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Ziad Takieddine, Dominique Desseigne et Thierry Gaubert© Photo Mediapart
Il s'agit d'une très mauvaise nouvelle pour l'Elysée. A l'issue de plusieurs heures d'audition par le juge Renaud Van Ruymbeke, l'homme d'affaires Ziad Takieddine, dont Mediapart a dévoilé cet été l'étendue des liens avec l'entourage présidentiel, a été mis en examen, ce mercredi, pour «complicité et recel d'abus de biens sociaux» dans le cadre du volet financier de l'affaire Karachi. Il a également été placé sous contrôle judiciaire, lui interdisant de quitter le pays - son passeport lui a été retiré - et d'entrer en contact avec les autres protagonistes de l'affaire.

Le juge a également décidé d'une saisie des biens de sociétés appartenant à M. Takieddine (dont ce dernier dit ne pas être le détenteur), a assuré à l'Agence France-Presse (AFP) son avocat, Me Ludovic Landivaux.

Jeudi dernier, un nouveau témoin a révélé aux policiers de la Division nationale des investigations financières (Dnif) avoir eu connaissance de transports de fonds opérés au milieu des années 1990 par l'homme d'affaires franco-libanais avec deux proches de Nicolas Sarkozy : Thierry Gaubert, son ancien collaborateur à la mairie de Neuilly, au ministère du budget et au ministère de la communication ; et Nicolas Bazire, l'ancien directeur de cabinet d'Edouard Balladur à Matignon et témoin de mariage du chef de l'Etat avec Carla Bruni.

Selon ce témoin, Thierry Gaubert a accompagné à plusieurs reprises M. Takieddine dans un établissement bancaire suisse pour y retirer des fonds, remis à Paris à Nicolas Bazire, qui occupait également les fonctions de directeur de campagne d'Edouard Balladur en 1995. Les espèces auraient été transportées dans de volumineuses valises.

Egalement entendue par les policiers, Nicola Takieddine, l'épouse du marchand d'armes, s'était longuement expliquée, le 30 août, sur le patrimoine et les relations politiques de son mari.

Les enquêtes financières conduites par le juge Van Ruymbeke convergent aujourd'hui pour désigner M. Takieddine comme un acteur central du financement occulte de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur. A partir de 2002 et jusqu'à 2009, l'homme d'affaires, proche de Claude Guéant, Brice Hortefeux, Jean-François Copé et Thierry Gaubert, s'est ensuite installé comme l'un des émissaires du clan Sarkozy auprès de plusieurs hauts dirigeants arabes.

Selon les documents rassemblés par Mediapart, il a ainsi encaissé d'importantes commissions occultes de Total et du groupe Bull pour des marchés en Libye.

L'enquête du juge Van Ruymbeke, commencée il y a un an en marge des investigations de la justice sur l'attentat de Karachi, a d'ores et déjà pu établir que Ziad Takieddine avait été étrangement imposé par le gouvernement Balladur dans les négociations financières des marchés d'armement Agosta (la vente de sous-marins au Pakistan) et Sawari 2 (la vente de frégates à l'Arabie saoudite), signés fin 1994.

Le rôle de Nicolas Sarkozy

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Ziad Takieddine (photo) et ses associés s'étaient alors vu promettre 33 millions d'euros de commissions occultes dans le dossier des sous-marins pakistanais. Pour ce qui est des frégates saoudiennes, l'enveloppe des commissions promises était nettement plus fournie, s'élevant à 213 millions d'euros, comme le prouvent plusieurs documents que nous avons mis en ligne le 6 septembre.

Après la remise en cause de l'ensemble de ces contrats en 1996 par le pouvoir chiraquien, puis un règlement amiable survenu en 1997, M. Takieddine a reçu 91 millions d'euros sur le marché de ventes des frégates. Les commissions du contrat pakistanais avaient quant à elle été versées fin 1994-début 1995, avant l'oukase chiraquien, quasiment en intégralité (80%, soit 28 millions d'euros).

Le juge étant saisi des faits d'abus de biens sociaux et de recel de ces sommes, indûment versées, la convocation de Ziad Takieddine pouvait logiquement conduire à sa mise en examen. D'autant que le patrimoine de l'homme d'affaires (appartements à Paris, yacht, villas au cap d'Antibes...) a été acquis grâce à ces fonds suspects. Une des raisons qui explique vraisemblablement sa dissimulation à l'administration fiscale depuis de longues années.

