C'est l'histoire d'un type qui installe des tas de parasols dans son jardin. Son voisin vient lui demander pourquoi :
«- Pour empêcher les crocodiles d'entrer.
- Mais il n'y a pas de crocodiles dans notre région, ni même dans notre pays ! dit le voisin dépité.
- Tu vois, ma stratégie fonctionne ! »
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Le projet INDECT a pour objectif de développer des "solutions et outils de détection automatique des menaces" terroristes, criminelles et pédophiles, afin de prévenir, si possible, tout passage à l'acte.

Le combat est légitime, la rhétorique un peu moins (cf, à ce titre, L'internet et les « pédo-nazis », Internet, le meilleur du pire, et/ou L'enfer, c'est les « internautres »).

INDECT mobilise en effet des dizaines de chercheurs et scientifiques, subventionnés par l'Union européenne à hauteur de 10,9M€, afin de créer des systèmes informatiques suffisamment "intelligents" (sic) pour repérer les "comportements suspects" dans les images enregistrées par les caméras de vidéosurveillance, ainsi que dans les données et fichiers que nous échangeons sur l'Internet.

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Conscients du fait qu'ils pourraient en arriver à suspecter tout un chacun, et jeter l'opprobre sur des individus aux "comportements suspects" mais qui s'avéreraient tout à fait innocents, les promoteurs d'INDECT ont donc et aussi prévu de surveiller les traces exploitées par ces systèmes "intelligents", traçabilité destinée à protéger la vie privée de ceux qui sont surveillés, et donc potentiellement suspectés... La boucle est bouclée.

La blague sur le paranoïaque au parasol citée en introduction de ce billet est issue due n° 3 de VOX, le "magazine non-officiel libre et gratuit sur Anonymous", qui vient de publier un dossier très complet sur INDECT, ainsi que sur la vidéosurveillance en général, et la surveillance en entreprise en particulier.

En résumé : la surveillance généralisée de la population, au prétexte d'identifier les "comportements suspects", ne peut que déboucher sur une forme de suspicion généralisée de la population (voir aussi Vidéosurveillance ou vidéodiscrimination ?) :

Des Anonymous avaient lancé une première manifestation mondiale contre INDECT, fin juillet. Marco Malacarne, chef de l'unité « recherche sur la sécurité et le développement » au sein de la « Direction générale Entreprises et Industrie » de la Commission européenne leur avait répondu dans un message vidéo adressé aux Anonymous, expliquant qu'il ne s'agissait pour l'instant que d'un "projet de recherche", que "les préoccupations du groupe anonymous et de la société européenne sont tout à fait valables, applicables et pertinentes" et que toutes les informations relatives à INDECT étaient disponibles sur son site web.

"Il y a trop d'images de vidéosurveillance à surveiller"

Le site web de la commission européenne, de son côté, tient à préciser que, « contrairement à certaines allégations, il n'existe aucun projet de système de surveillance orwellien en Europe (et il n'y aura jamais de système INDECT centralisé à l'échelle européenne). » :
« Le projet INDECT tente de répondre à l'un des problèmes auxquels les policiers sont confrontés : il y a trop d'images de vidéosurveillance à surveiller.

INDECT permettra tout simplement d'améliorer les systèmes de vidéosurveillance locaux d'ores et déjà installés afin d'aider les officiers de sécurité à analyser la masse des images de vidéosurveillance, et améliorer leurs réactions lors des situations de crise (à l'occasion d'actes violents dans des transports en commun, situations de panique, hooligans jetant des objets). »
La page de présentation d'INDECT précise cela dit que le projet vise également à développer des « prototypes de dispositifs de traçabilité d'objets en mouvement (et) à la construction d'un moteur de recherche pour la détection rapide de personnes et documents (...) et la surveillance automatique et en continu de ressources publiques telles que » :
« sites web, forums de discussion, groupes usenet, serveurs de fichiers, réseaux P2P mais également systèmes informatiques individuels, afin de créer un système Internet de collecte de renseignement, à la fois passif et actif et démontrer son efficacité de façon mesurable » [c'est moi qui souligne, NDLR].
Les Anonymous n'ont guère été convaincus par les arguments de la Commission européenne. Un site web a été créé, NoIndect.fr, afin d'aider les internautes à alerter (en 1 minute) les 750 eurodéputés, et des dizaines de manifestations sont prévues ce samedi 20 octobre 2012, une #OpBigbrother qui se déroulera dans le monde entier.

Un "rideau de fer virtuel" en Europe ?

INDECT, doté d'un budget total de 15M€, n'est cela dit que la partie émergée de l'iceberg. Le volet sécurité du FP7, le programme de recherche et développement de la Commission européenne, finance en effet pas moins de 194 projets, dont 30 coordonnés par la France, ce qui en fait le pays en charge du plus grand nombre de ces projets de R&D.

