. »
Alors que les funérailles des 14 victimes de Kiswa se déroulaient hier, l'atmosphère restait tendue dans la ville. Les manifestants rejetaient toute idée que des djihadistes armés aient pu provoquer les forces de sécurité dans des manifestations, ici ou n'importe où en Syrie. « Le régime continue d'affirmer que nous sommes des groupes armés, salafistes ou criminels » dit un étudiant de 25 ans. « Je demande à tout le monde de venir et de voir si nous brandissons un seul couteau, un seul bâton dans nos manifestations. »
Certaines personnalités de l'opposition ont de bonnes raisons d'être en désaccord avec le régime. Mohamed Salid Hamadah, 44 ans, est un journaliste qui a été emprisonné pour avoir critiqué le gouvernement. Hamadah et sa femme, Um Joud, comptaient parmi les premiers protestataires à Damas. Le père d'Um Joud a passé 31 ans en prison pour s'être opposé au père de Bachar, Hafez el-Assad, qui a dirigé le pays de 1971 à 2000.
Le mois dernier, Hamadah s'est rendu à Ma'rrat al-Nu'man, sa ville, pour y observer le mouvement de protestation et il s'est aperçu qu'il n'avait pas de chefs. Il a alors créé un groupe d'intellectuels à Damas pour encadrer les manifestations et s'assurer qu'elles ne tombent pas sous la coupe de militants armés.
Le 10 juin, jour de l'attaque de la caserne de Ma'rrat, Hamadah a vu plusieurs grands véhicules sur la grand-route. Selon lui, chacun contenait au moins six hommes en armes, certains parlant dans des talkie-walkies. Après que les violences se fussent achevées, Hamadah se trouvait en voiture près de la ville, vers minuit, quand un éclair aveuglant l'a forcé à s'arrêter. Des hommes armés ont alors entouré le véhicule et lui ont demandé ses papiers, puis lui ont passé un bandeau sur les yeux, lui ont lié les mains dans le dos et les pieds ensemble et l'ont jeté dans le coffre d'une voiture. Après un voyage de 20 minutes, il a été traîné dans dans un immeuble avec un escalier très raide, pour être finalement informé qu'il se trouvait aux mains de la « section des interrogatoires révolutionnaires de Syrie. »
Hamadah dit qu'il a été frappé dans le dos avec des câbles électriques et traité de « chien » pour avoir donné des consignes en faveur d'une protestation pacifique. « Tu dis au peuple de ne pas combattre l'armée quand elle attaque » lui reprochait son interrogateur. « Ce n'est pas l'armée de la Syrie, c'est l'armée de Bachar, et nous voulons la brûler et la tuer par le fer et par le feu. »
Hamadah a subi d'autres tortures. Du plastique brûlé a été égoutté sur son dos, ses cuisses et ses hanches. On l'a aussi électrocuté par ses doigts de pied. Parmi la liste des contacts de son mobile, ses agresseurs ont trouvé le nom « George ». Ce qui lui a valu une raclée supplémentaire pour avoir fréquenté « un infidèle chrétien, un croisé et un porc ! » Hamadah a été averti que s'il s'avérait être membre de la minorité alaouite qui constitue l'élite dirigeante syrienne, sa petite fille serait découpée en morceaux sous ses yeux. Finalement, il s'est retrouvé pendu la tête en bas pendant que des électrodes étaient appliquées sur son dos et ses fesses. « La douleur était effroyable et j'ai hurlé puis perdu conscience, puis j'ai été ranimé avec de l'eau froide. Ils m'ont forcé à rouvrir les yeux et ont jeté du sel dessus. »
Au bout de sept heures Hamadah a été ramené à sa voiture. Ce week-end il a résolu de continuer à travailler pour les opposants pacifiques en dépit des menaces de ses ravisseurs qui, il insiste, étaient bien des djihadistes. « Je refuse pareille alternative pour mon avenir et celui de mes enfants ! » dit-il.
Le risque d'un regain d'activisme islamiste préoccupe ceux qui ont vu des insurgés armés ou regardé des vidéos les montrant en train de décapiter des membres des forces de l'ordre ou de mutiler leurs cadavres. Certains analystes syriens pensent que la haine des extrémistes sunnites pour les Alaouites et les chrétiens peut conduire à la fracture du pays sur des bases religieuses, déclenchant ainsi une guerre civile sur le modèle de celle qui a dévasté le voisin du sud, le Liban.
Ce qui est certain c'est que la plupart des protestataires sont des gens ordinaires qui n'ont rien à voir avec des extrémistes religieux, et que beaucoup de sang innocent a été versé sans nécessité.
Au cours de la journée la plus sanglante du soulèvement, voici trois semaines, plus de 50 personnes ont été tuées par les forces gouvernementales dans la ville de Hama - théâtre en 1982 du massacre de 10'000 à 20'000 insurgés de la confrérie des Frères musulmans, quand le père de Bachar était président. Selon des sources officielles, les derniers tirs sont intervenus quand les forces de l'ordre ont été prises en sandwich entre deux groupes de manifestants. Un responsable a prétendu qu'après qu'un manifestant a tiré en l'air, les forces de l'ordre ont reçu l'ordre de retenir leur feu. Mais quand d'autres tirs ont suivi, objectivement dirigés contre elles, elles ont tiré sur la foule.
Deux jours plus tard, l'officier responsable de cette bavure a été arrêté avec 19 autres policiers. Ils sont toujours en prison, et Bachar al-Assad s'est dit déterminé à ce qu'ils comparaissent devant un tribunal.
Lundi dernier, dans sa troisième intervention depuis le début des troubles le 15 mars, le chef de l'État a promis des réformes, un dialogue national, des modifications dans la constitution et la punition des responsables corrompus. Presqu'un million de partisans du régime auraient manifesté pour approuver ce discours, tandis que le mouvement contestataire le rejetait catégoriquement. Et que d'autres parlaient de changer le système mais pas nécessairement le chef.
Au contraire de la Tunisie, de l'Égypte, de la Libye et du Yémen, la Syrie n'a pas vu la défection de membres importants de ses élites militaire, politique ou diplomatique. Les analystes syriens ne voient pas de menace immédiate sur le régime, mais l'incapacité à insuffler des réformes pourrait encourager des éléments armés, dont les djihadistes, à exploiter la frustration populaire. Les opposants plus modérés insistent sur le fait qu'ils ne permettront pas que la sécurité intérieure du pays soit mise en péril de cette façon.
Hala Jaber est une journaliste libano-britannique. Née en Afrique de l'Ouest, elle écrit actuellement pour le journal britannique The Sunday Times. Elle a été nommée journaliste de l'année 2003 par Amnesty International, et elle a été désignée Correspondant étranger de l'année à la cérémonie des British Press Awards en 2005 et 2006 pour sa couverture de la guerre en Irak. Elle a co-remporté le Prix Martha Gellhorn pour son travail en Irak en 2007. Elle a publié deux livres : Hezbollah : Born With a Vengeance, en 1997, et The Flying Carpet to Baghdad : One Woman's Fight for Two Orphans of War, en 2009.
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