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Fonctionner à l'instinct vous fait commettre plus d'erreurs. Crédit Reuters
Dans son dernier ouvrage, Thinking, Fast and Slow, Daniel Kahneman le père de l'économie comportementale déboulonne les derniers mythes de l'homo economicus rationnel et raisonnable. Et si la science nous montrait que nous n'étions pas si doués de raison...

Non content d'être considéré comme l'un des pères de l'économie comportementale, avec son comparse Amos Tversky, et d'avoir reçu le prix de la banque de Suède en sciences économiques (l'équivalent d'un Nobel en économie) en 2002, Daniel Kahneman vient, à 77 ans, de publier un nouvel ouvrage : Thinking, Fast and Slow.

Et vous, êtes-vous plutôt du genre à penser vite, ou lentement ? Ne vous dépêchez pas pour donner la réponse. Car c'est bien comme ça que vous pourriez finir par vous tromper. L'ennui, c'est que nous avons deux façons de prendre une décision :
- Le premier système, appelé heuristique, simplifie le processus. C'est un outil cognitif qui nous permet d'aller plus vite, en se fiant à notre intuition.
- Le deuxième système, lui, nécessite du temps et de la concentration, mais évite les erreurs du premier système.
Pour faire simple, si l'on vous demande de multiplier 2 par 2, c'est le premier système qui va se charger de vous fournir la réponse en quelques dixièmes de seconde. S'il s'agit de multiplier 17 par 24, vous feriez mieux de prendre votre temps, et laisser le deuxième système prendre le relais.

Toute leur vie, Daniel Kahneman et Amos Tversky ont étudié la façon dont l'homme prend des décisions, en se basant systématiquement sur des exemples tirés de leurs propres expériences. "Les gens pensaient que nous étudions la bêtise. Mais ce n'était pas le cas. Nous nous étudions nous même."

L'un des exemples que Daniel Kahneman raconte dans son dernier ouvrage provient d'ailleurs d'une conversation avec sa femme. L'enjeu était de décider de quitter ou non la Californie pour vivre dans le New Jersey, sur la côte Est. Sa femme, opposée au déménagement, arguait que les gens sont plus heureux en Californie. Pourquoi ? A cause du climat. L'essentiel des Américains pensent les Californiens plus heureux grâce au soleil. Mais les Californiens, eux, ne se disent pas plus heureux que le reste des Américains.

Pourquoi se focaliser sur le climat, alors ? Parce la femme de Daniel Kahneman a préféré se focaliser sur un détail (où le temps est-il le plus agréable ?) plutôt que de répondre à une question difficile (qu'est ce qui fait que la vie est belle, en Californie ou ailleurs ?) Manque de chance, plutôt que de laisser tomber la question, son psychologue de mari en a fait une étude.

Si vous voulez découvrir vous aussi comment vous réfléchissez, faites le test proposé par Vanity Fair, inspiré des travaux de Daniel Kahneman.

Tout aussi époustouflant sont les exemples donnés par Dan Ariely lors d'une conférence TED. Lui aussi spécialiste de l'économie comportementale, il raconte sa surprise un jour en découvrant une offre d'abonnement au journal The Economist :
- un abonnement à la version web pour un an coutait 59 $
- un abonnement à la version papier coutait 125$
- un abonnement aux deux versions coutait lui aussi 125$
Qui pourrait bien décider de s'offrir un abonnement uniquement papier quand pour le même prix, on peut aussi obtenir l'accès au web ? Curieux, il pose la question à des étudiants. Évidemment, personne ne choisit la deuxième réponse. Mais le plus surprenant est à venir...

En effet, la majorité des étudiants décident de prendre la troisième offre, celle qui combine le web et le papier pour 125$. Dan Ariely décide alors de leur poser à nouveau la question, en enlevant la deuxième offre : ne restent plus que le web pour 59$ ou l'offre web et papier pour 125$. Cette fois, la majorité des étudiants décident de se contenter de l'offre à 59$. Pourquoi ? Parce que nous sommes influençables, tout simplement. Quand elle est inclut dans la liste, l'offre "papier" à 125$ met l'offre "papier+web" en valeur et incite les étudiants qui, sinon, n'auraient choisi que l'offre web, moins chère. "Nous ne sommes mêmes pas sûrs de nos propres préférences", en conclut Dan Ariely.

Regardez la conférence : l'exemple de The Economist arrive à 12'30, mais le reste de la conférence (en anglais) vaut lui aussi le détour.


Pourquoi se fait-on manipuler si facilement ? Pourquoi fait-on des choix si peu rationnels sans même s'en rendre compte ? Pour l'illustrer, Dan Ariely utilise des illusions d'optiques. Nous avons beau comprendre comment elles fonctionnent, notre œil se fait piéger à chaque fois. "On se sert de nos yeux en permanence, voir est ce pour quoi nous sommes le plus doué. Si on peut faire des erreurs de vision, on fait forcement des erreurs dans les domaines où nous sommes moins doués... comme la prise de décision financière."

C'est ce que montre d'ailleurs un article de Daniel B. Klein, intitulé "J'avais tort, vous aussi". Cet économiste, qui se décrit comme conservateur et libéral, a publié en 2010 un article dans le Wall Street Journal intitulé "Êtes-vous plus malin qu'un enfant de 10 ans ?". Il se basait sur les résultats d'une étude montrant que les gens se disant de gauche comprenaient moins bien l'économie que ceux de droite : soumis aux mêmes questions factuelles, ceux de gauche se trompaient bien plus souvent que ceux de droite.

Mais l'étude en question comportait un biais de taille : toutes les questions auxquels les candidats avaient dû répondre remettaient en cause des positions de gauche, sur l'Etat-providence, le salaire minimum ou l'immigration. Daniel Klein et Zeljka Buturovi, les auteurs de la première étude, se rendent compte de leur erreur et établissent une nouvelle série de questions, qui cette fois remettent en cause les positions de droite (la légalisation de l'avortement, le contrôle des armes, ou la législation sur les drogues). Daniel Klein admet alors avoir espéré que les conservateurs et les libéraux (« mon propre camp ! ») feraient mieux. Pas de chance, « ils sont tout aussi stupides quand leurs positions sont remises en question. »

Conclusion : nos choix, nos certitudes sont souvent erronées parce que trop rapides, trop biaisés, trop facilement influençables. Est-ce forcément une mauvaise chose ? Dans de nombreuses situations, fonctionner à l'instinct se révèle un gain de temps précieux. Mais comment ne pas être troublé par cette étude : des juges allemands à qui l'on a demandé de lancer un dé avant de prononcer une peine, ont spontanément ajusté la durée de la peine sur le résultat du dé...

Pour Dan Ariely, la conclusion est simple : si l'homme se perçoit comme un être doué de raison, un homo economicus rationnel, les spécialistes de l'économie comportementale eux le voit de cette manière :
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