Ces programmes, destinés officiellement à aider les forces de l'ordre et les autorités à mieux réagir aux situations d'urgence ou de crise, aux catastrophes naturelles ou aux éventuelles menaces nucléaire, bactériologique ou chimique, ne relèvent pas tous de logiques "sécuritaires".

L'intitulé et/ou le descriptif de plusieurs d'entre eux n'en démontrent pas moins qu'ils participent bien, à l'instar d'INDECT, d'une forme de généralisation, de banalisation et de systématisation des technologies de surveillance et de "détection préventive" des "comportements suspects"...

Où l'on découvre ainsi que des systèmes et technologies de surveillance, initialement conçues pour "sécuriser" les frontières de l'Europe et de l'espace Schengen, et refouler les "sans papiers", pourraient aussi être utilisés pour surveiller tout un chacun...

Petit florilège des programmes qui, à l'instar d'INDECT, sont subventionnés par la Commission européenne, et donc en notre nom :
ADABTS : Automatic Detection of Abnormal Behaviour and Threats in crowded Spaces (4,5M€). Algorithms will be developed that detect pre-defined threat behaviours and deviations from normal behaviour. For accurate and robust detection, data from audio and video sensors will be combined with context information.

ADVISE : Advanced Video Surveillance archives search Engine for security applications (4,2M€), qui a pour objectif de développer un système d'unification des données surveillées, afin de pouvoir en automatiser leur exploitation "intelligente".

ARENA : Architecture for the Recognition of thrEats to mobile assets using Networks of multiple Affordable sensors (4,8M€), censé concevoir un système flexible et mobile de surveillance, de reconnaissance et de détection des menaces.

CAPER : Collaborative information, Acquisition, Processing, Exploitation and Reporting for the prevention of organised crime (7,1M€), pour optimiser l'exploitation du renseignement de source ouverte, et notamment le web social et sémantique.

EFFISEC : Efficient integrated security checkpoints (16M€), pour contrôler "en profondeur" les voyageurs, à pied ou en voiture, leurs bagages et véhicules.

OPARUS : Open Architecture for UAV-based Surveillance System (1,4M€), architecture ouverte de surveillance maritime et aérienne de larges zones au moyen de drônes en Europe.

MOSAIC : Multi-Modal Situation Assessment & Analytics Platform (3,M€), censé développé des systèmes "intelligents" de capture et d'analyse distribués et multi-modaux de vidéos et textes en matière de reconnaissance, de détection, de géolocalisation et de cartographie des cibles à surveiller.

SAMURAI : Suspicious and abnormal behaviour monitoring using a network of cameras & sensors for situation awareness enhancement (3,7M€), destiné à développer des outils et systèmes innovants afin de vidéosurveiller individus, bagages et véhicules, ainsi qu'un système de détection des comportements suspects basés sur des caméras d'audiovidéosurveillance fixes mais également mobiles et portables ("wearable" -voir aussi Souriez, vous êtes audio-vidéosurveillés !).

SNIFFER : A bio-mimicry enabled artificial sniffer (4,8M€), destiné à améliorer le travail effectué par les chiens renifleurs en développant un système artificiel de reconnaissance olfactive de substances illégales et d'individus cachés dans les véhicules.

SUBITO : Surveillance of unattended baggage and the identification and tracking of the owner (3,9M€), pour automatiser l'identification et la détection en temps réel des bagages abandonnés, de ceux qui les ont laissé traîner, et de là où ils sont aller.

TASS : Total Airport Security System (15M€), censé combiner toutes les technologies disponibles afin de créer un système total de surveillance permettant de sécuriser en tout temps et en tout lieu les "labyrinthes" que constituent les aéroports.
Pour en savoir plus sur ce virage "neoconservateur" de la politique de l'UE en matière de sécurité, qualifié de rideau de fer virtuel européen par mon confrère Jerome Thorel, on se reportera également à l'impressionnant rapport de l'ONG Statewatch intitulé NeoConOpticon, ainsi qu'à EU Surveillance, le rapport d'Edri, qui fédère les ONG de défense des libertés et de la vie privée en Europe.

A noter, enfin, qu'on trouvera également dans ce n°3 de VOX un communiqué appelant les Anonymous à cesser toute action contre la pédophilie et la pédo-pornographie pour ne pas entrâver le travail des policiers ("ce n'est pas aux Anons de se substituer à la police"), ainsi qu'un guide juridique expliquant ce que vous risquez en participant aux actions d'Anonymous : jusqu'à 5 ans de prison et 75 000 € d'amendes en cas de participation à des attaques DoS ou défaçage visant des sites français, mais plus concrètement quelques mois de prison avec sursis, et une interdiction d'aller sur les salons de discussion Anonymous sur IRC, et "rien en pratique" si le site visé est à l'étranger.