Me Pardo, son avocat, s'attendait à une «audition technique». «Cela fait sept mois que l'on demande à être entendu. Pour lui, c'est hyper important», a-t-il ajouté.

L'enquête sur ces marchés d'armement s'avère d'autant plus sensible que Nicolas Sarkozy a validé, en tant que ministre du budget du gouvernement Balladur, les dispositifs financiers ayant conduit au paiement des intermédiaires et du plus important d'entre eux, Ziad Takieddine. D'après un document saisi par les polices française et luxembourgeoise, M. Sarkozy a, de surcroît, supervisé depuis Bercy la création, fin 1994, d'une société-écran au Luxembourg, Heine, dédiée aux versements des commissions occultes sur le Pakistan.

Alors que l'entourage direct de Nicolas Sarkozy est dans la ligne de mire des juges, le livre de Pierre Péan La République des mallettes (Fayard), en librairie aujourd'hui, révèle un témoignage inédit sur la possible implication directe de l'actuel chef de l'Etat dans un transport de fonds en février-mars 1995.

Michel de Bonnecorse, ex-ambassadeur de France auprès de l'ONU à Genève et ancien conseiller «Afrique» de Jacques Chirac, affirme avoir alors recueilli les confidences de deux banquiers français installés en Suisse - qui ne se connaissaient pas - selon lesquels Nicolas Sarkozy, venu participer à un meeting de soutien au candidat Balladur, aurait opéré lui-même des sorties d'argent en espèces.

« Des valises de billets étaient sorties ce jour-là de leur banque et il n'y aurait pas eu de problème pour les rapporter en France (...) Nicolas Sarkozy, alors ministre du budget, s'était déplacé escorté de policiers et avait emprunté la sortie française de l'aéroport de Genève. C'est ainsi qu'il était revenu dans l'Hexagone », relate Pierre Péan dans son ouvrage.

Le rôle de Nicolas Bazire

Au début de l'été, les juges ont clairement orienté leur enquête sur l'entourage du président de la République. Ainsi, Thierry Gaubert, qui fut le directeur de cabinet de l'ancien président des Caisses d'épargne, a vu son domicile et ses bureaux perquisitionnés, le 5 juillet, par les policiers.

D'après nos informations, ces derniers ont trouvé à cette occasion des documents relatifs à un compte ouvert dans un établissement bancaire des Bahamas, l'un des paradis fiscaux de l'archipel des Caraïbes. Joint à plusieurs reprises ces dernières semaines par Mediapart, M. Gaubert, qui n'a pas fait mystère de ses liens avec M. Takieddine, n'a toutefois pas souhaité s'exprimer sur l'enquête du juge Van Ruymbeke.

Thierry Gaubert doit par ailleurs comparaître prochainement dans une affaire de détournements présumés au 1% logement devant le tribunal correctionnel de Nanterre.

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Le rôle de Nicolas Bazire (photo) est, quant à lui, déjà apparu dans les investigations relatives au financement de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur, qu'il a dirigée. N. Bazire

Les documents et témoignages accumulés par les juges ces derniers mois ont confirmé d'importants dépôts d'argent liquide sur l'un des comptes de campagne d'Edouard Balladur, ouvert dans une agence du Crédit du Nord. Selon un décompte des policiers, 15 millions de francs, dont un dépôt unique de 10 millions le 26 avril 1995, ont atterri dans les caisses de l'Aficeb, l'association de financement du candidat.

En outre, M. Bazire a personnellement rencontré à plusieurs reprises, en 1994 et 1995, les intermédiaires dans les ventes d'armes en tant que directeur de cabinet du premier ministre.

Contacté par Mediapart, Nicolas Bazire, aujourd'hui n°2 du groupe de luxe LVMH, appartenant à Bernard Arnault, n'a pas donné suite à notre demande d'entretien.

L'an dernier, devant la mission d'information parlementaire sur l'affaire de Karachi, il avait démenti tout financement occulte de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur. « Je juge probable le versement de commissions à la signature, mais impossible, car immoral et inutile, le versement de rétrocommissions. Les scénarios évoqués par la presse de versement en espèces de rétrocommissions sont totalement incroyables », avait-il déclaré devant les députés.