Cet article est une adaptation de celui qui est paru dans le New Scientist, rédigé par Deborah Rogers, tête chercheuse à l'université de Stanford en sciences sociales. On sait que, sur un plan historique, l'Homme vit bon an mal an dans un modèle de société inégalitaire depuis au moins 5000 ans (au plus 12 000 ans, soit très peu par rapport à notre passé préhistorique). Les données archéologiques et anthropologiques semblent montrer que ce ne fut pas toujours le cas, bien au contraire.

Pour les petites communautés de chasseurs-cueilleurs, nomades donc, et durant des dizaines de milliers d'années, un modèle égalitaire prévalait. Bien avant que nous nous structurions en hiérarchies de domination, de richesses et de statut social, les tribus faisaient en sorte qu'il y ait un équilibre égalitaire et pour une bonne raison : survivre.

Le processus de décision était donc décentralisé et il n'y avait pas vraiment de chef. Cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas d'actes violents pour autant, mais que ces actes violents ne pouvaient déboucher sur une mainmise des richesses pour une bonne raison : il n'y avait pas grand-chose à acquérir pour asseoir sa domination (à part les femmes peut-être).

Ces petits groupes changeaient de place pour avoir de la nourriture. La taille des groupes était limitée. Surtout, il n'y avait pas de réel « surplus ». À tout moment, certains individus, puis d'autres, revenaient les mains vides et il fallait partager ce que d'autres membres avaient pu ramasser ou chasser.

L'accent était placé sur la coopération et le membre qui ne jouait pas le jeu pouvait risquer gros (être exclu du groupe par exemple). Les femmes avaient plus de pouvoir en raison de leur rôle majeur pour la survie du groupe. Deborah Rogers pense que la monogamie était la règle, mais il est possible que le fonctionnement fût plus « souple » que cela : il se peut qu'il n'y eût pas vraiment de père au sens strict, car tous les hommes étaient susceptibles d'être le père d'un enfant.

Les anthropologues du milieu du siècle dernier ont établi une nouvelle théorie sur l'inégalité, après que certains auteurs célèbres, Rousseau ou encore Marx par exemple, aient émis la leur. Il y a 10 000 ans de cela, pour des raisons pas encore tout à fait certaines, ou un mélange de facteurs, des populations situées au niveau du croissant fertile (près de la Mésopotamie), puis ailleurs un peu plus tard, ont commencé à se sédentariser et à pratiquer l'agriculture. C'est l'agriculture qui permet d'avoir un surplus (ce qui n'est pas consommé rapidement est gardé pour des jours plus difficiles) et son contrôle par certains individus permettait d'avoir un véritable et important pouvoir sur les autres.

En une image symbolique, les silos de grains devinrent nos « temples » et leurs gardiens, les « prêtres ». On ne sait pas bien pourquoi ce changement radical de vie et d'organisation s'est produit. Un scénario probable est une explosion trop soudaine de population. Un autre est la sédentarisation pour adorer religieusement un lieu. Ensuite, c'était l'engrenage. L'agriculture a appauvri en nutriments les humains (moins de diversité de nourriture) et les anthropologues et archéologues l'ont vérifié sur nos squelettes devenus plus faibles, mais ce changement a permis aux femmes d'avoir davantage d'enfants dans leur vie.

Bref, l'exploitation du pouvoir donné par le surplus et son commerce de plus en plus important n'a fait que renforcer l'inégalité au cours du temps : propriété privée, héritage, etc. Comment la stratification des sociétés a-t-elle fini par balayer les sociétés égalitaires bien plus stables ? Les chercheurs de l'université de Stanford ont réalisé des simulations pour en avoir le coeur net. L'accès inégal aux ressources est en effet intrinsèquement déstabilisant dans cette simulation. Cela accroît de manière significative l'extinction du groupe dans un environnement stable, en particulier lorsqu'une population de plus en plus réduite accapare de plus en plus de ressources sur le dos des autres (ce qui se passe actuellement dans nos économies modernes).

Cela peut sembler contre-intuitif, mais c'est justement l'effet déstabilisant qui pousse ces populations à s'étendre (migrer) pour rechercher davantage de ressources ! Comme ces populations, même sous-alimentées, sont bien plus nombreuses que les petits groupes nomades, ces derniers périssent ou sont intégrées (à la sauce Borg).

La simulation n'a pas tenu compte de migrations vers des lieux déjà occupés (par des sociétés égalitaires et nomades), mais l'hypothèse est facile à comprendre. Ce que l'on doit fondamentalement retenir de tout cela est que la structure inégalitaire ne s'est pas propagée parce qu'elle était meilleure pour la survie, mais tout simplement, car l'inégalité engendre une instabilité démographique qui produit à son tour des migrations et des conflits avec les autres peuplades égalitaires qui finissent par disparaître.

Les chercheurs se demandent carrément si la sélection naturelle ne travaille pas avec une direction constante dans les sociétés égalitaires par rapport aux inégalitaires. L'hypothèse de travail est que la société égalitaire promeut une sélection au niveau du groupe via la coopération, l'altruisme et une fertilité assez basse (donc une population stabilisée), tandis que la société inégalitaire va mettre en avant la sélection au niveau de l'individu via une fertilité élevée, l'agression et l'ascension sociale et autre caractéristiques d'individualités.

Ce que l'on doit avant tout retenir de tout ceci est que l'inégalité n'est pas une fatalité biologique a priori. On ne peut sûrement pas affirmer que cette inégalité va de soi et qu'elle nous est avantageuse. Il s'agit d'une caractéristique purement culturelle (et temporelle).

Pour aller plus loin: Marlowe, F. W. (2005), Hunter-gatherers and human evolution. Evol. Anthropol., 14: 54 - 67. doi: 10.1002/evan.20046